Lucette Decroly
Engager une assemblée à réfléchir
au thème qui nous est proposé aujourd'hui "Un
sens à la Vie ?" - point d'interrogation inclus - me
paraît une gageure. Une gageure intéressante, certes
mais une gageure quand même ! En effet, la réponse
que l'on peut donner à une telle question ne peut être,
me semble-t-il, que fort individuelle ce qui ne peut autoriser une
généralisation. Sans doute les organisateurs n'attendent-ils
pas de nous, fort heureusement, de conclusions univoques et définitives.
Notre réunion ne peut être qu'un libre échange
d'opinions, exprimées dans un climat de confiance; ceci nous
permettra de mieux nous apprécier parce que nous nous connaîtrons
mieux et de nous enrichir de nos différences. C'est pourquoi
je suis heureuse d'être parmi vous.
Je souhaite toutefois préciser que si je participe
à cette réunion en tant que personne engagée
depuis longtemps dans divers mouvements laïques, je n'en suis
pas le porte-parole et que je m'exprime donc à titre strictement
personnel. Ce que j'appellerai volontiers la foi des laïques,
leur attachement à la liberté, à l'autonomie
de décision, à la responsabilité personnelle,
à la tolérance, à la justice, au désir
de vivre honnêtement, a pour corollaire un grand individualisme.
C'est tellement vrai que certains n'utilisent qu’avec beaucoup
de réticence l'expression "communauté laïque".
Je me représente volontiers celle-ci comme une poignée
de grains de sable : tous ont en commun beaucoup de caractéristiques
mais l'ensemble reste fluide refusant toute forme de contrainte
ou de structure rigide qui imposerait, par voie d'autorité,
une vérité intangible. Pour les laïques, la libre
pensée n'est pas seulement à usage externe, elle l'est
aussi à usage interne ! Rassurez-vous, ce préambule
n'a pas pour but de me défiler devant l'exercice périlleux
auquel nous sommes conviés ! Abordons donc le sujet !
Le sens que nous donnons à
la vie est le résultat de nombreux facteurs : éducation
première, culture ambiante, expériences personnelles,
heureuses ou malheureuses, qui s'additionnent et se nuancent au
fil du temps de telle sorte que la même personne peut, au
cours de son existence, affiner et peut-être revoir fondamentalement
le sens qu'elle donne à la vie.
Un mot d'abord de la vie
À la fin du XVIIIe
siècle, le physiologiste francais Bichat (1771-1802) a dit
"la vie est l'ensemble des fonctions qui résistent à
la mort". Plus près de nous, avec l'humour qu'on lui
connaît et en termes tout à fait contemporains, Woody
Allen dit de la vie qu'elle est "une maladie mortelle, sexuellement
transmissible". On ne peut, en effet, parler de la vie sans
parler de la mort et le sens que nous donnons à cette dernière
détermine le sens que nous donnons à cette brève
période qui nous mène de la naissance à un
terme inéluctable. Pour moi, la mort est la fin de ce que,
empruntant la formule au vocabulaire des entreprises de construction,
j'aime appeler "une association momentanée". L'être
s'est construit au départ de matériaux venus de la
nature et qui y retourneront pour être intégrés
dans de nouvelles combinaisons. La cérémonie de dispersion
des cendres après une incinération m'émeut
toujours profondément car j'y vois une image de l'éternité.
La vie, sous les différentes formes qu'elle peut prendre,
est toujours plus forte que la mort; le mythe de l'éternel
recommencement, de l'éternel retour éveille à
l'universel, à l'infini, au dépassement de ce moment
limité qu'est l'existence individuelle. Ma propre finitude
ne me trouble pas et je n'éprouve aucun besoin de me réfugier
dans un hypothétique au-delà. L'important est donc
de bien jouer le jeu ici et maintenant, sans complaisance pour
ses
imperfections et ses faiblesses mais avec grande indulgence pour
celles des autres !
Mais la vie est-elle simple affaire de biologie ?
Qu'en est-il de la pensée
et plus spécialement de la conscience ? Pour les uns - et
c'est à cette hypothèse que je me rallie, la pensée
est engendrée par le fonctionnement physiologique, par les
perceptions sensorielles, par l'intégration cérébrale
des informations intrinsèques et extrinsèques et même
par les échanges cellulaires, le fonctionnement hormonal
et la biochimie. Quelques exemples simples sont bien connus de tous
: l'hypoglycémie engendre l'agressivité, des affections
comme le diabète ou l'hypertension modifient le comportement,
beaucoup de femmes voient leur caractère changer au cours
de la grossesse. Notre façon d'être et d'agir est sous
la dépendance d'une pensée toujours étroitement
liée au substrat organique qui en est, selon mon opinion,
le seul déterminant. Pour d'autres, pensée et conscience
résultent d'un souffle extérieur qui vient pénétrer
la matière, en est indépendant et peut lui survivre.
Il est clair que les conceptions que l'on a sur ce sujet - également
respectables et également indémontrables - influencent
profondément le sens donné à la vie, entre
autres à travers les notions de libre arbitre, de déterminisme
du destin individuel, d'aspiration au bonheur terrestre ou à
un salut éternel. Ces questions ont, de tous temps, fourni
aux théologiens et aux philosophes de quoi alimenter leurs
savantes discussions sans toujours leur éviter les luttes
fratricides !
Il convient de souligner
ici que le fait de croire que la pensée naît de la physiologie
n'exclut pas de donner à la vie de l'esprit la valeur qu'elle
mérite, de penser que c'est la spiritualité, la reliance
qui donnent son sens à la vie et même de reconnaître
qu'il est des aspirations qui dépassent les intérêts
immédiats, qui ont un caractère universel et qui sont
ainsi du domaine du sacré, lequel peut parfaitement relever
de l'humain et non nécessairement du divin. Sans doute connaissez-vous
l'oeuvre du jeune philosophe français André Comte-Sponville
qui, dans une langue claire, élégante, accessible
au grand public, définit comme suit le matérialisme
philosophique auquel il se rattache : "primat de la matière,
primauté de l'esprit".
La spiritualité, c'est
donc pour moi, l'échange avec l'autre, la confrontation des
idées, du vécu, des aspirations, bref tout ce qui
m'est apporté par mes frères en humanité, ce
qui m'éclaire sur moi-même, m'ouvre au monde et à
sa diversité, me permet de dépasser mes propres limites
pour être un parmi tous.
Ainsi, nous sommes passés
de la signification directionnelle du sens à la vie - de
la naissance à la mort - à une signification plus
riche, que l'on pourrait dire verticale puisqu'elle tend à
sortir l'être du quotidien, de l'individualisme, du fini,
j'aimerais dire de "d'universaliser sa condition" par
et pour l'autre.
Où allons-nous ?
Vers la mort, c'est une certitude.
Qui sommes-nous ? Un être fini dans une chaîne universelle
qui défie le temps et l'espace, autre certitude. D'où
venons-nous ? Nous voilà entrés dans le domaine de
l'hypothèse pure. Sommes-nous le fruit du hasard ou d'une
nécessité, d'une volonté qui transcende l'humanité,
contrôle et dirige son destin ? Cette volonté a-t-elle
un dessein, s'exprime-t-elle par un finalisme dont la créature
est à la fois l'objet et le sujet ? Existe-t-il un principe
supérieur, toute puissance et toute force, toute sagesse
et toute harmonie, toute perfection, à la fois générateur,
modèle et fin pour l'Homme et par lequel ce dernier doit
donner sens à sa vie ? Répondre oui ou non est affaire
de sensibilité personnelle, d'affectivité; cette question
échappe à l'analyse objective bien que certains s'efforcent
de donner des bases rationnelles à ce qui relève d'une
foi que l'on pourrait dire, tantôt positive, tantôt
négative. Dans quelle mesure choisit-on de croire, de ne
pas croire ou d'accepter une "docte ignorance" ? Tous
nous sommes influencés par la première éducation
du milieu dans lequel le hasard nous a fait naître. Lorsqu'il
y a choix conscient, il vient beaucoup plus tard, il peut être
difficile et parfois même douloureux. C'est bien pourquoi
la tolérance en matière de religion et de philosophie
devrait être la règle d'or !
Quel sens le laïque que je suis peut-il donner
non à la vie mais à sa vie ? Ma certitude fondamentale,
je l'ai dit, est que je suis homme parmi les hommes; le sens à
la vie est avant tout de rechercher l'union et l'harmonie avec les
autres, de contribuer à ce que chacun accède au bonheur
tel qu'il le conçoit et non tel qu'autrui prétendrait
lui imposer en vertu d'une quelconque idéologie, qu'il puisse
épanouir ses facultés, que lui soient épargnées
les souffrances inutiles. Cela suppose un engagement dans l'action;
c'est par elle que l'Homme donne lui-même sens à sa
vie, qu'il construit sa vie, que, comme Elohim, il pourra, au septième
jour, prendre repos et dire que c'était bien. Je dirais volontiers
que, pour moi, la passivité est péché capital.
Le sens donné à la vie est une éthique, un
art, et il n'y a pas d'éthique sans morale, sans référence
à des valeurs. Celles-ci sont, pour moi, la foi en l'Homme,
en ses possibilités, qui engendre la tolérance, l'espoir
que les rapports entre les Hommes peuvent s'améliorer si
eux-mêmes le veulent et agissent en ce sens, la solidarité
qui n'est pas l'illusoire égalité qui a, pendant des
décennies, inspiré des actions politiques décevantes
mais qui est compréhension et partage. Et voilà la
bonne laïque que je suis en train d'évoquer les vertus
théologales de foi, espérance, charité; mais
nous savons tous, non seulement qu'elles ne sont pas l'apanage des
milieux chrétiens mais aussi qu'elles plongent leurs racines
dans les lointaines traditions philosophiques du monde antique,
le souverain bien, l'utile, l'honnête qui, dit Cicéron,
“n'a plus d'éclat que l'amour de l'humanité”.
Certes, le monde que nous connaissons
n'a pas encore réalisé ce programme. Je continue à croire
que celui-ci n’est pas trompeur mais qu'il exige que soient
revigorées les valeurs fondamentales que le pouvoir de l'argent,
la volonté de puissance, la tentation des satisfactions faciles
et immédiates ont tendance à effacer. Si la culture
contemporaine, par l'intérêt qu'elle porte à
la psychologie et à la psychanalyse, a contribué à
une meilleure connaissance de soi, il ne faudrait pas qu'elle en
arrive à nous confiner dans un individualisme exacerbé qui
parle plus volontiers de droits que de devoirs.
Puissent ces quelques considérations
de quelqu'un qui n'a aucune prétention philosophique nourrir
les discussions auxquelles nous sommes appelés !
Lucette Decroly
Centre Culturel Protestant de Rixensart,
le 6 mars 1993
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