Jacques Chopineau
1 - À propos
de religion
2 - Religion ou doctrine
3 - Qu’est-ce qu’une
religion ?
4 - L’essentiel
demeure
À propos de religion
Deux mots sur un sujet immense : la religion.
Non cette « religion » confessionnelle,
dogmatique, « reconnue » ou non, qui fait partie
des meubles de notre civilisation. Non cette coutume jadis régulière,
mais en perte de vitesse, en Occident, depuis l’époque
des Lumières.
Une religion fait partie de l’universel humain. On en trouve
des traces dès le surgissement de l’homme. Il n’a
jamais existé de civilisation (même « primitive »)
sans religion. Quelles qu’en soient les formes ou les enseignements,
une religion, toujours, est un élément de la culture
humaine.
Au cours de l’histoire, ces formes religieuses ont pris habituellement
un vêtement doctrinal et se sont incarnées dans
des usages spécifiques. En sorte que des « vérités » se
sont parfois localement imposées et se sont mêmes étendues
dans des luttes terribles. Mais là n’est pas notre
propos.
La réalité humaine est semblable à un iceberg
: une partie visible, émergée, et une grande part invisible,
sous la ligne de flottaison. Un monde clair (rationnel, logique)
et un grand monde obscur. L’ensemble constitue l’humain
dont la religion est un langage qui peut aussi donner accès
au monde obscur.
Le monde des profondeurs est un vaste réservoir grouillant
de vie. Il contient le pire et le meilleur. À la religion
de poser des barrières que les monstres des profondeurs
ne pourront pas franchir.
L’homme religieux peut descendre dans les profondeurs sans
perdre le fil qui relie à la surface. Sans ce fil,
il se perdrait. Mais sans connaissance des profondeurs, il
ne toucherait que les
surfaces. Dans ce cas, sa religion serait formelle et, pour
ainsi dire, superficielle. Vision, pressentiment, nouvelle
conscience, intuition (grande
polysémie
de ce terme !)… sont parfois des regards plongeant
dans ce monde obscur.
Mais dans ce même monde des monstres
dormants s’éveillent parfois, et font des
ravages si on les laisse pénétrer dans le
monde des vivants. Ce fut le cas, jadis, de l’inquisition,
mais ces monstres n’ont
pas toujours un vêtement religieux. La folie nazie,
comme celle qui a nourri le goulag ou les massacres d’un
Pol Pot et de plusieurs autres… n’ont pas de
vêtement religieux.
Le fanatisme doctrinaire (et sa « logique » retournée)
suffit.
La pensée claire ne connaît les monstres des profondeurs
que lorsqu’ils font surface –ce qui, souvent, est un
malheur pour les personnes.
Cette pensée claire ne peut que
déduire, induire, distinguer, décrire par analogie… C’est
ainsi qu’elle peut donner une forme pensée (voire dogmatique) à cet
inconnaissable. Elle peut aussi prétendre utiliser «
logiquement » des
forces qui la dépassent. Pourtant, cette utilisation
n’est pas sans risques. Surtout
si l’esprit de système (cette sclérose
de la pensée) intervient. Ce peut être alors
une irruption, dans le champ de la conscience, de forces
insoupçonnées
Et comment les monstres sont-ils renvoyés dans les ténèbres
? Comment leur interdire l’accès au monde humain ? La
réponse des religions est de placer une borne claire : l’amour
du prochain est, concrètement, le premier pas de toute attitude
religieuse : Ne fais pas à autrui ce que tu ne voudrais pas
qu’il te fasse. « Ce
que vous voulez que les gens fassent pour vous,
faites-le pareillement
pour eux». Luc 6,31
Selon les traditions religieuses, les formulations
peuvent être différentes,
mais le critère est fondamentalement le même. Inversement, là où cette
borne n’est pas clairement posée, les démons peuvent faire
irruption dans le monde des humains et même avoir de bonnes « raisons » pour
cela. Même un démon se donne habituellement un beau visage
Religion ou doctrine
Beaucoup parlent de religion en confondant,
par la force d’habitudes langagières,
religion et doctrine religieuse. Ils parlent ainsi -parfois très savamment-
d’histoire, de notions, de coutumes religieuses, en croyant parler de religion.
Certes, toute religion s’habille de doctrine et se donne des arguments
propres à expliquer ses pratiques. Mais cela ne concerne que l’habit,
non le corps. Une religion n’est pas identique à une confession
religieuse. À moins de considérer que la religion est une manière
de penser –voire une collections d’habitudes de comportements, en
conformité avec un usage religieux local, éventuellement majoritaire.
Il y a, évidemment, une intersection entre religion et doctrine religieuse,
mais non une identité.
On peut ainsi parler savamment de telle
religion sans être soi-même
pratiquant de la « religion » dont connaît bien l’histoire.
On peut même être savant sans y rien connaître autrement que
par des lectures et des réflexions.
On peut aussi être un dignitaire de telle religion et avoir intérêt à ce
que cette religion étende son influence. Dans ce cas, telle « vérité » sera
mise en avant et telle variante sera jugée non-conforme, voire hérétique.
C’est alors le pouvoir qui est en cause, sous couvert de religion.
Entre tous ceux-là, le trait commun est que la religion est identifiée à une
doctrine et à une « pratique » extérieure, à une « vérité » conceptuelle
d’articles de foi, et finalement, d’une « foi » identique à une
croyance….. Bref, nous sommes en présence d’un contresens
courant.
À
l’inverse, des gens très religieux peuvent n’avoir aucune
confession particulière et aucune « foi-croyance » de référence.
Cette indifférence confessionnelle peut aller de pair avec une attitude
profondément religieuse dans la vie quotidienne.
D’autre part, cependant, le changement du panorama religieux de notre occident
est considérable. Comme le remarque un spécialiste (Odon Vallet)
: « Dieu n’est pas mort, il a changé d’adresse ».
Cette boutade contient une part de vérité : les spiritualités
qui irriguent la conscience religieuse sont beaucoup plus diverses que les confessions
reconnues ou les statistiques officielles attachées aux pratiques anciennes.
Pour autant, il n’est pas certain qu’on puisse suivre cette opinion,
aujourd’hui répandue, d’un actuel grand marché religieux
dans lequel iraient s’approvisionner les foules en quête de religion.
Comme si le religieux était un produit de consommation.
Et pas davantage, il ne convient d’acquiescer à cette pensée
selon laquelle le besoin religieux (et cette déperdition du religieux
d’autrefois) se répartirait, s’émietterait, en une
foule d’options variées. Comme si la diversité des produits
sur le marché expliquait les choix différents.
Bien sûr, les doctrines évoluent. Le néo-thomisme d’un
prêtre romain des siècles passés n’a pas grand-chose à voir
avec la philosophie pratique d’un curé d’aujourd’hui.
De même, la pensée d’un moderne protestant libéral
est parfois éloignée de la doctrine calviniste ou d’un néo-barthisme
naguère répandu.
Pour tous, à chaque époque, les pensées sont différentes,
lors même que ceux qui les proclament sont convaincus d’énoncer
un message originel « authentique ».
Dans tous les cas, aujourd’hui, le religieux n’est pas en crise.
C’est plutôt l’athéisme triomphant qui serait en crise.
Un homme cultivé de la fin du dix-neuvième siècle et des
décennies suivantes pouvait mettre dans le même panier religions,
superstitions, obscurantisme etc… Tout cela s’opposait au rationalisme, à la
science, au progrès etc… Cette manière de voir a fait long
feu. Comme toujours, le « progrès » est aux mains des puissants
qui l’orientent à leur profit. Le pouvoir a changé de mains,
sans doute, mais il reste ce qu’il est.
D’autre part, cependant, après des avancées formidables des
sciences et des technologies (inimaginables au dix-neuvième siècle),
il ne manque pas, aujourd’hui, de scientifiques de haut niveau qui sont
des adeptes de telle ou telle religion.
Et l’on voit même des scientifiques qui pratiquent l’astrologie,
chose presque impensable il y a un siècle ! L’irrationnel n’est
pas l’obscur. Mais l’obscur n’est pas épuisé par
une approche rationnelle. C’est ce qu’on connaît mieux aujourd’hui.
Certainement, la rationalité n’est pas ici le critère convenable.
D’ailleurs, il est clair qu’un faussaire ou un meurtrier ne sont
pas moins rationnels que leurs victimes. De même, un lanceur de bombes
peut être de formation scientifique. Le crime aussi évolue…
Qu’est-ce qu’une religion ?
Il n’est pas question ici d’entrer, même brièvement,
dans les nombreux débats sur le sens du mot. D’ailleurs, les ouvrages
sur la question ne manquent pas. Il faut cependant rappeler ce qui est fondamental
dans la pratique « religieuse » (non forcément « confessionnelle »).
Religion et confessionnalisme sont deux choses différentes. Un agnostique
peut être religieux, sans pourtant le paraître. Un pratiquant (voire,
un pratiquant fanatique) peut avoir des actions motivées par tout autre
chose que par ses « croyances » extérieures. Ne sont pas religieux
tous ceux qui en portent les habits.
Mes grands-parents communistes avaient des
comportements de type religieux. Pourtant, ils étaient violemment opposés à une confessionnalité dominante
(en l’occurrence : catholique romaine, mais s’ils avaient été russes
ou grecs, ils auraient été anti-orthodoxes, et s’ils avaient été danois
: ils auraient été anti-luthériens).
Par contre, honnêteté, véracité, humilité,
attention aux autres…. étaient, chez eux, des pratiques quotidiennes.
Evidemment, aucune religion confessionnelle ne leur prescrivait cette attitude.
D’ailleurs, toute ingérence confessionnelle leur aurait été insupportable.
Rectitude, moralité, humilité… Ce sont là des qualités
morales que l’on attribue souvent à une religion confessionnelle.
Il n’en est évidemment rien. L’injustice ne connaît
pas de telles frontières ; la justice, non plus.
Par parenthèse, certains laïques militants pensent s’opposer à la
religion en combattant telle confession –surtout si cette dernière
est (ou a été) dominante. Il apparaît de plus en plus clairement
que cette attitude héritée de telle histoire locale ne correspond
plus à la réalité actuelle. De là, des critiques
anti-catholiques qui raillent des croyances et des pratiques qui n’ont
cours, aujourd’hui, que chez quelques conservateurs et intégristes
isolés sur leur rocher.
Il est vrai qu’un religieux dévoyé peut être un fléau.
Le passé en fournit bien des exemples. Aujourd’hui encore, des groupes
fondamentalistes ou intégristes (y compris « chrétiens »)
utilisent un vocabulaire religieux pour le mettre au service de comportements
aberrants –voire guerriers. Le présent en fournit quelques exemples
remarquables –surtout aux Etats Unis.
Plus proche de nous, en Europe, il arrive
qu’un clergé, jadis tout-puissant,
se croie encore investi de la tâche d’encadrer et de guider un peuple
vers le salut. Mais aujourd’hui, des comptes peuvent lui être demandés
au sujet de son pouvoir véritable. Les paroles ne suffisent plus. D’autant
que ces paroles ont parfois servi à justifier un pouvoir coercitif, en
même temps que des comportements détestables.
Aujourd’hui, lorsque telle tradition (autrefois régnante) est sentie
comme une répétition vide de sens véritable, alors le chercheur
se tourne vers d’autres horizons. Et c’est bien ce qui se passe sous
nos yeux. Cela ne signifie ni syncrétisme accommodateur, ni éclectisme
opportuniste. Et la mort des confessions héritées des siècles
passés ne signifie pas la mort du religieux.
C’est ici que se situe la rupture avec le passé. Etre religieux
ne signifie pas, aujourd’hui, être obligatoirement un adepte d’une
confession particulière. Naturellement, les christianismes, les judaïsmes,
les islams ou telle forme de religion orientale peuvent –au moins en partie- éclairer
notre démarche et guider notre recherche. La richesse d’une tradition
religieuse peut –si elle est vécue, et non seulement pensée-
rappeler l’essentiel. L’essentiel demeure
En toutes choses, il importe de distinguer
ce qui est essentiel et ce qui est accessoire.
Un
penseur
(il
en est de toutes
sortes) est
caractérisé par
ce qu’il « voit » et décrit. Un homme religieux sait
qu’il « est vu ».
Ce qui signifie qu’il ne peut pas dire
ou faire n’importe quoi (« on ne le saura pas »).
Le religieux n’est pas d’abord celui qui voit, mais
celui qui est vu. La lumière n’est pas la lumière
réfléchie,
mais celle du regard intérieur.
Non les surfaces, mais le cœur. Le
premier pas de toute démarche religieuse
est le suivant : une grande intelligence –très
au-delà de ma compréhension-
me connaît. Rien ne lui est inconnu
de ce que nous faisons ou pensons.
Quel est cet « être » suprême ? Quel est ce « Dieu » ou
ce « Grand Architecte » ? Que je conçoive un super-être
transcendant ou un grand inconscient, ou encore que j’élabore (en
fonction de ma culture) une autre définition, ne change fondamentalement
rien. Une religion n’est pas réductible à une manière
de penser ou de parler. À la limite, les paroles sont dérisoires –en
tout cas inutiles : tel religieux d’une confession toute différente
par les usages peut rencontrer tel autre religieux d’appartenance différente
et, cependant, reconnaître, à la lumière de son expérience
ce que l’autre connaît et vit.
Les doctrines sont bien différentes, mais le regard peut être le
même. Tel moine Zen peut comprendre le vécu de tel moine chrétien.
L’un et l’autre peuvent d’ailleurs reconnaître la profondeur
de telle approche musulmane. Les doctrines sont très différentes,
certes, mais le vécu est analogue. Et tel disciple d’un maître
(terme étonnant pour un moderne) reconnaît ici et là, un
trait de sagesse ou une saveur d’expérience. Un syncrétisme
n’a rien à faire ici, mais seulement une communauté d’expérience.
De fait, on ne peut reconnaître chez l’autre que ce qu’on connaît
chez soi. Une religion est de l’ordre du faire, non de l’ordre du
dire.
«
Ce ne sont pas ceux qui me disent « Seigneur, Seigneur » qui
entreront dans le royaume des cieux, mais celui-là seul
qui fait la volonté de
mon Père qui est dans les cieux ».
Matthieu 7,21
Le premier pas (non le
dernier) suppose l’existence d’un
chemin (1). Les discours n’ajoutent
rien :
«
Ne multipliez pas les paroles, comme les non-juifs, qui s’imaginent qu’à force
de paroles ils seront exaucés. Ne faites pas comme eux car votre Père
sait de quoi vous avez besoin avant que vous le lui demandiez »…
Matthieu 6,7-8
La vie humaine est un chemin d’évolution. Une pente naturelle à remonter….
Mais il n’existe pas d’escalier mécanique : les marches doivent être
montées une à une. En ce sens, une pratique traditionnelle peut être
un support de compréhension -au lieu d’être une répétition
de paroles et de gestes appris.
Les commencements du religieux sont
humbles. Viendront ensuite d’autres
pas tels que : prise de conscience de toute ma réalité (sans identification à ce
qui surgit et qui n’est pas moi) ; ruptures de ce perpétuel discours
intérieur ; éveil à une réalité toute autre
; compréhension profonde instantanée…
Toute religion, dans son langage propre,
donne des appuis, des repères,
des jalons sur la voie de la conscience. Et cette conscience est un éveil,
c'est-à-dire une vision abrupte du monde obscur.
C’est ici que les expériences vécues par des anciens peuvent être
des lumières sur la route. Toute terminologie héritée est
respectable, mais -faute d’être comprise- elle peut aussi être
un support illusoire. Des œillères ne sont pas des lunettes.
Il se peut que telle tradition religieuse
véhicule, pour moi, un enseignement
essentiel. Mais une autre tradition religieuse peut véhiculer le même
enseignement dans un langage que, cependant, je ne comprends pas parce qu’il
ne m’est pas reconnaissable. Il en est souvent ainsi. Mais le verbal, le
conceptuel et les doctrines forgées au cours des siècles, ne sont
pas l’essentiel. Le regard intérieur n’a pas besoin de lunettes.
L’image des lunettes mérite qu’on s’y arrête.
En effet, si « voir » est fondamental, cependant, le regard « religieux » est
inversé. Lumière réfléchie ou lumière intérieure
: les sources même sont ici différentes…
Mais cet essentiel ne se confond pas
nécessairement avec la confession
de mes parents, ou de mon milieu d’origine. Et cela ne signifie pas qu’une
sorte de syncrétisme prendrait la place des religions autrefois régnantes.
D’ailleurs, un croyant traditionaliste actuel n’est pas toujours
moins croyant, ni moins traditionnel, que jadis. Et un incroyant actuel n’est
pas nécessairement irréligieux. Il convient de laisser les polémiques
au magasin des accessoires. Ne sont pas religieux tous ceux qui en ont le discours.
«
Il y a bien des demeures dans la maison de mon père» Jean
14,2 Jacques Chopineau, Genappe,
le 18 février 2005
(1) « Chemin » est
un terme caractéristique. Les
premiers chrétiens sont appelés à connaître « les
chemins de vie » (Actes 2,28).
Le terme est appliqué à Jésus
lui-même (Jean 14,6). L’Islam
est –pour ses fidèles
: « la voie de la lumière ».
Mais le terme doit être
bien compris. Le sage indien, Sri Aurobindo,
disait : «
La religion est
une route vers Dieu. Une route n’est
pas une maison ».
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