Jacques Chopineau
Etonnant est le regard religieux
Tourné vers le moi et tourné vers
l'autre. Paradoxalement, c'est le même mouvement. Respect
de l'autre dans sa différence, respect de l'environnement,
respect de toutes les faiblesses….. Mais en même temps :
recherche d'une conduite juste et, d'autre part, lutte permanente
contre mes manques, mes égoïsmes, mes aveuglements,
D'un autre côté, aussi longtemps
qu'il y aura des hommes sur notre terre : il y aura des religions.
L'homme est ainsi : il a besoin de rêves, de mythes,
d'espérances, de symboles… qui rappellent, suggèrent,
montrent, révèlent, font espérer…. Une
tradition religieuse, si elle est vécue, est le véhicule
de tout cela. Un support, une ossature… mais non une vérité à croire
obligatoirement. Non un arsenal de doctrines et de dogmes, lesquels
sont à la religion ce que les vêtements sont au corps.
Nudité signifie parfois vérité.
Cela ne signifie évidemment pas qu'une
absence de religion interdirait de rêver ! Un humanisme
agnostique peut être un support concret de vérité et
de justice. Le risque, comme dans le cas des traditions religieuses,
est que les idées généreuses demeurent des
idées… Un idéal qui n'est pas éprouvé,
comme une lame non trempée, s'émousse vite et ne
vit que dans les discours.
Il reste qu'une posture
humaniste n'a pas besoin de justification. Tout idéal humain est digne de respect.
Simplement : les faits importent, en définitive, et
non les idées seules. La justice est toujours immanente :
seuls les faits sont déterminants. Ici et là, les
discours relèvent de l'habillage.
Même un communisme profondément athée
a suscité parfois un idéal de justice et de fraternité.
Dans ce dernier cas, cependant, les répressions brutales,
les purges à grande échelle et le monstrueux goulag
ont aussi fait partie des réalités concrètes.
Toute dictature (même celle du prolétariat)
fait le malheur des hommes. Dans le même temps : toute
anarchie est source de violences. Mieux vaut une loi discutable
qu'une absence de lois. Aucune société humaine ne
peut subsister sans loi. A moins de se référer à une
loi non écrite qui transcende les codes écrits. En
ce sens, une an-archie serait la loi véritable,
ce qui est une perspective proprement religieuse ! Non politique,
mais religieuse. Ainsi, le prophète Jérémie
pouvait invoquer ces lois inscrites au cœur de l'homme : « Je
mettrai ma loi au dedans d'eux, je l'écrirai sur leur cœur… » Jérémie
31,33
Il convient encore de
rappeler que, dans notre monde moderne, les lois du marché ne visent pas le bonheur
des hommes : elles visent le développement des affaires.
Est bon ce qui est bon pour les affaires. Et les plus riches deviennent
obèses. C'est leur châtiment.
Où donc est la religion en tout cela ?
Dieu bénirait l'Amérique et maudirait
ceux qui s'opposent à elle (au Viet-Nam, au Nicaragua, en
Erythrée, en Afghanistan, en Irak… la liste serait
longue). Le Diable était autrefois communiste : il
est aujourd'hui terroriste. La vertueuse Amérique a toujours
eu besoin d'un diable à combattre.
Il est vrai que les européens suivistes
ont leur part de responsabilité, l'histoire le dira. Eux
aussi voient leur avenir dans leurs richesses. Et la puissance
n'est-elle pas l'alliée naturelle de la richesse ?
A défaut d'être le plus fort, il faut au moins suivre
le bon géant. Nous sommes dans le même camp. Et notre
Dieu est le même.
Cette « religion » sociologique
est la meilleure alliée des pouvoirs en place. Les monarchies
et les empires l'avaient bien compris. Le sabre et le goupillon
ont toujours été de bons compères. Les compères
se trouvent aujourd'hui déboussolés dans des sociétés
multiculturelles et multireligieuses. Qui s'en plaindra ?
Mais la religion (toute
traditions confondues) est, au contraire, une recherche de ce « royaume qui
n'est pas de ce monde », une quête de ce grain
de sénevé. Cette religion est une attention toujours
renouvelée à « la lumière véritable » qui éclaire
tout homme, même aveugle de naissance, dans ténèbres
que nous vivons.
De plus, ce qui caractérise une démarche
religieuse n'est pas d'abord une manière de parler, mais
une manière d'être. Non pas de belles paroles, mais
de justes actions. Au-delà du discours de référence,
tel est le seul critère pertinent. C'est ce que ne nous
faisons pas parce que cela risquerait de nous coûter.
D'autres manières d'être, dans nos
sociétés multiculturelles, sont perçues comme étrangères
ou d'origine étrangère. On nomme ainsi « musulman » toute
personne « d'origine musulmane ». On devrait
alors nommer « chrétien » toute personne « d'origine
chrétienne », ce qui ferait beaucoup de monde
en Occident.
Cela n'empêche pas un regard sur notre
passé et
d'abord sur ce que, par commodité, nous appelons le « moyen-âge ».
L'enfance de notre Occident… une enfance difficile dont émergent
quelques souvenirs grandioses. Non seulement ces merveilleuses
cathédrales… mais
aussi ces centres de développement que furent ces abbayes
dont l'Europe d'alors se couvre. Héritage du passé mais
aussi, en ce temps-là, réponse à des nécessités…
L'empereur de Rome, autrefois,
commandait les conciles dans un empire christianisé. Lorsque les barbares
ont imposé leur loi, l'église (seule structure encore
organisée) a dû se charger des besoins de foules immenses
au moment des grands désordres qui ont suivi la chute de
l'empire romain. Avant de s'appuyer sur les pouvoirs, elle a d'abord
dû servir en l'absence du pouvoir.
Dans la suite, la domination
sur la société,
le contrôle des personnes et des consciences sont restés
longtemps… pour le bonheur des puissants. Dans la foulée
du dix-huitième siècle, bien des portes se sont ouvertes.
En sorte que la liberté de conscience est apparue et demeure
une fille du rationalisme.
Malgré cette histoire, les origines lointaines
du christianisme occidental ne sont certes pas toutes mauvaises.
Aujourd'hui, d'ailleurs, il reste quelque chose d'un christianisme
originel dans des œuvres comme celle d'un abbé Pierre
ou d'une mère Teresa. Le protestantisme également
a multiplié les œuvres en faveur des vieillards et
des enfants, mais aussi en faveur des malades en des pays où rien
n'était fait.
On ne peut se soucier
des pensées ou des âmes
et se désintéresser des corps. Une humanité sans
corps n'existe évidemment pas. Aimer l'humain, c'est aimer
les corps. Et comme les corps ont besoin d'un lieu pour exister :
bien des questions sont posées.
Par exemple, le peuple palestinien
Le peuple palestinien
a-t-il le droit de vivre ?
Sans doute, mais en quel lieu ? Vieille question. Depuis le
temps où la terre des « sept nations » (expression
biblique) a été conquise par les tribus israélites.
Au onzième siècle, le grand Rachi se posait la question
(voir le début de son commentaire sur la Genèse).
Comment justifier la conquête ? C'est que la terre appartient à Dieu :
il la donne à qui Il veut.
Le grand commentateur
n'est certes pas responsable d'une utilisation politique de données religieuses falsifiées.
Le commentateur Rachi ne falsifiait rien, en Champagne, au onzième
siècle. Il ne faisait que commenter l'Ecriture, avec talent
et profondeur, comme il la comprenait.
Quelques siècles plus tard, le profond
penseur Martin Buber pourra réclamer le droit au retour
pour tous, y compris pour les palestiniens chassés par les
guerres. Il n'a pas été entendu, et bien des problèmes
actuels viennent de cette surdité.
De fait, s'ils ne s'appuient
pas sur « la
volonté de Dieu », les arguments en faveur de
l'occupation des terres palestiniennes, les colonies sauvages,
les humiliations quotidiennes, les assassinats décrétés
par un pouvoir « légal » devenu fou… n'ont
plus aucune justification.
Il faut, dit-on, que
le gouvernement du pays fort fasse valoir sa légitimité. On peut comprendre qu'Isra„l
ait, depuis longtemps, le souci de sa sécurité. Même
s'il faut, pour cela, mettre en avant une bien légitime « lutte
contre le terrorisme ».
Le problème est que le mot « terrorisme » est
utilisé en quantité de sens. Tout occupant considère
que les résistants à son occupation sont des « terroristes ».
Ce fut le cas des occupants nazis en France, ou des français
contre les résistants algériens, ou des russes contre
le peuple tchétchène, ou des occupants israéliens
défenseurs d'une politique de domination… dans tous
ces cas, le mot « terrorisme » a été utilisé.
A terme, le peuple juif
dans son ensemble, risque d'être ici et là victime de cet aveuglement. Un antisémitisme,
fortement injuste, comme tous les racismes, trouve là un
prétexte évident.
Certains chrétiens partagent cet aveuglement.
L'argument de la « volonté de Dieu » est
aujourd'hui encore utilisé par certains groupes fondamentalistes
américains qui le poussent jusqu'au délire. Ils s'opposent
même à ce qu'Isra„l cède aux palestiniens un
seul pouce de territoire de la « terre promise ».
Selon cette opinion : lorsqu'un pays unifié existera
- aux mains du seul peuple juif - alors, le Messie reviendra et,
avec lui, la fin du monde, etc… Ces croyants sont des gens
dangereux, d'autant que leur poids électoral est considérable
aux Etats-Unis.
On peut comprendre qu'un
Ariel Sharon ait pris la parole devant un vaste parterre de ces « chrétiens » exaltés.
Cela va d'ailleurs dans le sens de ceux des israéliens qui
se considèrent comme les seuls propriétaires légitimes
d'une terre « occupée » par des habitants
cananéens ou arabes. Ces « chrétiens » américains
- avec Dieu - soutiennent une droite israélienne inspirée.
On peut prévoir bien des violences à venir…
Derrière l'habit
Des violences, mais ce ne
seront pas des violences « religieuses »,
même si les exactions se parent d'un vêtement religieux.
La vieille histoire se reproduit : donner, chaque fois qu'on
le peut, couleur religieuse à des comportements humains.
Les fanatismes sont le
poison de toute religion. Ici, le moteur n'est pas toujours un
profit matériel, mais
un désir de puissance dissimulé en forme de lutte
pour la « vérité ». Même
l'inquisition trouvait des défenseurs.
C'est alors que les « religions » sont
violentes. Doctrinaires, elles deviennent violentes en confondant
violence et force. Mais leur force véritable prend racine
dans leur faiblesse apparente.
Rappelons le début du récit évangélique
du bon samaritain. Les « religions » légalistes
et sacrificielles (sous les traits d'un prêtre et d'un lévite)
n'ont pas remis sur pied l'homme blessé en son chemin descendant.
Il faudra qu'un « bon samaritain » s'arrête
et prenne en charge cet homme à moitié mort. Est « religieux » ce
qui remet l'homme sur ses pieds et l'aide à gravir sa propre
pente.
Jacques Chopineau, Genappe,
12 avril 2004
Lire ausi "Violentes,
les religions ?" |