François Perin
Contre l’Église, l’opinion a
souvent brandi l’étendard de la liberté sans
se soucier de son mode d’emploi. Elle s’est peu préoccupée
de développer une sagesse de rechange.
Pour Épicure, sage de la Grèce antique
(341-270 av. J.-C.), il ne pouvait y avoir d’explication exhaustive
et dogmatique de l’Univers. Celui-ci est un tout mouvant,
composé d’atomes dont les combinaisons infiniment variées
sont en constante évolution. Né d’un tourbillon,
le monde n’a pas de créateur.
Épicure n’était pas athée,
mais il estimait que les dieux étaient des êtres parfaits
et immortels, sujets de méditation et de vénération
désintéressée pour le Sage. Il combattait fermement
toutes les fables à leur sujet, affirmait qu’il n’y
a pas lieu de les craindre car ils n’intervenaient pas dans
les affaires des hommes et que les sacrifices qu’on leur faisait
n’étaient que grossières superstitions. Enfin,
il était impie de leur imputer toutes les catastrophes et,
en général, toutes les misères humaines (1).
A la souffrance injustement subie, le Dieu juste, bon et tout-puissant
des monothéistes n’a jamais su répondre.
Pour Épicure, l’âme n’existe
pas en dehors de notre conscience qui, elle-même, est fonction
de la matière infiniment complexe dont nous sommes faits.
Elle disparaît avec nous. Il faut donc nous débarrasser
de la peur de l’après-mort puisqu’il n’y
a que fables à ce sujet.
Pour Épicure, il n’y
a pas de morale transcendante. Elle varie avec
l’évolution. Le droit naturel n’est que «l’expression
de ce qui sert aux hommes à ne pas se nuire les uns les autres» (2).
Mais le plaisir des sens ne
peut se savourer sans sagesse. Celle-ci, plus précieuse que la philosophie, est
faite de sérénité et de tranquillité
d’âme. Épicure condamne donc la passion, l’avidité,
l’agressivité, le désir de posséder,
de dominer et toute sotte agitation fébrile.
L’accusation dirigée contre lui d’incitation
à la débauche et à l’orgie, proférée
par certains, déjà de son temps, et amplifiée
jusqu’à l’anathème par le christianisme,
n’est pas fondée. Au contraire, le désir insatiable,
voilà, dénonce-t-il, l’ennemi. Il se moque des
goinfres, des amants forcenés «dont les ardeurs ne
savent même pas sur quel charme fixer d’abord leurs
mains et leurs regards». Il est sévère pour
l’amour absolu, jaloux et possessif, «qui est une plaie
qui s’envenime et qui aigrit quand on l’entretient».
L’amitié est pour lui un sentiment de première
valeur parce qu’il dure et n’a pas l’âpreté
dangereuse de l’amour.
Il raille ceux qui sont avides
de puissance, de richesse : «Mieux vaut pour toi être sans trouble sur un grabat
qu’être agité en disposant d’un lit d’or
et d’une table somptueuse».
Le lecteur comprendra sans doute
pourquoi j’évoque
ici l’esprit d’Épicure. L’opinion, qui
s’est peu à peu déchristianisée du 18e
siècle jusqu’à nos jours, a surtout usé
de son énergie à combattre l’autoritarisme de
l’Église catholique et sa prétention au monopole
de la Vérité.
Contre l’Église, elle a surtout brandi
l’étendard de la liberté. Elle s’est peu
souciée de son mode d’emploi. Braquée contre
l’adversaire, elle s’est peu préoccupée
de développer une sagesse de rechange. Au spectacle de nos
mœurs, le résultat est peu édifiant : avidité,
énervement, course à la consommation de tout et n’importe
quoi, agressivité, désir de domination par l’argent
ou par la grossière brutalité (notamment sur les stades
de football), hurlements forcenés du show-business, etc.
On voit à quel point ceux qui accusent notre monde d’être
épicurien se trompent lourdement. Notre «civilisation»
donne dans tous les panneaux moqués par l’illustre
sage.
Je ne conclurai pas par un pessimisme
désespéré.
Au contraire, je lève mon verre amicalement à la santé
de tous ceux qui n’obéissent pas à la frénésie
du siècle. Mais je le lève aussi à tous ceux,
dans la mouvance des monothéismes, chrétiens, juifs
ou musulmans, qui, tranquillement, ne s’inclinent pas devant
les furieux, les fanatiques, les autoritaires, les donneurs de leçons
qui, du dôme de Saint-Pierre de Rome ou d’ailleurs,
croient pouvoir, du haut de leur Sinaï, lancer des tables de
pierre à la tête des hommes.
Heureux sont les désobéissants qui,
mine de rien, assaisonnent leur foi avec une dose suffisante de
relativisme épicurien parce qu’ils sont chaleureux,
cordiaux, amicaux, pleins de convivialité!
Heureux sont ceux qui, la
main dans la main, comme l’abbé Pierre, le prêtre,
et Bernard Kouchner, l’athée, par amour de la Vie,
soudés par l’amitié, combattent obstinément
en sisyphes têtus, l’abominable souffrance du monde.
François Perin,
Professeur émérite à l’université
de Liège. Le Vif n° 2209
1 Épicure et
les épicuriens. Textes choisis par Jean Brun. Presses Universitaires
de France, 8e édition, 1991, p.130
2 Op. cit., p.149
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