Jacques Chopineau
Aujourd'hui
Nous vivons dans une société multiculturelle
et, donc, multi-religieuse. Il importe d'en mesurer toutes les
conséquences. Ce n'est pas encore fait, d'autant que certains
croient devoir s'en prendre aux religions, lesquelles seraient
un moteur de violence. Il faut dénoncer cette position erronée.
La violence fait partie des sociétés humaines et
la religion est parfois le seul frein à cette violence,
mais cette question importante n'est pas le propos des lignes qui
suivent.
Relevons seulement que nos
réflexes sont
souvent de ceux qui se perçoivent encore et toujours comme étant
au centre du monde, majoritaires, riches, puissants, intelligents
et, en quelque sorte, « normaux ». A l'inverse, « l'autre »,
le différent, est globalement inférieur. Sans doute,
toléré -voire aidé- mais encore inférieur.
Cependant, dans la crise
d'identité vécue
par une Europe en formation, la religion donne beaucoup d'identité -surtout à ceux
qui n'ont guère le moyen d'en affirmer une autre. Un riche
n'a pas besoin d'une telle affirmation : dans une société marchande
comme la nôtre, sa fortune parle pour lui et lui vaut toute
la considération qu'il peut désirer.
Mais il en va autrement pour
celui qui n'a rien, surtout s'il se sent étranger dans le pays où il
vit. C'est le cas de nombreux fils ou petits-fils d'émigrés.
Nos sociétés sont travaillées en profondeur
par des forces largement méconnues. Les différences
culturelles ne sont que la partie visible du phénomène.
En fait, l'immigration est beaucoup moins un problème que
les exils inverses liés aux délocalisations :
l'avenir le montrera. Mais pour le présent, des sociétés
différentes des nôtres contribuent à assurer
l'expansion démographique de nos pays vieillissants.
Un pays comme la France s'est
enrichi, au cours de son histoire, d'apports italiens, polonais,
espagnols, portugais,
arméniens et autres. La nouveauté, dans la deuxième
moitié du 20ème siècle, est que sa population
s'est aussi enrichie d'apports étrangers à sa tradition
culturelle et religieuse.
Pour des millions d'européens, l'histoire
ancienne et la sensibilité actuelle sont hétérogènes
aux références les plus communes de la société dans
laquelle ils vivent. Ceux dont les ancêtres n'étaient
ni gaulois, ni germains, ni latinisés, ni chrétiens
etc.
Certes, l'essentiel n'est
pas de savoir d'où nous
venons, mais où nous allons. Présent et futur ne
sont pas simplement des enfants du passé. De fait, le panorama
religieux s'est complètement modifié en quelques
décennies. Le monde de nos parents est radicalement transformé.
Mais nos réflexes sont parfois héritiers d'une situation
ancienne. De fait, aujourd'hui, l'Islam est la deuxième
religion de nos pays (en France, en Belgique et ailleurs en Europe).
C'est là un fait que notre passé n'a pas connu. D'autre
part, le bouddhisme et d'autres religions orientales ont, aujourd'hui,
de nombreux adeptes.
Dans le même temps, l'esprit scientifique
et la culture d'entreprise ont fait leur nid dans beaucoup de pays
d'Asie. Il serait vain d'opposer, aujourd'hui, le rationalisme
occidental et une culture religieuse propre à une pensée
traditionnelle orientale. D'ailleurs, tel oriental de formation
universitaire peut garder une riche culture religieuse, comme tel
religieux de nos pays peut avoir reçu une formation scientifique
identique - parfois dans les mêmes écoles !
Le mot « laïcité » a
plusieurs emplois différents, selon le pays considéré.
La séparation de l'église et de l'état, en
France (1905) était surtout dirigée contre la religion
dominante dans les siècles passés. On ne parlait
pas alors de l'Islam. De là, cet aspect surréaliste
de certains débats actuels sur la laïcité. Comme
si le monde n'avait pas changé depuis le début du
vingtième siècle. Et comme si des lois anciennes
devaient régir nos comportements actuels (et localement
très divers !).
Par parenthèse, dire que la décision
de permettre ou d'interdire tel signe religieux à l'école,
dépend du seul chef d'établissement, est une absurdité.
Sauf là où un concordat (il en est plusieurs formes)
donnerait à ce chef d'établissement de dire le droit
en ce domaine. Mais là où l'état laïque
est clairement séparé de toute religion,, un rappel
de la loi générale est inévitable, même
s'il paraît étonnant ailleurs.
Les situations, héritées de l'histoire,
sont très diverses en Europe, et il serait absurde de faire
passer d'un pays à l'autre une pratique coutumière
ici, mais inconnue en d'autres lieux. Les exemples sont nombreux.
Crucifix dans les salles de classe italiennes (depuis Mussolini)… mais
rien de semblable en France (depuis 1905) …
Un chef d'établissement ne pourrait, au
mépris de l'histoire, s'opposer à tel usage local.
Seule une loi démocratique pourrait le faire. Or le peuple
actuel n'est pas celui de nos grands-parents. C'est à frais
nouveaux que la question doit être abordée. Rappelons
seulement qu'il n'existe pas de démocratie intolérante.
Quant au soi-disant problème du foulard,
il s'agit d'un « problème » qui en
cache d'autres bien réels. Va-t-on traiter le symptôme,
et non la fièvre ? Ce foulard n'est qu'un des signes
d'une identité recherchée. Mais cette identité est
niée par des discriminations de toutes sortes : difficultés
sociales et économiques, discrimination à l'embauche,
intolérances quotidiennes. Outre l'incompréhension
répandue vis-à-vis de toute religiosité.
D'autre part, il est vrai
que la loi locale doit toujours être respectée. Les lois locales sont « la
loi » dans la région où elles sont en
vigueur. Imaginerait-on de conduire à droite à Londres
ou à gauche à Paris ?
Certes, au plan religieux,
on peut comprendre la réaction « laïque » de ceux
qui, dans le droit fil de la séparation de 1905, veulent
réaffirmer le caractère « laïque
et républicain » de l'école pour tous. Aucun
signe religieux n'est ici à sa place. Mais nous ne sommes
plus en 1905. Le panorama religieux est complètement changé.
Respecter le passé n'est pas le répéter.
Demain
Notre approche est ici restreinte
au seul plan de la religiosité. Cette religion « sociologique » est,
semble-t-il, la seule qui intéresse nos médias. Mais
parler d'intégrisme (voire de terrorisme) sans se poser
de questions sur les causes qui lui ont donné naissance
reviendrait à s'attaquer à la fièvre et non à ce
qui lui a donné naissance. Bien entendu, il ne s'agit pas
de justifier, mais de comprendre. Sans examen : le mal est
profond et la guérison lointaine.
Les christianismes (parfois
intégristes
dans le passé, dans un passé proche !) font
partie de l'histoire de notre occident. Chaque « vérité » a
bien marqué, jadis, son territoire. Mais il convient aujourd'hui
de dépasser
les frontières de ces différences senties, autrefois,
comme des « divisions ».
Partout, l'histoire a marqué les formes
régionales de telle religion et de ses doctrines. Justement,
c'est cette particularité qui marque aussi ses limites.
Que seraient les doctrines chrétiennes sans leur philosophie
(grecque) et leur organisation (de source latine) ? Il se
trouve que l'homme contemporain ignore le grec ancien et le latin.
Les subtilités doctrinales lui sont largement incompréhensibles
et l'organisation actuelle ne lui paraît pas sacro-sainte et intangible.
Disons clairement qu'aucune église ne détient
le monopole d'une vérité chrétienne. Aucune
religion d'ailleurs ne possède un tel monopole. Un théologien
connu dit : « Dieu est absolu ; aucune religion
ne l'est ». C'est cela que le christianisme, et non
lui seul, devra affronter au cours du siècle qui
commence.
On peut penser que c'est
là un aspect de
la « mondialisation » - laquelle n'est pas
seulement un phénomène économique, mais aussi
une réalité culturelle en général et
religieuse en particulier. L'Orient et l'Occident, en tous lieux
de la terre, se rencontrent et se mêlent - sans toutefois
se confondre.
On ne va pas dépasser les religions parce
qu'on en montre les faiblesses. Les excès sont légion.
Les violences sont écrites dans l'histoire. Combien de meurtres
n'a-t-on pas commis au nom de Dieu ? Et aujourd'hui encore,
il est courant qu'un puissant prétende que Dieu est avec
lui. C'est la religion-alibi, bouclier de la puissance. Vieille
histoire… Ce fut chez nous l'alliance du sabre et du goupillon,
justement dénoncée par nos grands-pères. Mais
le goupillon a cédé la place à d'autres pouvoirs
et le sabre a été remplacé par des armes beaucoup
plus lourdes. En sorte que la dénonciation doit prendre figure nouvelle
- dans un ensemble nouveau.
Questions brèves : Le grand inquisiteur était-il
chrétien ? L'ancien président Hussein était-il
musulman ? Dans le même sens : Les présidents
Bush seraient-ils chrétiens ? Ils le disent, en tout
cas, et beaucoup les suivent parce qu'ils ont -sans doute- une
même vision de la puissance et de la richesse (l'une ne va
d'ailleurs jamais sans l'autre).
D'autre part, cependant,
il faut souligner qu'un tel rappel de l'histoire n'est pas la
description de la religion.
C'est exactement le contraire : sous couvert de « religion »,
c'est parfois la non-religion qui est décrite. Intolérance
et fanatisme sont à l'opposé de toute religion véritable.
Il reste à rechercher le sens de cette « religion
véritable », laquelle implique une recherche
du sens de ce que la tradition véhicule. Une religion doit être
apprise. Elle n'est pas définie par des origines, mais par
un chemin actuel. La source est devant nous
Le siècle qui s'ouvre est celui des religions.
Si d'ailleurs c'était le contraire, ce monde ne pourrait
subsister. L'homme n'est pas devenu meilleur, mais il est devenu
beaucoup plus puissant. Et en ce monde d'injustices et de violences :
raison n'est pas sagesse. Aucune violence ne fait avancer d'un
pas sur le chemin de la vérité. Les intégrismes
(chacun a les siens) semblent l'ignorer.
Les religions se sont opposées pendant
des siècles, au cours de luttes diverses, ici et là,
dans la mouvance d'un impérialisme ou d'un autre. La situation
est bien changée. Toutes les traditions religieuses, peu à peu,
prennent conscience d'un fait : elles ont même finalité.
Non par une sorte de syncrétisme, mais par sympathie. Non à l'unisson,
mais comme une symphonie.
Toutes les voies sont bien
différentes,
au bas de la montagne. Mais elles se rapprochent à mesure
que l'on s'approche du sommet. Le problème, toujours, est
et sera que la voie du sommet reste ouverte. Et que cette voie
ne soit pas coupée par des doctrines totalitaires exclusives.
Qu'elle ne soit pas occultée ou confisquée par une
autorité sacro-sainte soumise au pouvoir. De cela, les siècles
passés nous donnent plusieurs exemples à ne pas suivre.
Notre société, peu à peu, élabore
son approche du fait religieux. De manière encore confuse,
le futur est en gestation. Mais ce qui est nouveau, en matière
religieuse, est que cette élaboration se fera de manière
non-confessionnelle et non-dogmatique. Sur ce point, le christianisme
a un long chemin à faire ! Il le fera cependant. A
la recherche des sources, mais non comme un retour au passé.
Notre avenir est à inventer.
Jacques Chopineau, Genappe
le 4 mars 2004
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