M.P. Troquet-Heine
Béthanie,
date de la poste.
Cher Paul,
Ras les casseroles ! Il faut
que tu écrives
quelque chose en grec pour que Celui que nous aimons, toi, nous
et tant d'autres, ne soit pas trahi une fois de plus. Je le ferais
moi-même si j'avais pu continuer mes humanités gréco-latines
et manier une autre langue que l'araméen, mais tu connais
les préjugés de notre famille. Les “professionnelles”,
c'était tout ce qui convenait aux filles. Cependant, même
aujourd'hui, après le passage de notre cher Fondateur de
la Théologie de la Libération crucifié par
l’Obtus Dei et malgré la création de notre cellule
progressiste, on continue à nous piéger par des règlements
absurdes.
L'lnquisistoriastique nous fait
reproche, à
Lazare et à moi, de ne pas placer notre sœurette au
couvent du Chômage perpétuel. J'ai eu beau nous justifier
en rappelant le récit de notre copain Luc; on s'obstine à
faire dire à notre histoire le contraire de ce qu'elle signifie.
J'ai pourtant vécu tout cela; et d'une certaine manière,
je le vis encore tous les jours. Depuis que nous avons eu envie
d’ouvrir notre auberge Gratis pro Deo, tu n'imagines pas combien de pauvres gens qui n'ont
rien à se mettre sous la dent passent à Béthanie.
Chaque jour, nous nous disons que c'est notre
Ami qui revient, et nous avons de plus en plus de travail, Marie,
Lazare et moi, nous formons une si bonne équipe à nous
trois !
Je vais te redire en détail ce que Luc a écrit
peut-être un peu vite, en ne songeant pas aux tracasseries
que les gens de l’Obtus Dei qui se croient savants et qui
interprètent tout de travers, allaient nous causer.
Toi-même tu nous as écrit que tes lettres avaient causé
des tas d'ennuis aux femmes, alors que tu donnais des images qu'il
fallait approfondir et méditer. Pour en finir, tu as déclaré
que dans le Royaume de notre Ami, il n'y aurait plus ni Juifs ni
Grecs, ni hommes ni femmes. Il paraît qu'ils n'ont encore
rien voulu entendre! “Ce sont les pires sourds”, c'est
vrai! Notre histoire à nous, ils veulent l'arranger à leur
sauce.
C'est pourquoi il faut que je
la raconte telle qu'elle s'est vraiment passée. Lorsque j'ai vu Jésus pour
la première fois, j’ai compris qu'il avait faim, qu'il
était fatigué et qu'il ne devait pas rouler sur l'or.
Je l'ai invité. Dès qu'il est entré, on fut
fasciné. Nous avions envie de boire ses paroles, elles étaient
comme une eau vivante, rafraîchissante. Marie, notre cadette,
était la plus gâtée de la famille. Elle ne se
doutait pas encore du travail que peut avoir une maîtresse
de maison, et j'étais heureuse de la voir rayonnante d'insouciance
en son printemps.
D'habitude, j'aime travailler à la cuisine. Mais ce que disait
notre invité était si beau, si formidable, que je
voulais m'arrêter un peu moi aussi pour l'écouter.
Je me suis soudain située un peu comme Calimero : “C'était
trop injuste!”. Or, Jésus, justement, parlait du Royaume
des Cieux et de sa justice, et moi qui n'entendais
que des bribes ! Distraite, je laissai tomber un couvercle de casserole,
je heurtai un plat, et je devins rouge d'énervement.
Alors, j'ai dit à notre invité que c'était
bien facile de rêver au Royaume des Cieux sans rien faire,
et qu'il dise à ma petite sœur de m'aider. Jésus
m'apaisa aussitôt par son beau regard et me dit qu'il ne fallait
pas voir les choses comme cela. J’étais en train de
raisonner de manière sexiste. Pourquoi ma sœur ? Elle
avait choisi la meilleure part, celle des hommes, de mon frère
et de ses amis. Confortablement assis, ils se désaltéraient,
se rafraîchissaient de la Parole, mais ils ne pensaient pas
aux nourritures terrestres qui allaient tantôt
atterrir dans leur assiette. Ce n'était pas leur affaire,
mais celle de Marthe. Je faisais ça si bien, n'est-ce-pas
?
Mais Jésus - qui m'avait regardée et
comprise aussitôt, qui me voyait perfectionniste et angoissée
par ma solitude, car tout me passait par les mains - me dit de
ne
pas me tracasser, de ne pas me compliquer le travail, mais surtout
ne pas faire peser sur ma petite soeur la charge du repas.
Recevoir Jésus, c'est l'affaire de tous. Lazare
comprit aussitôt que dans un repas fraternel, il n'y avait
de bonnes parts que lorsqu'elles étaient égales. Aussitôt,
mon frère s'est levé. Une vraie résurrection
!, lui qui somnolait régulièrement dans son fauteuil
attendant d'être servi, lui qui, parfois sentait mauvais,
car il ne changeait son linge de corps que lorsque je lui préparais
des chemises propres dans la salle de bain ! Tout le monde s'y est
mis. Jésus continua à nous parler dans la cuisine.
Lazare lui dit que grâce à lui, il revivait, qu'il
était prêt à aider ses deux sœurs. Ensemble,
nous avons fait de notre maison, en souvenir de lui, cette auberge
que tu connais où l’on reçoit les passants nécessiteux.
Or, l'Inquisistoriastique, organisme
officiel dépendant
de l’Obtus Dei, veut nous obliger à la fermer parce
que notre vie ne serait pas convenable. Les femmes devraient ou
s'activer aux fourneaux ou entrer à la Fédération
du Chômage Perpétuel. Les hommes n'auraient pas à
travailler dans les cuisines. Ils pourraient fainéanter,
manger et dormir toute la journée, mais non travailler comme
des femmes à égalité. S'ils sont célibataires
comme mon frère et s'ils sont dociles, on leur propose de
préparer des repas-souvenirs précuits qui sont plus
reposants, et qui ne demandent pas de travail d’imagination,
mais pas question de cela pour les femmes! Mon frère râle,
car il dit qu'on ne l’a pas ressuscité pour rien, qu'il
veut être dans la glorieuse liberté des enfants
de Dieu. Il paraît que
c'est toi-même qui lui as dit cela.
Alors, écris à tous les Gentils, mais
aussi à ceux de l’Obtus Dei ou à l'Inquisistoriastique,
ce sont les mêmes, afin de les rendre gentils eux aussi vis-à-vis
de nous. J'ai vraiment l'impression qu'ils ne savent ce qu'ils
font.
Merci de faire ton possible
pour que nous puissions continuer à recevoir Jésus dans notre auberge. Inutile
de te dire que si tu passes près de chez nous, nous nous
ferons toujours un plaisir de t'accueillir. Ta soeur en Jésus,
Marthe
(p.c.c.M.P. Troquet-Heine), Revue Vivre, Lillois, 96/1
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