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 LibreSens
La saison des masques


Heidi Christmann

- 1 A l'aube du mercredi des cendres
- 2 Le masque, c'est l'œuvre de l'homme
- 3 Le masque originel
- 4 Le Carnaval des fous
- 5 Le carnaval est terminé

Le Carnaval, c'est la saison des masques, des faux visages en carton, en papier mâché. Le Carnaval, c'est la saison où l'on se couvre le visage de masques de velours, de masques de cire, de masques en plastique.

Au Carnaval, on aime quitter son identité, et se glisser dans une autre, dans celle d'une haguette, d'un gilles, d'un chinel, d'un Blanc-Moussis, d'un ours, d'un loup.
Au Carnaval, je suis qui je veux être: je prends la beauté de la princesse, le pouvoir de l'homme d'état. Je suis clown, diable, prêtre, vampire. Je prends une autre identité, je joue un autre rôle.

Je quitte le monde de tous les jours, l'habitude, la monotonie, l'uniformité.
Portant un masque, je me laisse aller, je fais ce que je veux, je dépasse les bornes, je franchis les seuils, sans prendre de responsabilité car l'anonymat me protège.

Le Carnaval, c'est la saison des masques: masques beaux, masques grotesques et terrifiants, masques de rois, de princesses souriantes, masques de diable, masques de la mort.
Le Carnaval nous offre un mélange de masques et, par cela, un mélange de traditions, vieilles de plusieurs millénaires, et rappelant d'anciens rites de passage, d'une saison à l'autre, de l'hiver au printemps, de la mort à la vie. Les masques effrayants symbolisent les puissances de l'hiver, de la mort. Les beaux masques représentent les puissances du printemps, de la lumière, du soleil, de la fertilité, de la vie.

1 - A l'aube du mercredi des cendres 

A l'aube du mercredi des cendres, les masques tombent, ils sont retirés, arrachés et jetés au feu. Toute la joie carnavalesque, toutes les réjouissances sont réduites en cendres, vouées à la mort, rendues à la tombe.
Et, lorsque le masque est tombé, le visage réapparaît : le visage vrai, nu, sans fards, sans couleurs.
Et, à la place du masque, le prêtre met la croix de cendre, qui rappelle la mort et l'ensevelissement : terre à terre, cendre à cendre.
Or, ce qui restera après le Carnaval, ce qui reste toujours dans le cœur de l'homme, c'est la nostalgie du masque, le désir humain profond et insatiable, de rompre avec le continuité, la cohérence, et la raison, qui scandent la vie humaine.

A l'aube du mercredi des cendres, les masques sont arrachés.
Mais, ce qui restera dans le cœur de l’homme, c'est le désir d'une autre vie, la quête d'une seconde nature, la recherche d'un bonheur, qui se trouverait au-delà de sa propre personne, et de ses limites.
Ce qui restera, c'est la nostalgie, de pouvoir inverser toutes les règles, qui déterminent l'existence humaine, de dépasser toutes les lois, qui conditionnent la vie de l'homme, de faire éclater les bornes et les limites, pour que l'interdit devienne licite et l'impossible possible.

A l'aube du mercredi des cendres, les masques seront portés au feu, mais ce qui restera dans la tête de l’homme, c'est la recherche d'une issue hors du temps profane, lors de la vie de tous les jours. Ce qui reste, et ce qui restera toujours : c'est la volonté, de transgresser les règles, de contrevenir l'ordre qui règne, la loi établie.
Ce qui restera dans le cœur de l'homme, c'est le besoin de dépasser la condition humaine, de refuser les limites du sexe, d'arrêter l'échéance de la chair, d'endiguer le cours perpétuel et incessant de la vie vers sa fin : la mort.

A l'aube du mercredi des cendres, les masques seront jetés au feu. Mais, ce qui reste dans le cœur de l'homme et ce qui restera pour toujours, c'est la volonté de voir l'envers des choses, d'apercevoir le visible derrière l'invisible, de connaître tous les secrets.
Ce qui restera, quand les masques seront tombés, c'est le désir de l'homme de contempler la face de Dieu et de s'unir à sa création : vivre l'amitié avec l'animal, la fraternité avec la plante; et de s'insérer dans un ordre harmonieux, et heureux, où tout est doté de sens, et baigné d'amour.

2 - Le masque, c'est l'œuvre de l'homme 

A l'aube du mercredi des cendres, le Carnaval sera terminé. Or, aussi loin que porte le regard, dans l'espace et dans le temps, on aperçoit des hommes masqués.

Il y a des sociétés qui ont pu vivre et mourir, sans connaître l'écriture ou la roue. Mais elles ont, toutes, connu le masque; ce mystérieux appareil, cette fabuleuse chose de l'imaginaire; cet objet futile, mais objet de première nécessité: dont les yeux désirent voir l'invisible, et dont les traits veulent déchiffrer les mystères.

On dit que le masque surgit dès l’instant, où l’homme se conçoit comme homme, où l'homme pose des questions, qui dépassent le domaine du manger et du boire, où l'homme accède à l'état de la culture, de la réflexion, de la religion.

Et le masque, cher amis, c'est l'œuvre de l'homme, qui veut être comme Dieu. Cela signifie : tout-puissant, créateur.
Le masque, c'est l'œuvre de l'homme, qui veut connaître tout, vivre tout, faire tout : manger, à la fois, les fruits de deux arbres, ceux de l'arbre de la vie et ceux de l'arbre de la connaissance du bien et du mal.
Le masque, c'est l'œuvre de l'homme, qui veut imiter Dieu, égaler Dieu.
Le masque, c'est l'œuvre de l'homme, qui désire connaître tous les secrets, pénétrer tous les mystères, et déceler toutes les énigmes.

3 - Le masque originel 

Il y a, à l'origine, de tous les masques du monde, à la base de tous les masques du Carnaval,
Le masque originel, le masque archaïque, celui de la fatalité. Tel qu'on le trouve dans l'art de la Grèce Antique : le masque est doté d'une bouche démesurée, et ouverte sur un interminable effroi. Cette bouche n'est pas un porte-parole autour de laquelle se tordent les traits d'un visage. La monstruosité de cette bouche, la grimace qui l'entoure, suggèrent l'idée même du cri, le cri devant l’inévitabilité du destin, qui s'empare de la vie humaine, pour la jeter à gauche et à droite, pour, enfin, l'écraser.

L'homme archaïque, qui a façonné ce masque, est l'homme livré à la fatalité, ballon de jeux de puissances malveillantes. L'homme qui a façonné ce masque, n'a aucune connaissance d'un Dieu bienveillant, d'un Dieu d'amour, qui a créé tout ce qui existe, pour l'épanouissement et le bonheur.

Il y a parmi tous les masques du monde, les masques du Carnaval d'aujourd'hui, le masque de l'ancien théâtre grec, où l’homme, dissimulé sous un masque de cuir, ose dialoguer avec les dieux et se rebeller contre sa condition humaine, contre la souffrance, contre la mort.

Il y a parmi tous les masques du monde et parmi ceux du Carnaval d'aujourd'hui, le masque grotesque du Malin, du diable, à traits terrifiants : la tête d'oiseau funèbre, la tête de chèvre, tête de porc, de cannibale, de monstres.

4 - Le Carnaval des fous 

Au début du 18ème siècle, le peintre espagnol Francisco Goya, a fait une peinture qu'il a appelée "Le Carnaval des Fous". On voit une foule de fous, de débiles, de dingues. On voit : leurs rires, leur vulgarité, leur cupidité. On voit : ses saouleries, ses farces, ses hurlements sans sens. Et, au-dessous de la foule travestie, il y a une figure effrayante, c'est celle du Malin.

Ce Carnaval des fous, peint par Goya, n'est-ce pas une allégorie, une description de la foule humaine ? Une image de nous-mêmes ? car au fond, nous portons tous des masques : des masques, imposés par l'éducation, qui nous apprend, à cacher nos vrais sentiments, à contrôler nos visages, à maîtriser nos colères, nos haines, nos peurs, nos sentiments d'amour. Nous avons tous appris à dissimuler notre nature sous un masque. La vie sociale, la vie professionnelle, la vie familiale, nous imposent des masques.

Il y a le masque de la vedette du show-business toujours beau, souriant, épatant, sans âge.. Le masque du manager, du directeur d'entreprise, soigné, sérieux. aux cheveux gris, digne de confiance, avec un sourire artificiel, le costume gris, le cartable noir.
Il y a le masque du politicien, dynamique, décidé, résolu, qui a une réponse à toutes les questions, une solution pour tous les problèmes, et qui parle, parle.
Il y a le masque de protestation des écolos qui entrent au parlement en pull, en jeans, en sandales.
Il y a le masque du juge, sa robe noire, qui manifeste la dignité, le masque militaire, son uniforme, ses médailles, ses bottes, qui inspire le respect, masque de l'évêque, du prêtre, qui exige l'obéissance. Le masque su pasteur.

Il y a le masque du maquillage : les poudres, les crèmes, les paillettes. les ombres, les bleus. les pourpres, que les hommes et les femmes ajoutent sur leur visage. deviennent des armes. pour tromper la vie, pour dissimuler l'âge, pour prendre au piège le regard de l'autre.
Le masque, créé par le maquillage, c'est, peut-être, le degré extrême de corruption!
Pourquoi se doter de cils imaginaires, de make-up ? Si ce n'est. pour devenir un autre ? "Je suis une autre". dit la femme fardée. Et cette parole n'est pas futile !

Et il n'est peut-être pas fortuit, que les produits de beauté se nomment cosmétiques. Car, rectifier les traits, que la nature a disposés, c'est modifier, en même temps, la chance. le destin. C'est modifier l'ordre même du cosmos dont le visage humain. avec ses yeux, son nez, ses reliefs et ses espaces, forme un double minuscule et un vertigineux microcosme.
Le visagiste, le maquilleur, l'esthéticienne, jouent le jeu de la création.
La femme, qui se maquille, procède avec sa propre peau comme Dieu qui créa le premier visage humain.

5 - Le carnaval est terminé 

Dieu n'a pas créé le masque, il a créé le visage humain, ouvert, Nu, vulnérable, miroir de nos sentiments, miroir de nos peurs, nos espérances et nos joies. Miroir de la vie, de l'âge, du bonheur, des souffrances.

Dieu ne s'incarne pas dans un masque, mais dans le visage humain : dans le visage bienveillant de Jésus, dans le visage souffrant du Crucifié, dans le visage du Christ illuminé par la lumière de la résurrection.

Devant Dieu, nous ne portons pas de masque, malgré tous les masques que nous essayons de mettre; malgré tous les maquillages malgré tous les tatouages; que nous appliquons. Devant Dieu, notre visage est ouvert, notre corps est nu, et notre coeur est un livre à mille pages.

Un jour, Dieu dira : "Le Carnaval est terminé". A bas les masques; Et, lorsqu'il nous regardera en face, notre visage sera, enfin, à son image, à l'image de Dieu.

Heidi Christmann, revue Vivre, 1995/1 



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