Jean-Paul Sorg
J’avais pris l’habitude de distinguer
trois grands philosophes protestants français du XXe siècle
: Jacques Ellul (1912-1994) et Georges Gusdorf (1912-2000), nés
la même
année dans le Bordelais, et le troisième, d’un
an plus jeune, Paul Ricoeur, qui vient de mourir le 20 mai 2005, à l’âge
de 92 ans. Mais voici qu’on me signale un quatrième, à l’occasion
du centenaire de sa naissance le 21 juin 1905, Jean-Paul Sartre
en personne, le plus considérable donc ! Le plus redoutable
!
Dans un article paru dans Le Monde (daté du
22 juin 2005), Annie Cohen-Solal, a insisté sur son enracinement
dans le protestantisme libéral, dont la substance lui
aurait été transmise
(inoculée) par le grand-père, Charles Schweitzer,
lui-même
fier héritier et membre conscient d’une nombreuse
tribu d’instituteurs et de pasteurs libéraux, parmi
lesquels son jeune frère Louis « le pieux »,
pasteur en Alsace, à Gunsbach, et père du fameux
docteur (devenu) Albert Schweitzer.
C’est de cette culture
protestante libérale et à tendance
laïque, plus que religieuse, que proviendrait chez Sartre « la
radicalité d’une certaine exigence éthique »,
qui l’avait rendu et le rendrait encore, vingt-cinq ans
après
sa mort, « inacceptable dans une France en grande majorité catholique
et réfractaire à la confrontation avec ses propres
blessures ».
Voilà une thèse sympathique,
séduisante à première
lecture. Mais à la seconde, après réflexion
(sic) et examen des textes mêmes de l’autobiographie, Les Mots,
on est pris de doutes et on finit par se dire que l’origine
de la radicalité sartrienne demande d’autres
analyses.
Auteur de la passionnante et méticuleuse
biographie Sartre 1905-1980, Annie Cohen-Solal exalte
cette radicalité,
en fait la vertu principale d’un philosophe qu’elle
trouve « prophétique »,
toujours « subversif » et visionnaire. Elle déplore
qu’il reste « frappé d’anathème
chez nous »
(est-ce bien vrai ?), stigmatisé comme « un
mauvais maître » (on n’a pas l’impression),
alors qu’ailleurs dans le vaste monde il demeure une
« référence
obligée ».
Sourions et posons-nous
deux questions.
La radicalité dont
sa biographe le crédite est-elle vraiment et comme a priori une
vertu ? Un gage de pureté, d’authenticité,
et une manifestation toujours de courage intellectuel ?
Axiome caché :
une pensée réputée radicale, allant
jusqu’au
bout de sa logique, serait toujours a priori de
meilleure qualité et
davantage vraie qu’une pensée… non radicale,
molle donc, tiède ou timide, hésitante, scrupuleuse.
De quel côté la virilité et en un
sens (au premier sens) la virtu, en effet ?
Une partie dominante de l’intelligentsia
française répugne à remettre en question
cet axiome et cette… axiologie, dont elle ne voit
même
pas le côté… macho ! Un radical pousse
les conséquences
jusqu’à la violence si nécessaire,
et il la pense nécessaire,
il donne des coups. Ainsi
apparaissait Sartre, effectivement, ainsi il se voulait,
sans complaisance et sans compassion,
comme Annie Cohen-Solal l’a par ailleurs très
bien montré tout
au long de son ouvrage ! Hasard amusant : deux jours après
cet article d’hommage, écrit
pour commémorer le centenaire de la naissance
de Sartre, paraissait dans le même journal Le
Monde (à la date donc du 24
juin) une chronique de Robert Redeker, philosophe membre
du comité de
rédaction de la revue Les Temps modernes, qui
mettait vigoureusement en question l’idéologie
de la radicalité, la
dénonçant comme un « fondamentalisme » à la
vérité, « celui de la politique pure »,
en tant que volonté de puissance et foi dans le
pouvoir de la volonté. On observe aujourd’hui
une résurgence
des habitudes de radicalité dans une partie de
la gauche française,
chez les altermondialistes en particulier et les autres « nonistes » de
gauche.
Mais qui est responsable ? Qui continue d’exercer
ainsi une pernicieuse influence sur nos contemporains
? Carl Schmitt, le
lointain auteur fasciste de La notion de politique en
1932 ! Pas Sartre ! Pas le patron Sartre, patron fondateur
des
Temps Modernes.
Tabou, lui. Préservé.
Et pourtant ? La radicalité,
audible jusque dans le timbre de sa voix, dans sa diction
tranchante, sans tremblement, et si nette
dans son style, la couple de ses phrases, n’avait
cessé de
figurer pour Sartre comme une marque d’excellence
et elle a fonctionné par là même
comme un élément
permanent de séduction. L’homme jugeait
bon de refouler sa tendresse et de jouer les durs sur
la scène intellectuelle,
parisienne et mondiale.
Ses personnages principaux
dans lesquels il se dédouble et auxquels il
engage les lecteurs à s’identifier
ne se comportent pas autrement, à leur échelle.
Roquentin contre l’Autodidacte qui soupire, le
pauvre, qu’ « il
faut aimer les hommes ». Mathieu contre tous
les salauds qui toujours s’arrangent pour gagner.
Sartre en personne contre Camus et Merleau-Ponty, notamment,
condamnés pour leur modération.
Ils avaient commis la faute de pactiser avec l’ennemi
de classe ou de baisser les bras dans
le combat révolutionnaire.
Radicale par définition, par détermination,
la révolution
est virile, tandis que le réformisme… ?
Une affaire de gonzesses !
Dans la même dynamique
: radical l’athéisme et
athée la radicalité. Michel Onfray applaudit.
L’agnosticisme,
auquel « s’arrêtait » Camus
? Manque de détermination
! Manque de fermeté ! Quant aux croyants, leurs
fadaises sont philosophiquement disqualifiées,
avant même qu’ils
n’ouvrent la bouche. Est-il alors judicieux,
ce sera notre deuxième question, de tirer une
ligne droite, d’établir
donc une continuité entre cette radicalité de
principe ou de passion, placée au somment de
la hiérarchie des
valeurs, et l’éducation libérale
protestante qu’aurait subie (ou dont aurait bénéficié)
jusqu’à dix ans l’enfant Jean-Paul
Sartre (Poulou), de la part de son grand-père
Karl ?
À
l’appui de sa thèse, Annie Cohen-Solal rapporte l’extrait
d’un entretien que Sartre avait donné à Radio
Canada en 1967. Il y citait Luther comme une évidence.
Luther qui disait que « tous les hommes sont
prophètes ».
C’est la théorie du sacerdoce universel.
Une théorie
radicale et généreuse, en effet,
radicalement démocratique.
Mais elle n’a jamais été appliquée
durablement. Du luthéranisme est sortie
une nouvelle Église, avec
ses clercs patentés et sa hiérarchie
au moins implicite. Le courant libéral du
protestantisme en fait partie. Pas si minoritaire
en France, dans la deuxième moitié du
XIXe siècle et au début du XXe, que
se plaît deux
fois à le souligner Annie Cohen-Solal, tant
dans son article que dans sa biographie. « Et
si c’était au nom
des valeurs de cette minorité dans une minorité,
les protestants libéraux, que Sartre dérangeait… ? » (1) « Les
Schweitzer avaient tous appartenu à cette
minorité sûre
de sa foi, forte et fière, à cette
minorité pure,
républicaine et militante, à cette
minorité dans
une minorité : les protestants libéraux. » (2)
Mais qui chez les Schweitzer était
libéral
ainsi ?
Le pasteur de Gunsbach et son fils, sans
doute, dans leur ministère
même et par leur position théologique.
Mais le professeur Charles Schweitzer ? Son petit-fils
le présente comme un chrétien
de convenance, de confort, pas radical pour un
sou, croyant davantage au Progrès, à l’humanisme,
qu’au Dieu de
Jésus. « Ce luthérien ne
se défendait
pas de penser, très bibliquement, que
l’Éternel
avait béni sa Maison… ». C’est
contre cette bonne conscience satisfaite, contre
cette inauthenticité,
que Jean-Paul Sartre, qui fut d’ailleurs
baptisé catholique,
enragera et se radicalisera, peut-être
miné en
douce par le scepticisme insidieux de sa grand-mère,
Louise Guillemin, qui « pensait droit et
mal, parce que son mari pensait bien et de travers »!
Explication
trop rapide, certes. Ces sortes de généalogie
d’un caractère ou d’une éthique
ne rendent jamais compte de tout et n’épuisent
pas la contingence. Soit dit seulement pour
problématiser
une des hypothèses de travail de la
biographe. En résumé,
Karl (Schweitzer), qui monopolisa l’éducation
de son petit-fils adoré jusqu’à ses
dix ans (avant de consentir enfin à son
inscription à l’école
publique), n’était pas fortement
protestant ni spécialement
libéral. Et Sartre peu à peu,
en philosophie comme en politique, ne s’affirmera
en rien comme un libéral,
mais comme un radical enclin à justifier
le recours à la
violence et des formes de dictature au moins
transitoire. Sa philosophie de la liberté même
est radicale, pas libérale.
Maintenant,
quelle référence chercher en
lui, dans l’exemple de sa vie et son œuvre,
pour penser le monde d’aujourd’hui,
en vue de demain ? Avons-nous besoin de sa
radicalité au fond haineuse ? De sa
haine systématique
des bourgeois, dont il se vantait qu’elle
ne s’éteindrait
en lui qu’à son dernier souffle
? L’état
du monde s’explique-t-il simplement
par la domination de ces salauds de capitalistes
ou de bureaucrates ? Ne trouverions-nous
pas plutôt de meilleurs outils et de
meilleurs modèles
intellectuels auprès de penseurs plus
doux, plus scrupuleux, plus attentifs à la
complexité des situations politiques
et qui tentent de comprendre la ténacité du
mal sans incriminer la méchanceté de
quelques-uns ?
Et puis surtout : si les problèmes
au XXIe siècle seront
d’ordre écologique, de sauvegarde
des conditions de la vie, quelle aide trouver
auprès d’un philosophe qui
détestait ouvertement la nature,
qui abhorrait, selon les mots de Simone
de Beauvoir, « la
vie grouillante des insectes et la pullulation
des plantes vertes ». Son horreur
de la chlorophylle est devenue une triste
légende
littéraire. Il n’en
avait que pour l’homme. « Il
n’y a finalement que
l’homme », tranchait-il. Insoutenable
anthropocentrisme.
Les périls de
l’heure (processus de réchauffement
climatique, pollutions, déforestation,
désertification
croissante, épuisement des ressources
naturelles, etc.) nous obligent à penser
plutôt sans Sartre ou contre Sartre.
Ce
pourrait être la revanche philosophique
de son cousin, enfin cousin germain,
Albert Schweitzer dont les principes
conjoints de
respect de la vie et de responsabilité (« élargie à l’infini
envers tout ce qui vit ») correspondent
exactement aux exigences et à la
nécessité de l’écologie.
Est-ce
donc Albert Schweitzer (1875-1965),
et non du tout Sartre, qui serait
le quatrième grand philosophe protestant
français
du XXe siècle ? Oui, mais nous
sommes très peu à le
savoir, aucun philosophe français
vivant ne s’en doute
encore ! On s’en apercevrait
si son œuvre philosophique était
enfin traduite en français et éditée à Paris
!
Jean-Paul Sorg, Buhl
( 1 ) Le Monde, « Point
de vue », 22 juin 2005.
( 2 ) Ouvrage cité, Sartre 1905-1980, folio essais, p. 53.
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