Marthe
Van de Meulebroecke- Des critiques
virulentes
- Un shopping spirituel ?
- La poudre à lessiver
ou les traditions totalitaires ?
- Une dialectique toujours
possible
- Vers un apprentissage du
respect
Des critiques virulentes
Selon l’étymologie, le syncrétisme
renvoie à l’entente entre deux Crétois, réputés,
comme chacun sait, menteurs; entente dans le but évident
de tromper leur monde. D’entrée de jeu, nous sommes
sur nos gardes !
De fait, le mot a, par définition, un sens
péjoratif puisqu’il désigne la combinaison peu
cohérente de propositions contradictoires ou d’éléments
disparates empruntés à des systèmes de pensée
différents, que ceux-ci soient philosophiques ou religieux.
Si l’intégration de ces éléments
s’est poursuivie dans la recherche d’une certaine cohérence,
alors, selon Lalande, il faut préférer le mot « éclectisme ».
Cependant, même définie positivement, cette démarche
(éclectique ou syncrétique) n’éveille
guère de sympathie. Depuis Victor Cousin, elle évoque
la synthèse, académique et superficielle, d’idées
trop générales pour être porteuses d’un
sens concret.
Ajoutons que les appareils ecclésiastiques
suspecteront vite dans ces amalgames quelque dérive individuelle
dangereuse pour les Églises. L’œcuménisme
lui-même-même, pourtant très différent,
n’a pas toujours eu bonne presse ! Et pourtant toutes
les religions n’ont-elles pas intégré, dans
leurs textes fondamentaux eux-mêmes, des éléments
d’origines diverses ? Et ne sont-elles pas traversées,
aujourd’hui encore, par des courants doctrinaux ou spirituels
très différents ?
Un
shopping spirituel ?
De nos jours, les critiques
formulées contre
le syncrétisme sont tout aussi virulentes. Peut-être
plus. Citons au hasard quelques exemples empruntés au compte
rendu d’un colloque consacré à la rencontre
entre bouddhistes et francs-maçons.
- Il ne s’agit pas, dit l’un des participants, «
de faire du shopping spirituel, de batifoler de droite et de gauche,
dans des formes de syncrétisme dans le mauvais sens du terme,
c’est-à-dire de l’éparpillement, de la
dispersion et des distractions (1)».
- Un autre évoque le risque, le danger « de syncrétisme
et de confusion (2).» ,…« J’ai comme l’impression,
intervient Bernard Besret, qu’on est en train de faire du
syncrétisme le dernier des péchés capitaux
(3).»
Bref, le syncrétisme se confondrait-il avec
le shopping spirituel ? Si oui, qu’est-ce que ça veut
dire ? Faut-il automatiquement médire de cette forme de commerce
? Faut-il fermer les frontières de l’esprit! Ou ne
les ouvrir qu’aux fonctionnaires patentés qui ont la
charge de nos âmes ?
La question mérite d’être élargie.
Aujourd’hui les cadres académiques ayant éclaté,
la tentation et la peur du syncrétisme prennent leur source
dans une réalité beaucoup plus profonde et plus angoissante
: celle de la mondialisation. Le shopping ne porte pas que sur des
marchandises (l’habitat, les modes vestimentaires ou l’alimentation).
L’internationalisation des marchés suscite
la rencontre des cultures, bref le phénomène bien
connu de l’acculturation. Et chacun sait que cette confrontation
risque d’altérer la structure des sociétés
les plus fragiles et ne laisse d’ailleurs aucune indemne.
La poudre
à lessiver ou les traditions totalitaires ?
Le premier risque, c’est la banalisation, l’uniformisation.
Des articles identiques envahissent les marchés (sans tenir
compte d’ailleurs des besoins réels des peuples). Certes,
il faut résoudre le problème du logement en Chine.
Mais quand des immeubles tours d’un goût douteux poussent
sur les ruines du vieux Pékin, on ne peut s’empêcher
de s’inquiéter. A quoi bon encore voyager ? Et quand
les autoroutes d’un syncrétisme superficiel auront
gommé la particularité des chemins spirituels, à
la longue, il y aura de quoi décourager le tourisme philosophique
lui-même !
On peut déplorer aussi l’effet de mode.
Grâce à des méthodes publicitaires analogues,
on peut lancer une poudre à lessiver ou une thérapie
spirituelle. Déboussolés et souvent incultes dans
ce domaine, certains sont prêts à avaler n’importe
quoi. Sans aucun sens critique… Ceci les amène parfois
à troquer l’orthodoxie de leur enfance contre l’enfermement
pire de groupes fanatiques (je préfère ne pas utiliser
le mot «sectes» qui recouvre n’importe quoi).
D’autres au contraire restent peut-être trop ouverts
de façon permanente. Sans se donner le temps de faire le
point. Ils empruntent à la fois plusieurs chemins et, par
la force des choses, ils réduisent leur engagement au discours
conceptuel. Sans essayer d’en faire l’application concrète.
Autrement, ils se sentiraient écartelés.
Cependant ce qu’on a appelé parfois la
«déterritorialisation» n’explique pas seule
l’émergence de nouvelles formes de syncrétisme.
La mondialisation actuelle (libre circulation des marchandises et
des idées) a été précédée,
grâce notamment à la laïcisation des sociétés,
d’une émancipation des individus par rapport à
leur communauté traditionnelle. Déjà, à
l’intérieur de leurs frontières nationales,
ils ont acquis la possibilité de choisir entre plusieurs
confessions religieuses, de les rejeter toutes ou même, éventuellement,
de se livrer à ce que d’aucuns appelleront du shopping.
Ils sont apparemment libres. Certains diront qu’ils flottent.
En réaction contre un individualisme, jugé
égoïste et dépourvu d’esprit communautaire,
les intégristes de tous bords ont prôné à
la fois la fermeture des frontières économiques et
le retour à des traditions totalitaires.
Est-ce la solution ?
En fait, la rencontre des systèmes de valeurs et des systèmes
symboliques qui les véhiculent est inéluctable. Inutile
de s’enfermer dans des traditions closes et tournées
uniquement vers leur passé. Les ondes dues au choc des cultures
ébranleront tous les blocs fermés (cf. les mouvements
actuels qui font surface en Iran).
Une dialectique toujours
possible
Plutôt que de se lamenter contre ce monde décoiffant,
voué au changement et à l’ouverture, sans doute
vaudrait-il mieux former des individus assez solides pour les affronter
et les gérer.
Ici, il convient peut-être d’arrêter
un instant notre attention sur la notion d’individualisme.
On a coutume aujourd’hui d’identifier l’individualisme
et l’égoïsme «dérégulé»
de l’homo economicus néolibéral.
Or qui dit que l’individu est incapable de générosité
? Qui dit qu’il se construit seul dans n’importe quel
milieu social, qu’il n’a pas faim de justice et qu’il
n’a pas besoin d’aimer et d’être aimé ?
Et si l’individualisme pouvait désigner
aussi un effort pour développer la maturité des individus,
maturité qui leur permettrait d’accéder à
l’autonomie, c’est-à-dire de se respecter les
uns les autres, de décréter ensemble les règles
économiques, sociales et politiques qui assureraient le meilleur
développement possible pour tous et pour chacun… On
peut rêver. On doit rêver. Ou alors renoncer à
la démocratie. Défendre la dignité de l’individu
postule une réflexion et une action sur la société
où il est appelé à vivre.
La Déclaration Universelle des Droits de l’Homme
est construite dialectiquement autour de ces deux pôles :
respect des individus contre l’arbitraire du pouvoir, obligations
des États à l’égard des individus. Beaucoup
en parlent, mais souvent à des fins de propagande. Si les
États s’en inspiraient réellement, la mondialisation
serait moins menaçante et acquerrait une dimension éthique
qui lui manque cruellement. Malgré les efforts de quelques-uns.
Et peut-être alors, le réflexe de repli sur soi, de
fermeture et de crispation sur un passé révolu, réflexe
qui suscite les fondamentalismes, ferait-il place a plus de sérénité.
Vers un
apprentissage du respect
Si j’ai cru nécessaire de faire un détour
allusif en traversant à la hâte les plans économique,
politique, social et éthique, il nous faut redescendre plus
profondément jusqu’au niveau où l’esprit,
la sensibilité et le corps s’enracinent dans le monde
(ou parfois s’en détachent). Dans cet univers sans
frontières, tous les chemins peuvent s’entrecroiser
et donner lieu à ce que d’aucuns stigmatiseront aussi
sous le nom de syncrétisme.
Je ne tiens pas au nom, mais à la chose. Ce
syncrétisme d’un nouveau genre, si syncrétisme
il y a, ne consiste plus à faire coexister des systèmes,
ni à bricoler des parures exotiques. Il s’agirait plutôt
pour chaque homme, pour chaque femme, de poursuivre son propre chemin
spirituel le plus concret, qui, certes, prend son départ,
son origine dans un environnement proche, mais peut, par la suite,
trouver dans d’autres verts pâturages de quoi se nourrir
ou de quoi se reconnaître.
Un tel voyage intérieur demande et en même
temps développe cette maturation dont nous avons déjà
parlé, maturation qui confère aux êtres le pouvoir
de se gouverner soimême, en s’assumant et en se dépassant.
Sans ce pouvoir, toute action risque de dévier et de se
corrompre.
Cette maturation ne peut se
poursuivre dans un milieu fermé et trop protégé. Mais elle ne peut non
plus s’orienter sans une formation culturelle solide et approfondie
par la connaissance critique des grands textes de l’humanité.
Il serait urgent de mettre au
point cette formation dans tout programme éducatif. Ce serait le meilleur moyen
de défendre les jeunes contre les influences délétères
de certains prosélytes, mais surtout de leur donner la capacité
de comprendre les autres dans leurs diversités et dans toutes
leurs nuances particulières. C’est à ce prix
seulement que les nouvelles générations pourront trouver
un équilibre.
Le shopping, après
tout, cela s’apprend, qu’il soit spirituel ou non !
Marthe Van de Meulebroecke,
Philosophe agnostique, Vivre 98/3 Juin
1998
1- Questions de…,
Franc-maçonnerie et bouddhisme, Albin Michel, 1995, p.117
2- Ibid., p.71
3- Ibid., p.114
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