- Un monde étrange
- Et le religieux ?
- Un autre religieux
- La mort des dogmes
Un monde étrange
Nous vivons dans
un monde étrange. Jamais le monde humain
n’a compté autant de riches, de plus en plus riches,
et dans le même temps : jamais la terre n’a compté autant
de masses pauvres, voire miséreuses. Et cette course folle
est appelée à s’accélérer :
la loi du profit conduit le monde. Evidemment, le système
n’est
pas nouveau, mais il se renforce et se généralise.
C’est là un des visages de la mondialisation.
Dans
ce contexte, les solidarités font parfois partie des
discours, mais (hormis quelques cas isolés) ne font
guère
partie des réalités. Dans ce monde, les dieux
s’appellent
FMI ou OMC. Car les dieux sont des pouvoirs et, comme tels,
ils ont leurs thuriféraires et leurs partisans, leurs
serviteurs et leurs soldats.
En outre, les gouvernements des
pays « indépendants » sont
largement dépendants de forces qui débordent
leurs pouvoirs réels. De deux manières : d’une
part, parce que les anciennes régions ou provinces
se veulent elles-mêmes
des nations (le processus n’en est qu’à ses
débuts)
et, d’autre part, parce que les grands courants économiques
et financiers débordent de plus en plus largement
les anciennes nations.
Un gouvernement mondial est à l’horizon.
Mais que sera-t-il ?
N’y a-t-il pas de relations entre
ces deux tendances centrifuges ? Sans doute pas de volonté concertée,
au départ,
mais on peut prévoir un aboutissement logique de ces
deux cheminements. Non qu’ils soient liés, mais « comme
par hasard » il en est ainsi.
Mort du citoyen et
montée au pouvoir du consommateur. Malheur à celui
qui n’aurait les moyens de consommer toujours plus. Sur ce
sujet souvent débattu, rappelons cet avertissement de Gandhi
:
«
La terre fournit assez pour
satisfaire les besoins de chacun, mais pas assez
pour satisfaire les convoitises de chacun » (1)
Mais
notre monde est celui dans lequel les biens ne sont pas dirigés
vers ceux qui en ont le plus besoin, mais vers ceux qui ont le
plus de richesse pour les acquérir. Richesse et pouvoir
vont bien ensemble. Jusqu’à quand ?
Et le religieux
?
Dans le même temps, nous assistons à une étonnante
montée des religieux dans le monde moderne. Certes,
pour le meilleur et pour le pire, nous y reviendrons. Mais
si les églises
se vident, cela ne signifie absolument pas la fin du religieux.
Après une avancée fantastique
des sciences et des technologies, nous assistons -contre toute
attente- à une
croissance des religions. Il est loin le temps où certains
affirmaient tranquillement que la Science allait chasser
superstitions et religions dans les
ténèbres de la non-science. Cette époque
a vécu,
même si elle garde encore des partisans.
Il importe
de comprendre ce phénomène. Fondamentalement
d’ailleurs, le visage de la science a changé.
Loin de rassurer, le pouvoir des sciences a, aujourd’hui,
des aspects inquiétants. La même rationalité conduit
les recherches sur les vaccins comme sur les armes
mortifères
; sur les maladies comme sur les biotechnologies (qui
ne sont pas toujours libres vis-à-vis des pouvoirs
politiques et financiers), sur la défense de
l’environnement
comme sur la pollution croissante. La même rationalité conduit
souvent les chercheurs et les vendeurs. Les uns ont
d’ailleurs
besoin des autres.
Bref, nous savons de mieux en mieux
qu’il n’est pas de
science du bien. Ni d’ailleurs de science du
beau ou du bon. Il n’est de science que du
vrai, mais ce vrai peut être
commandé par le bien comme par le mal.
Evidemment,
cette montée des religieux risque d’entraîner
une montée des intolérances et des
fanatismes. Nous en voyons des signes tant dans le « christianisme » évangélique
intégriste ou dans un »Islam » ultra-conservateur.
À chacun son « œuvre de Dieu » (Opus
Dei). Mais ces excès ne doivent pas masquer
la réalité du
phénomène, de même qu’une
caricature ne doit pas se substituer au portrait
véritable.
Un autre religieux
Après des siècles d’intolérance,
nous savons mieux, aujourd’hui, que toutes les
religions sont des approximations de la Religion.
Elles indiquent, en tous temps et en
tous lieux, le chemin d’une évolution
possible de l’homme.
Et les jalons, les repères, les symboles,
de ce chemin d’évolution.
La diversité des
cultures et des langues peut donner l’impression
de différences –voire d’oppositions.
Mais tout se passe comme si elles témoignaient
toutes, à leur
manière, de l’existence d’un
pôle unique,
situé au cœur d’un palais aux
mille portes.
Et peu importe quelle est, pour
chacun, la porte d’entrée.
Aucune porte n’est la porte unique par
laquelle tous devraient entrer. Comme si une
seule tradition religieuse conduisait à la
totalité de la vérité !
Une telle croyance est une source de fanatisme.
C’est d’ailleurs pour cette raison
qu’un « œcuménisme » de
rassemblement devra faire place à un
dialogue interreligieux dans lequel toutes
les traditions ont leur place. Unité n’est
pas identité. Il importe de faire
droit à des
approches et des démarches différentes.
Toutes les traditions –pourvu
qu’elles soient vécues- sont
porteuses de lumières
et d’expériences particulières.
Pas de place, non plus, pour un syncrétisme
qui serait rassembleur de petits troupeaux
en un seul grand troupeau. Ce serait là,
d’ailleurs, une conception superficielle
de ce qu’est
une religion. Comme si la majorité faisait
la vérité ou
comme si la diffusion était un critère
de profondeur.
La mort des dogmes
Une
théologie dogmatique est un système de formulations
qui se veulent cohérentes –et qui le sont, en
effet, même si les
postulats de départ sont parfois irrationnels.
Mais ces formulations ne sont pas intemporelles.
Il n’est pas de définitions intangibles.
D’ailleurs, on peut faire l’histoire
de ces « vérités ».
Elles changent selon les temps, les lieux, les
cultures.
Et la religion n’est pas identique à une
histoire des dogmes, ni à une
description savante comme celles que nous fournissent
les histoires des religions. Décrire n’est
pas comprendre. Comprendre n’est pas vivre.
Tant qu’il y aura des humains, il y
aura des religions. Pourquoi ? C’est
que l’homme ne peut pas vivre sans espérance.
Que cette espérance
prenne le visage d’un Paradis, de lendemains
qui chantent, d’un sens
de l’histoire, d’une immortalité espérée,
d’une
vacuité atteinte… Là n’est
pas l’essentiel. Même
si tel horizon était illusoire, cependant
les pas vers cet horizon seraient des pas réels.
C’est la marche qui seule importe.
Il est
bien des visages de cette espérance.
Ce qui est clair est que l’humain
n’est pas borné par la rationalité.
Il arrive souvent que les actions humaines
soient commandées par toute autre chose
que la raison.
Une erreur commune est, d’autre
part, d’identifier
religion et confession. Cela peut, évidemment, se comprendre.
L’histoire est pleine de luttes
d’une confession contre une autre. C’est
ce qu’on a appelé souvent « guerres
de religion ». La plus « grande » étant,
pour un temps, en un lieu, celle qui est la
plus forte… Une autre confusion courante identifie
foi et croyance. Le langage en est, en partie,
responsable. Dans
nos langues (au contraire
de l’hébreu
ou de l’arabe) « croire » et « penser » sont
souvent pris comme des synonymes. Pourtant, aucun
théologien n’a jamais
parlé de « salut par la croyance »,
mais souvent de « salut
par la foi ». C’est même là un
débat souvent
repris depuis la réformation protestante
(sola fide).
De fait, la foi du charbonnier n’est
pas différente
de la foi du savant, bien que les croyances de l’un et
de l’autre soient fort
différentes. Les richesses verbales et
les subtilités de la pensée
ne sont rien au regard de la foi.
Dans tous les
cas, le religieux fait partie de l’histoire
humaine. Les temples égyptiens ou indiens,
les cathédrales
européennes
et autres mosquées splendides, témoignent
de cette aventure du religieux. De même,
les cérémonies et les rituels connus
dans toutes les cultures humaines. Notre monde étrange
ne peut oublier cette dimension humaine fondamentale.
Jacques Chopineau. Genappe,
le 27 mai 2007 (1) Cité par Majid Rahnema : Quand
la misère chasse la pauvreté, Fayard/Actes sud,
2003, p 287. Citation soulignée par tout ce livre admirable.
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