Luc Nefontaine
Les
fins de siècle, et plus encore
les fins de millénaire, font à chaque fois naître
les craintes et les espoirs les plus fous, suscitant prophéties
de malheur ou visions utopistes, millénaristes ou apocalyptiques
quelque fois. L'histoire se répète aujourd'hui :
tout semble concorder pour donner raison aux futurologues qui
annoncent périls écologiques, manipulations génétiques
et éclatement des modèles démocratiques.
Religions
et spiritualités n'échappent
point à ces exercices d'anticipation. La perte des références
normatives, le déclin des autorités religieuses,
le pullulement des mouvements dits sectaires laisseraient volontiers
craindre que le siècle qui s'achève n'annonce que
bouleversements en tout genre dont la sphère du sacré ferait
les frais, pour le plus grand malheur des générations
futures. Rien n'est moins sûr pourtant. Il n'est que de voir
les débats qui animaient l'univers mental de nos prédécesseurs
de la fin du 19ème siècle pour se rendre
compte que les issues ne sont jamais aussi fatales qu'on le pense.
Qui aurait pu prévoir, par exemple, au plus fort du conflit
entre le catholicisme romain et la libre-pensée, qu'un
siècle plus tard, la question de la laïcité,
pourtant loin d'être résolue, n'enflammerait plus
les esprits et ne déchaînerait plus, en guise de
violence, que des débats d'opinion, parfois certes tranchés
et impétueux mais jamais attentatoires à l'intégrité physique
des personnes et à leur liberté fondamentale, ce
qui fut le cas au siècle passé.
Il
n'y a pas de lois historiques inéluctables,
il n'y a pas de chemin qui soit tracé d'avance. L'avenir
des religions et des spiritualités ne peut être
supputé à partir de la réalité présente.
Tel un Jacques Attali qui, dans son dernier ouvrage, pronostique
un 21ème siècle marqué par la
recherche de la fraternité, parce que le 19ème aurait été celui
de la conquête de la liberté et le nôtre celui
de l'égalité Au nom de quoi les mouvements de
l'histoire des hommes se plieraient-ils à une quelconque
conformité avec une triade républicaine qui n'a
malheureusement rien d'universel ? Tirer des plans sur la
comète est chose aisée, analyser les méandres
de l'histoire des mentalités en est une autre, beaucoup
plus compliquée. S'il y a des leÂons que l'histoire peut
enseigner, elle ne peut pour autant offrir des modèles
auxquels les hommes se conformeraient comme par enchantement,
parce que les hommes ont la mémoire courte.
Les religions du 20ème siècle
ne se sont pas effondrées sous la poussée du rationalisme
pas plus que le progrès des sciences n'a concouru à la
disparition des croyances les plus irrationnelles. Rien ne permet
d'annoncer un siècle prochain plus mystique, ou plus rationaliste.
La loi du retour du balancier n'a cure du découpage du
temps en années, en siècles, en millénaires.
Les grandes mutations de l'humanité font fi de ces artifices
et n'attendent pas souvent un tournant de siècle pour
se manifester. Le mot prêté à Malraux, dont
on sait qu'il n'a jamais dit que « le 21ème siècle
sera religieux ou ne sera pas », est vide de sens.
D'abord parce que le 21ème siècle sera,
autant que l'on puisse en juger en 1998, ensuite parce que tous
les autres siècles ont été religieux à leur
manière, enfin parce que cette alternative est tout simplement
une aporie.
S'il
fallait, en dépit tout de cela,
se résoudre à extrapoler et sacrifier à cette
pratique quasi magique, je dirais ceci, quitte à afficher
des jugements à l'emporte-pièce marqués
au demeurant par une subjectivité pleinement assumée :
1. La
découverte, par le
monde occidental, des religions et des spiritualités asiatiques
n'est pas terminée. L'engouement pour le bouddhisme sera
suivi par des incursions vers l'hindouisme et vers des cultes
minoritaires de l'univers extrême-oriental. Cependant,
ces religions ne s'implanteront pas de manière significative
dans nos sociétés occidentales, elles resteront
minoritaires. Si Internet favorisera, dit-on, les échanges économiques,
faisant de notre grande planète un petit village économique,
il n'en ira pas de même pour les religions, perpétuellement
confrontées aux problèmes de l'acculturation.
2. L'Islam
va connaître à la
fois une croissance et des mutations importantes : sans
cesser d'être une religion monothéiste et dogmatique,
elle fera des concessions à la modernité.
3. Le
judaïsme restera marqué par
le lignage familial et l'antisémitisme ne disparaîtra
pas. Le phénomène du bouc émissaire, analysé par
R. Girard, continuera à jouer à plein.
4. L'attrait
pour le paganisme, la montée en force des divinités païennes
seront une des caractéristiques du siècle prochain.
Mais seule une minorité dite éclairée communiera
dans cette néo-spiritualité pour intellectuels.
5. Les
sectes n'auront pas fini de faire parler d'elles, mais elles
resteront un phénomène
relativement minoritaire. Elles continueront à faire l'objet
de publications, de colloques, d'émissions télévisées
et à faire vivre des chercheurs, des sociologues et des
historiens.
6. La
laïcité - au
sens de la séparation totale des Eglises et de l'Etat
- n'enregistrera que très lentement des progrès
significatifs, à cause
de la présence de nombreuses forces de résistance.
7. Ne
sachant plus à quel
saint se vouer, désenchanté par le monde comme
il va, l'homme du prochain siècle sera de plus en plus
athée, ou à tout le moins agnostique, mais il assortira
ces philosophies d'une bonne dose de pratiques religieuses de
substitution, dérivées de la magie, du paranormal,
de l'initiatique et du mystèrique.
8. On
assistera à l'éclosion
réelle de religions syncrétistes, appelées à brasser
les éléments positifs de plusieurs traditions religieuses,
sur fond d'écologie et de retour à une nature spiritualisée
et habitée par des mystères. En revanche, l'¿cuménisme
(le dialogue entre religions instituées) sera en net recul
et chacun affichera des convictions tranchées susceptibles
de le démarquer de l'Autre.
9. Parce
que les religions portent en elles-mêmes des germes de violence, ainsi que nous l'enseigne
l'Histoire, les guerres de religions ne disparaîtront pas.
J'aurais
aimé vous annoncer une nouvelle ère, celle de la
tolérance, d'une humanité réconciliée
avec ses dieux et avec elle-même. Il n'en sera rien.
J'affirme
tout cela sans ambages, mais sans trop de sérieux, conscient
du ridicule qui me couvrira si d'aventure un lecteur relisait
ce texte dans un siècle.
Luc Nefontaine, in Réflexions revue
de l'Institut Emile Vandervelde, 2001 |