Luc Nefontaine
Il y aura
bientôt dix
ans, nous avions demandé à Luc Nefontaine de nous
donner une vue d’ensemble sur une organisation catholique
dont on a entendu beaucoup parler mais qui reste largement méconnue.
Cela veut dire qu'il ne fera qu’évoquer certains aspects,
au détriment d’autres tout aussi importants. Aussi
bien, le lecteur qui voudrait en savoir plus lira - avec profit,
nous l'espérons - son ouvrage L’Opus Dei (Paris, Cerf, 1993) où il trouvera aussi une
bibliographie d’orientation.
L'Opus Dei et la franc-maçonnerie
L’Opus Dei intrigue, au même titre que
la franc-maçonnerie. Aux yeux du grand public, ces deux institutions
sont souvent perçues comme des soeurs ennemies qui ne s’affrontent
que parce qu’elles sont parentes et concurrentes. Et de relever
un goût commun pour le secret ou, à tout le moins,
pour la discrétion, un certain élitisme, un rôle
politique et social important - pour tout dire occulte -, un sens
de l’entraide et de la fraternité qui porte préjudice
à ceux qui n’en font pas partie et, le cas échéant,
qui se moque bien des lois, etc.
Opus Dei et franc-maçonnerie sont donc porteurs
d’une légende noire, générateurs de mythes
contribuant autant à leur attrait qu’à leur
répulsion auprès d’un public peu informé.
De chaque côté, on s’épie et on prête
à son adversaire des intentions qu’il n’a pas.
Chez les francs-maçons belges, français, italiens
ou espagnols (ceux que je connais le mieux), l’Opus Dei est
souvent vue comme une “ franc-maçonnerie catholique ”,
une maffia à la solde du pape. Et dans les rangs de l’Opus
Dei, on en reste souvent à des clichés vieux de cent
ans au moins : le complot maçonnique contre l’Eglise
catholique, l’antireligion, la subversion. Bref, de chaque
côté on se méconnaît et, ici comme ailleurs,
l’ignorance est la source de bien des préjugés.
Pourtant, on ne peut imaginer
deux institutions plus éloignées l’une de l’autre que l’Opus
Dei et la franc-maçonnerie et le rapprochement qui vient
d’être fait ne vise qu’à dénoncer
la puissance des images réductrices, le prêt-à-penser
si commode que l’on voit sévir dans bien des milieux,
à propos de beaucoup de questions. S’agissant de l’Opus
Dei, le danger guette ceux qui veulent la diaboliser ou l’idéaliser.
Un peu d’histoire
devrait suffire à la
voir telle qu’elle est
On peut d’abord définir l’Opus
Dei comme une institution de l’Eglise
catholique, c’est-à-dire comme une institution officiellement
reconnue par le Vatican et qui trouve sa place à la fois
dans les structures juridiques et apostoliques de l’Eglise
catholique romaine.. Plus précisément, depuis 1982,
l’Opus Dei est une “ prélature personnelle ”,
un statut prévu par un décret de Vatican II en 1965
mais décerné pour la première fois (et l’unique
à ce jour) à l’Opus par Jean-Paul II. Un statut
que les dirigeants de l’Opus ont voulu obtenir
pour mieux répondre à la vocation de leur institution
: en ne dépendant plus de la Sacrée Congrégation
pour les religieux, mais de celle pour les évêques,
l’Opus montre qu’elle n’est ni un ordre religieux,
ni même un tiers-ordre, et qu’il s’y trouve à
la fois des prêtres et des laïcs, hommes ou femmes, célibataires
ou mariés. L’Opus peut s’implanter partout mais
doit obtenir l’autorisation de l’évêque
du lieu pour pouvoir développer ses activités. En
pratique, l’Opus finit toujours par obtenir cette autorisation.
Mais il faut aller au-delà de cette définition
liminaire
et tenter de voir ce que l’Opus Dei représente
aujourd’hui
Son origine d’abord. Le 2 octobre 1928, un
jeune prêtre espagnol, Josémaria Escriva de Balaguer
(1), reçoit une révélation divine : il doit
encourager tous les hommes à devenir saints dans leur vie
de travail, dans leur vie quotidienne, sans quitter leur profession,
sans devenir religieux. Là se trouve le message central de
l’Opus Dei : l’appel de tout homme à la sainteté
au milieu du monde et plus particulièrement dans l’exercice
de la profession et dans le travail en général. Inspiration
fondamentale qui, effectivement, comme cela fut avancé à
l’origine dans certains milieux catholiques hostiles à
l’Opus, comporte des relents calvinistes... On ne peut rien
comprendre à l’Opus Dei si d’abord on ne voit
pas en elle une organisation portée par un idéal religieux,
même si ce dernier est critiquable à bien des égards. Le nom du mouvement est trouvé
rapidement, grâce au confesseur de Josémaria Escriva
qui demande à ce dernier : “ Comment va cette
oeuvre de Dieu ? ”. En latin, Opus Dei signifie Oeuvre
de Dieu. Dans les années trente, l’abbé
Escriva, aidé par une poignée de compagnons, va s’efforcer
d’implanter son mouvement à travers l’Espagne.
Dès les origines, le milieu étudiant et universitaire
constitue la cible privilégiée
de l’Oeuvre. Il en est toujours ainsi aujourd’hui.
Ceci répond à une stratégie
voulue : il s’agit d’abord de conquérir
les élites présumées, à charge pour
celles-ci de diffuser le message de l’abbé Escriva
dans tous les milieux, même non intellectuels. Et de fait,
l’Oeuvre va aussi créer à travers le monde,
outre des résidences d’étudiants sur les campus
universitaires, des centres de formation pour
ouvriers et agriculteurs et des écoles professionnelles.
Né en 1902, Josémaria Escriva meurt
à Rome en 1975, l’année de la mort de Franco.
Entre-temps, il sera devenu prélat du pape, un titre honorifique
qui lui donne l’occasion de se faire appeler “ Monseigneur ”.
Son successeur à la tête de l’Oeuvre sera Mgr Alvaro del Portillo, un disciple
de la première heure. Décédé le 23 mars
1994, Alvaro del Portillo a laissé la place à Mgr
Javier Echevarria, nommé par Jean-Paul II le 20 avril 1994.
On se trouve aujourd’hui, en 1995, en face d’une
institution forte
de près de 80 000 membres, avec seulement 2% de prêtres
environ. Si l’Oeuvre connaît un succès relatif
en Espagne, en Italie et en Amérique latine, il n’en
va pas de même dans nos pays : à peine 300 membres
pour la Belgique, un bon millier pour la France. Sans doute est-ce
parce que l’Opus véhicule un catholicisme de croisade,
de reconquista, et que cela
cadre mal avec nos mentalités de plus en plus marquées
par la tolérance, par l’esprit critique et par le
pluralisme.
Il y aurait beaucoup de choses à dire sur la
spiritualité propre à l’Opus Dei
Elle est fondée sur le travail. Mgr Escriva
avait coutume de résumer sa pensée en une trilogie
succincte : “ sanctifier le travail, se sanctifier dans
le travail et sanctifier par le travail ”. La sanctification
du travail suppose qu’il soit réalisé le plus
parfaitement possible, avec en constant point de mire la recherche
avouée de la perfection. Cette aspiration à un travail
sanctifié englobe toutes les activités laborieuses
de l’homme, pas seulement celles qui caractérisent
son état professionnel. Par le travail sanctifié,
l’homme peut aussi se sanctifier, c’est-à-dire
mettre en pratique la foi, la charité et l’espérance,
et bien d’autres vertus. Le travail est vu comme chemin de
sainteté. Pour le fondateur et ses disciples, c’est
même la seule voie possible qui mène à la perfection
chrétienne. Mais le travail ne permet pas seulement de se
sanctifier, il peut aussi conduire le chrétien à sanctifier
le monde, en particulier son entourage, ses amis, ses collègues,
ses parents. C’est l’apostolat par le travail.
La spiritualité du travail telle que proposée
par Josémaria Escriva doit être critiquée. Car
si la religion chrétienne voit dans le travail humain une
participation à l’oeuvre créatrice de Dieu et
dans le travail du Christ un modèle pour les travailleurs,
elle rappelle aussi que le travail est fait pour l’homme et
non l’homme pour le travail. Or, la spiritualité de
l’Opus ne s’engage pas plus avant que le rappel du lien
entre travail et sainteté. Il n’est rien dit de l’action
syndicale, du droit de grève, du droit au repos, de la justice
sociale, du chômage, des inégalités sociales,
etc. L’environnement socio-économique du travailleur
est négligé. Mgr Escriva feint d’ignorer que
le travail peut donner lieu à l’exploitation de l’homme
par l’homme, qu’il peut engendrer un univers inhumain
lorsqu’il est trop valorisé. Dans l’Opus Dei,
il y a certainement une hypertrophie de la place du travail dans
la vie de l’homme.
Le dolorisme
La spiritualité de l’Opus Dei est marquée
par le dolorisme, au sens où la souffrance et les pratiques
de mortifications sont recherchées en tant que moyen de progrès
spirituel. L’Opus recommande à ses membres les sacrifices
volontaires, les mortifications corporelles, un esprit de pénitence
permanent. Le port du cilice (ceinture de crin, de rude étoffe
ou de métal nouée autour des reins ou de la cuisse)
constitue pour beaucoup une pratique révoltante que l’Oeuvre,
au contraire, encourage au nom de la tradition de l’Eglise
catholique.
Mais l’aspect le plus révoltant de la
spiritualité de l’Opus Dei réside à mes
yeux dans l’obéissance et la mise en place d’une
direction spirituelle. Pour progresser dans sa vie religieuse, le
membre de l’Opus se choisit un directeur spirituel, un prêtre
chez qui il va régulièrement se confesser et s’entretenir
de ses progrès et de ses difficultés. Le lien qui
l’unit au directeur spirituel est très puissant car
il est fondé sur l’obéissance, qui prend des
allures de soumission et qui n’est pas dénuée
de cléricalisme.
Plus grave encore, l’obéissance au directeur
spirituel conduit à une mise en cause de l’esprit critique.
Cette critique de l’esprit critique est ainsi perceptible
dans le choix des lectures recommandées ou prohibées.
Naturellement, les livres de spiritualité et de prière
classiques, la Somme théologique de
Thomas d’Aquin, les écrits du fondateur (parmi lesquels Chemin, le best-seller de Mgr Escriva, sa méthode spirituelle
présentée en 999 maximes) doivent figurer en bonne
place dans la bibliothèque des membres de l’Oeuvre.
A l’inverse, la lecture de penseurs athées, hostiles
au christianisme ou au catholicisme romain, de romanciers ou essayistes
jugés légers est fortement déconseillée.
Le directeur spirituel s’en préoccupe.
L'Opus Dei n'est pas une secte…
La spiritualité de l’Opus suppose le
respect d’un “ plan de vie ” strict
: participation quotidienne à la messe, récitation
du chapelet, examen de conscience, confession hebdomadaire, retraite
mensuelle encadrée par des prêtres de l’Oeuvre.
Tout cela conduit à une religion vécue sur le mode
totalitaire, proche du sectarisme.
Certes, l’Opus Dei n’est pas une secte.
Elle comporte cependant des éléments sectaires importants.
On pourrait parler ici des cas de jeunes embrigadés dans
l’Oeuvre par des techniques proches du lavage de cerveau,
des cas de télescopage de l’autorité parentale,
de la discrétion pratiquée comme une technique d’apostolat,
des contributions pécuniaires attendues des membres, du peu
d’intérêt rencontré pour l’oecuménisme
et pour l’étude d’autres cultures et d’autres
religions, etc.
Il y a certainement un enfermement
sur soi qui conduit à dresser des barrières et à diviser plus qu’à
réunir tous les hommes, à commencer par les catholiques
entre eux, autour d’un projet commun.
Le vrai visage du catholicisme contemporain ?
Plus généralement, on peut se demander
si l’Oeuvre ne jette pas une lumière crue sur le vrai
visage du catholicisme contemporain. Certes, beaucoup de catholiques
ne se reconnaissent pas du tout dans le visage de leur religion
qui est présenté par la fondation de Mgr Escriva.
Mais le fait est que toujours l’Opus Dei a reçu le soutien des différents
papes. Le Vatican encourage l’Opus, parce que celle-ci fait
montre d’une fidélité sans failles au pontife
romain (en cela, l’Opus a remplacé l’ordre des
jésuites) et parce que ses membres pratiquent le catholicisme
intégral qui est celui de Jean-Paul II : accent mis sur la
théologie morale, goût prononcé pour la législation
canonique, mise en valeur de l’orthodoxie et des aspects dogmatiques
de la religion, infaillibilité papale étendue à
tous les actes du magistère, hostilité au laïcisme,
soumission à l’autorité, etc.
Sans doute l’Opus Dei représente-t-elle
une institution typique du catholicisme romain. Elle en est comme
la caricature. Elle montre ce qu’est vraiment le catholicisme
appliqué dans son intégralité et dans toute
sa rigueur. On comprend dès lors qu’elle dérange
une majorité de catholiques...
Luc Nefontaine, Revue
pluraliste Vivre 95/1
(1) Béatifié
ou canonisé* en 2003 - * La nuance nous échappe :o),
NDLR
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