Pierre
Bühler
- « Dis, grand-père,
pourquoi tu boites ? »
Cette question, son petit-fils Éphraïm
la lui avait déjà posée à deux ou trois
reprises. Le vieux Jacob s'était toujours arrangé
pour détourner l'attention de l'enfant, au lieu de lui répondre.
Il l'aimait pourtant beaucoup. Avec ses douze ans, Éphraïm
était très vif et perspicace.
Quand Jacob était descendu en Égypte
avec tous les siens, pour fuir la famine mais aussi pour rejoindre
son fils bien-aimé, Joseph, devenu grand intendant du pharaon,
il avait eu beaucoup de plaisir à découvrir les deux
fils de Joseph, nés en Égypte, Manassé et Éphraïm.
Mais il sentait surtout une forte connivence avec le second, Éphraïm.
Était-ce parce qu'il était le cadet des deux, comme
lui-même, Jacob, l'avait été par rapport à
son frère Esaü ? Peut-être bien.
Jacob était vieux, bien au-delà de la
centaine, même tellement au-delà qu'il ne se souvenait
plus très bien du nombre d'années : cent trente ou
cent quarante ? Un âge de patriarche, comme on dira plus tard
! Mais il se souvenait encore très bien de cette fameuse
nuit où sa hanche avait été déboîtée.
S'il ne voulait pas trop en parler avec son petit-fils, ce n'était
pas parce qu'il ne s'en souvenait plus. C'était bien plutôt
parce qu'il s'en souvenait trop.
Mais déjà Éphraïm le relançait
avec impatience :
- « Dis, grand-père, pourquoi tu boites ? »
- « Tu sais, c'est une vieille histoire ».
Mais en disant cela, Jacob se rendait compte que ce matin, il
ne parviendrait pas à tromper l'attention d'Éphraïm,
qu'il ne pourrait pas échapper à ses questions.
Jacob était pourtant un expert en tromperie,
en fraude, en échappatoires, en faux-fuyants. Toute sa vie
en avait été marquée, et son nom même
semblait le rappeler : Jacob, « celui qui trompe ».
Mais ce matin, il savait qu'il n'échapperait pas à
son petit-fils, et cela le plaça tout de suite dans l'ambiance
de cette fameuse nuit. Cette nuit-là non plus, il n'avait
pas pu échapper.
- « Raconte-moi cette vieille histoire, grand-père,
raconte ! »
- « Tu sais, commença Jacob prudemment,
c'était à un moment décisif de ma vie. Tu
garderas pour toi ce que je vais te raconter. Tu me promets, n'est-ce
pas
?
Dans ma jeunesse, j'avais trompé mon frère
Esaü, en lui arrachant son droit d'aînesse pour un plat
de lentilles et en lui volant sa bénédiction d'aîné.
J'avais dû fuir sa colère et sa vengeance en m'exilant.
Réfugié chez mon oncle Laban, j'avais travaillé
pendant de nombreuses années pour lui. Mais j'avais aussi
réussi avec habileté, avec astuce, à me faire
une situation : deux femmes, Léa et Rachel, toutes deux
filles de Laban, de nombreux enfants, des serviteurs et servantes,
de grands
troupeaux, des biens.
Un jour, il fallait bien retourner
dans mon pays avec tout ce qui m'appartenait. J'avais le mal
du pays et, un jour, nous
nous mîmes en route, une longue caravane. Mais suite à
des malentendus, mon oncle Laban nous avait poursuivis. De l'autre
côté, devant nous, il y avait mon frère Esaü,
qui m'attendait avec sa vieille colère. Certes, je lui avais
envoyé en avant toute une série de cadeaux, mais je
ne savais pas comment il m'accueillerait. Cette nuit-là,
dans la peur, je fis passer à tout le monde le gué du
Yabboq.
C'était un vrai passage à gué,
dans tous les sens du terme. Un passage à gué de ma
vie, un de ces moments décisifs où, entre le passé
et l'avenir, le temps semble s'arrêter, où tout paraît
remis en question. Je suis resté seul dans la nuit, près
du gué. »
- « Pourquoi es-tu resté seul ? Pourquoi
n'es-tu pas allé avec les autres ? » demanda Éphraïm,
très attentif, très curieux.
- « Je ne sais pas. J'avais besoin de m'arrêter, de
réfléchir. Besoin de me demander où j'en étais,
à ce tournant décisif de ma vie. »
- « Tu n'avais pas peur, seul dans la nuit ? »
- « Petit curieux ! Tu n'as pas bientôt fini avec tes
questions ! Si, bien sûr, j'avais peur. De toute façon,
j'avais peur, peur de l'avenir, peur de ce que deviendrait ma vie.
Et l'obscurité de la nuit était en somme à
l'image de l'obscurité de ma vie. C'est peut-être ce
qui m'a fait rester là, seul dans la nuit. »
- « Et alors, que s'est-il passé, grand-père,
que s'est-il passé ? »
- « Soudain, dit Jacob, quelqu'un est apparu
dans la nuit. Il faisait trop sombre pour deviner ses traits et
le reconnaître. Mais il était menaçant. Il m'a
attaqué et nous avons lutté toute la nuit. Un combat
corps à corps, en nous roulant dans la poussière.
Une lutte sans fin, à la vie et à la mort. »
- « Mais c'était qui, ce “quelqu'un” ?
Tu n'as pas réussi à le reconnaître ? »
- « Non, je n'ai pas su pendant toute la nuit.
Un moment, je me demandais si ce n'était pas Laban qui nous
avait rejoints, ou si c'était Esaü qui était
venu pour se venger. Mais c'était peut-être aussi un
inconnu, un brigand. Était-ce même un homme ? Était-ce
plutôt une force maléfique, un démon de la nuit
? Parfois, quand j'y repense, je me dis que c'était un peu
comme si je luttais avec tout ce qui était obscur et menaçant
dans ma vie, comme si tout ce qui m'angoissait s'était rassemblé
en une force violente qui m'attaquait. C'était donc aussi
un peu avec moi-même que je luttais. »
- « Et cette lutte a duré toute la nuit
? Qui des deux a gagné, finalement ? » demanda Éphraïm.
- « Ce n'est pas si facile à dire, mon fils. Nous luttions,
épuisés tous les deux. Et soudain, il m'a fait un
sale coup. Il m'a frappé à la hanche, et ma hanche
s'est déboîtée. C'est pourquoi, aujourd'hui
encore, je boite de la hanche. »
- « Mais alors, c'est qui qui a gagné
? » lança Éphraïm.
- « Attends ! Attends, petit impatient ! La lutte continuait,
et déjà la lueur du jour pointait à l'est.
Comme s'il avait peur de la lumière, mon adversaire me dit
: "Laisse-moi car l'aurore s'est levée". Mais moi,
je lui répondis : "Je ne te laisserai pas que tu ne
m'aies béni". »
- « Qu'est-ce que ça veut dire, bénir
? » demanda Éphraïm.
- « C'est dire une promesse à quelqu'un, placer la
vie de quelqu'un sous le signe d'une promesse, qui le rend heureux,
qui lui donne un avenir, le libère et le porte toute sa
vie. »
- « Et ainsi, celui qui t'a attaqué t'a
béni ? »
- « Non, pas tout de suite. D'abord, il a changé mon
nom. »
- « Changé ton
nom ? Tu ne t'appelles plus Jacob ? Ou bien tu t'appelais autrement
auparavant ? »
- « Non, non. Je m'appelais bien Jacob. Mais il m'a demandé
mon nom, puis il m'a dit: "On ne t'appellera plus Jacob, mais
Israël, car tu as lutté avec Dieu et avec les hommes
et tu l'as emporté". C'est pourquoi j'ai toujours eu
ensuite les deux noms : Jacob, celui qui trompe,
et Israël, celui qui lutte avec Dieu, le nom de ma postérité, du peuple portant la promesse
de ce Dieu. Celui qui lutte avec Dieu et qui l'emporte. »
- « Mais alors, c'est toi qui avais gagné, c'est
toi qui étais le plus fort ? »
Jacob sourit et regarda son petit-fils avec bienveillance.
- « Ce n'est pas si simple, mon enfant. Peut-être n'y
a-t-il eu aucun vainqueur. Tu sais, quand quelqu'un peut changer
le nom d'un autre, il est plus fort que lui. Recevoir un nom de
quelqu'un, c'est lui appartenir, lui être soumis. Mon adversaire
savait mon nom, il en avait même librement décidé.
Moi, je lui ai demandé le sien, mais il ne me l'a pas donné.
Les choses étaient donc claires : c'était lui le maître. »
- « Mais, l'interrompit Éphraïm, il t'avait pourtant
dit que tu l'avais emporté. C'était lui le maître
et c'est toi qui l'avais emporté. Je ne comprends plus rien
! »
Une fois encore, le vieux Jacob
sourit de la curiosité
perspicace de son petit-fils. Il s'y reconnaissait tellement. «
Sais-tu, cette lutte n'était pas de celles qui finissent
en victoire pour l'un et en défaite pour l'autre. Nous avons
peut-être été tous les deux vainqueurs. En tout
cas, à l'aube, il m'a béni ».
- « Et tu ne savais toujours pas qui il était ? »
- « Si, je crois que j'avais commencé
à deviner. Ce quelqu'un que je ne pouvais vaincre, qui venait
se confronter à moi dans ce moment décisif, je commençais
à me dire qu'il devait s'agir de Dieu lui-même. D'ailleurs,
il m'avait dit lui-même que j'avais lutté avec Dieu.
Et quand il me bénit, ce fut soudain très clair pour
moi, comme la lumière du jour qui peu à peu faisait
sortir le paysage de l'ombre : c'était Dieu, j'avais lutté
avec Dieu, il m'avait frappé à la hanche, puis m'avait
béni ! Alors, j'ai appelé ce lieu Peniël, c'est-à-dire
“Face-de-Dieu”. »
- « “Face-de-Dieu” ? Quel drôle de nom pour
un lieu ! » s'exclama Éphraïm.
- « Oui, tu as raison ! C'est un drôle de nom. Mais
tu sais, j'avais vraiment vu Dieu face à face, expérience
extraordinaire, inquiétante. J'aurais pu y perdre ma vie.
Mais j'étais encore en vie, et surtout, la lumière
s'était faite. Le soleil se levait. Mon aurore était
là, et je pouvais maintenant aller à la rencontre
de mon frère Esaü, plein de ce face à face avec
Dieu. »
Ils furent soudain interrompus. « Éphraïm,
viens, j'ai besoin de ton aide ! »
C'était sa mère, Asenath, la femme de Joseph, qui
l'appelait.
- « Tout de suite, maman, je viens ! » répondit
Éphraïm. Mais déjà il se retournait vers
son grand-père et lui dit : « Juste une question encore,
grand-père... »
- « Vas-y, mon fils, mais après, tu iras aider ta mère.
»
- « Comment as-tu pu demander à celui
qui avait lutté contre toi et qui t'avait frappé à
la hanche de te bénir ? »
Jacob parut embarrassé : « Ah ! si je savais moi-même.
J'y ai réfléchi souvent. Peut-être, quand tout
ce qui est obscur, énigmatique et inquiétant dans
la vie, dans le monde, quand tout cela se rassemble pour se dresser
contre toi, pour engager la lutte au passage du gué, il y
a un moment où tu te dis: "C'est plus fort que moi,
cela me dépasse, quelqu'un est là, dans tout ce qui
me menace", et alors tu lui demandes de se dévoiler,
de se montrer bienveillant, de te donner une promesse qui illumine
tout. »
- « Mais pourquoi adresser ta prière
à celui qui te menaçait ? Tu aurais pu chercher de
l'aide ailleurs ! »
- « Non ! Celui qui bénit ne vient pas d'ailleurs,
il est là, dans la lutte, et la bénédiction
doit jaillir du lieu où tout se décide, du lieu où
la lutte se déroule. »
- « Mais tu t'étais roulé dans
la poussière avec lui, tu avais lutté avec lui ! »
- « Oui, mais tu sais, la prière, c'est toujours un
peu comme une lutte, un combat. Tu y affrontes ce qui t'angoisse,
et ça peut être long jusqu'à ce que la lumière
se fasse, jusqu'à ce que l'aurore arrive et qu'elle inonde
de clarté l'obscurité qui t'envahissait. »
- « Cette nuit-là doit t'avoir changé,
grand-père. Tu as changé de nom, mais es-tu aussi
devenu un autre homme ? »
Jacob avait maintenant l'impression d'être repoussé dans
ses derniers retranchements par les questions de son petit-fils.
- « Écoute, petit, ta curiosité m'épuise.
Je suis vieux, tu le sais. Je suis resté Jacob. On est ce
qu'on est. On ne se quitte pas si facilement soi-même. »
- « Mais alors, rien n'a vraiment changé
? » demanda Éphraïm, visiblement déçu.
- « Si, la lumière de l'aube de Peniël est restée
dans ma vie, même si elle ne m'a pas transformé de
fond en comble. Elle m'a accompagné, comme une bénédiction
constante. Ce matin-là, j'ai pu aller à la rencontre
de mon frère Esaü. Ayant vu Dieu face à face,
j'ai pu regarder Esaü face à face. La face d'Esaü
a été pour moi comme la face de Dieu [cf. Genèse
33/10]. Peniël est devenu la possibilité d'aller vraiment
à la rencontre des autres, délivré de moi-même. »
- « Tu dis "délivré de moi-même",
mais tu boitais. N'as-tu jamais souhaité être délivré
de ce handicap ? N'as-tu jamais prié pour en être débarrassé ? »
- « Oh si ! Cela m'est arrivé ! Mais, de plus en plus,
j'ai appris à vivre avec ce problème. C'est devenu
pour moi comme une marque, un signe de la bénédiction
reçue. Un nomade qui doit beaucoup marcher et qui est touché
à la hanche : cela exprimait bien que Dieu me disait sa présence
au point névralgique. Un nomade vraiment béni doit
probablement boiter. En tout cas, je ne pourrais plus m'en séparer. »
- «Éphraïm, si tu ne viens pas bientôt,
je viens te chercher par les oreilles !» Sa mère s'impatientait.
« D'ailleurs, cesse d'importuner ton grand-père avec
tes questions, tu ne vois pas qu'il est fatigué ? ».
- « Je viens, maman. J'arrive ! Mais, dis-moi, grand-père... »
- « Une dernière question, hein ! dit Jacob, vraiment
une toute dernière ! »
- « Grand-père, est-ce que tu crois que je devrai aussi
un jour lutter comme toi ? »
Jacob était ému. « Je ne sais
pas, Éphraïm. Je ne te le souhaite pas, mais je ne peux
pas l'exclure. Tous les humains ont, dans leur vie, des passages
à gué, avec leurs obscurités et leurs aurores.
Je ne suis pas le maître de ta destinée, ni toi d'ailleurs.
Mais quelle qu'elle soit, celui qui en tisse la trame est aussi
celui qui te bénira... Mais va maintenant, va, ta mère
t'attend depuis longtemps ! »
L'enfant se leva, se dirigea
vers la porte, puis soudain se retourna et dit : «Tu sais, grand-père, il y a quelque
chose sur ton visage qui nous raconte Peniël !», puis
il sortit, un peu gêné.
Le vieux Jacob resta assis.
Il était épuisé
par cette longue conversation astreignante, mais il se dit encore
que le grand tisserand qui tisse la trame de la vie des humains
était un bien grand artisan, inquiétant et bienveillant
à la fois. Lutte et bénédiction s'étaient
relayées à travers tous les jours qu'il avait vécus
avec ce Dieu tisserand.
Il remercia Dieu dans une brève prière,
puis, bercé par les bruits de la maison, il s'assoupit en
murmurant: « Amen. »
Pierre Bühler, Université
de Neuchâtel, Faculté de Théologie
Études théologiques et
religieuses, 1996/2 - P. 259 à 263
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