Heidi Christmann
Le suicide est le seul problème philosophique
vraiment sérieux disait Albert Camus qui s’est lui-même
suicidé dans les années cinquante. Certes, le suicide
reste une question ouverte qui ne s’explique pas mais qui
s’interprète.
Le suicide est le dernier acte
relationnel de celui qui s’en va, sa dernière parole, son dernier message,
sa toute dernière communication disant: c’est à
vous, maintenant, de réfléchir, c’est à
vous de continuer! Celui qui se suicide ferme les yeux à
tout jamais. Il se tait. Et son geste ouvre, avec les vivants, un
débat, un ultime dialogue. Celui qui se donne la mort s’adresse
aux vivants d’une manière tout à fait autre
une fois épuisées toutes les voies de recours de la
parole routinière et sans écho.
Tout homme qui met fin à ses jours pose une
question aux autres sur leur part, sur la sienne, dans la vie qu’ils
ont vécue ensemble dans le partage étrange où
il n’y a plus eu que la mort comme issue. Il nous interroge,
celui qui se détruit. Il nous fait don d’un éternel
«pourquoi».
En présence d’un suicidé, il faut
voir combien son cheminement traduit le fond du désespoir
qu’il a vécu, la tristesse qui l’a accablé,
la douleur qui l’a torturé. Alors on se pose la question:
comment se fait-il qu’un jour l’existence ne semble
plus avoir de sens? Comment arrive-t-il que la vie soit perçue
comme une perte incessante, une avalanche qui précipite vers
l’abîme, inexorablement?
Le suicide, c’est le geste ultime de celui qui
a l’impression de ne plus posséder sa vie, d’avoir
perdu tout contrôle sur les événements. Celui
qui se donne la mort y trouve la seule manière de reprendre
les rênes de sa vie. Il a l’impression de faire un dernier
choix, un tout dernier acte autonome. C’est un message de
détresse que personne auparavant ne voulait entendre. Face
au suicide, on souhaite que tous les êtres dans l’impasse
trouvent à temps un écho de leur parole de vivant,
une réponse à ce qu’ils sont, sans attendre
que leur mort en révèle, trop tard, la rétrospective
nécessité.
Tout suicidaire tire un signal
d’alarme. Il
lève le rideau sur l’heure de vérité,
sur tout ce qui lui a manqué: la compréhension, l’amour,
l’affection, l’estime, les éloges. En somme,
ne fait-il pas le tout dernier effort d’une réévaluation
de lui-même?
Nous avons tous l’impression de vivre dans un
présent ouvert sur l’avenir. Il nous faut la perspective
d’un futur pour que notre existence ait une cible, un but.
Nous désirons tous que notre vie soit un rayon de soleil
qui touche le ciel. Or, le suicidaire n’a plus du tout conscience
d’un avenir qui viendrait à sa rencontre. Il se sent
plutôt attiré par le passé, fasciné par
la mort, absorbé par le néant. Il a l’impression
de marcher négativement par rapport au temps, de tourner
en sens inverse de la terre, et le temps fuit pour lui d’une
manière atroce.
Notre existence ressemble souvent à un champ
dépouillé, dénudé, à un vaste
cimetière abandonné sur lequel tombe un silence froid.
Et la corneille décrit ses tourbillons noirs sous un ciel
de suie. Pourtant, sur des champs pareils le paysan sème.
Il sème dans ce vide, dans cette terre en friche, cette lande.
Il ouvre la main et les grains tombent. Les grains de fécondité
se logent dans la poussière. Les grains d’espoir s’agrippent
à la glèbe pour former des rejetons; comme s’ils
voulaient attester que la vie restera toujours victorieuse. Comme
s’ils voulaient confirmer que la vie est éternelle.
Le paysan sème car
il connaît le mystère de la vie. Même si les
feuilles tombent, le paysan sait que le printemps suivra l’hiver.
C’est ainsi que nous devrions voir la vie et vivre notre
vie. Au long des saisons stériles de l’existence,
il y a toujours un printemps, et dans les profondeurs de la
détresse,
il y a toujours un grain de fécondité. Il y a toujours
un espoir qui attend derrière la porte fermée. Toujours
une lumière dans les ténèbres les plus épaisses.
Toujours un avenir en bouton qui veut s’éclore
en rose. Toujours un bonheur qui veut venir et qui vient lorsqu’on
lui cède le pas. Il y a toujours un demain, un lendemain.
Il y a toujours un horizon derrière les fenêtres
de ma maison, un ciel prometteur d’où le soleil
se lèvera.
Et ma vie, voulue par Dieu et désirée par lui, ma
vie est comme un fleuve de lumière qui s’écoule
des vallées de la Création jusqu’à l’océan
de l’Éternité!
Heidi Christmann, pasteur,
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