Roland Kauffmann
Une vie fondée sir la promesse - Genèse 12, 1 à 9
Le jardin d’Eden. C’est
le sentiment qui domine lorsque l'on contemple le pays d’Haran
où vivent Abram, sa femme Saraï et son neveu Loth. Situé
entre les rives des deux fleuves, l’Euphrate et le Tigre,
la plaine de Mésopotamie est un immense territoire fertile
où poussent tous les fruits de la terre en abondance. Où
rien de ce qui fait la joie de la vie ne manque, ni l’eau,
ni la viande. Et c’est là dans cette plaine de l’abondance
que va résonner pour la première fois l’appel
de Dieu, le premier appel de Dieu à un homme.
Abram était un jeune homme, vivant avec sa
jeune épouse malheureusement stérile et son neveu
Loth. Son père Térah avait déjà entrepris
le début du voyage, ils étaient venus de Our, tout
en aval des fleuves et étaient remontés jusqu’à
cette ville de Haran avec les flots ininterrompus de voyageurs de
commerce. Les villes de ce temps là étaient déjà
prospères et il était coutumier d’aller de l’une
à l’autre à l’autre. Il n’y a rien
d’extraordinaire à entreprendre un tel voyage, d’un
millier de kilomètres quand même… Pour les besoins
de ses affaires Térah n’avait pas hésité,
il avait emmené toute la famille et s’était
donc installé à Haran.
Avec les jeunes cet été
nous irons précisément jusqu’à Haran.
Cette région a une particularité pittoresque : les
maisons y ont la forme de termitières. Ce qui n’a d’autre
intérêt pour nous que de curiosité. Ce qui comptera
beaucoup plus, ce sera d’essayer de comprendre ce que voyait,
vivait, ressentait Abram qui vécut dans ces mêmes maisons.
De nous laisser emporter par la terre, les gens, les couleurs et
les saveurs pour l’espace d’un court instant nous mettre
un peu à la place de cette famille d’étrangers
qui passait par là, venait de loin et allait continuer encore
plus loin. Car ce qui est extraordinaire dans l’histoire d’Abram,
ce n’est pas le voyage mais les raisons de ce voyage : une
parole qui retentit et qui le pousse sans que rien ne puisse le
retenir.
Abram et sa famille ne sont
pas des voyageurs de misère
comme parfois la tradition a pu les montrer. Ils ne quittent pas
un pays de dénuement pour une terre d’abondance. Bien
au contraire, ils quittent une patrie riche et tranquille pour l’aventure
à travers le désert, sans rien savoir de ce qui les
attend. Sans même savoir jusqu’où ils iront.
Car l’ordre de marche de Dieu est bien singulier. Il ne dit
pas, « part d’ici et va jusqu’au pays de Canaan
», mais « va t’en et arrête toi quand je
te le dirais ». Et le voyage nous est raconté de la
façon la plus simple qui soit : « ils partirent pour
le pays de Canaan et ils arrivèrent donc au pays de Canaan
». Tout est dans ce « donc », l’arrivée
est déjà contenue dans le départ, puisqu’ils
sont partis, et bien ils sont arrivés. Cela n’a l’air
de rien mais l'on se rend ainsi compte que la première condition
de la réussite de ce que l'on entreprend, ce n’est
rien d’autre que de commencer.
Tout le sens d’une œuvre, d’une vie,
d’un voyage, est déjà contenu dans son commencement,
dans sa motivation, dans ses raisons. Entre le départ et
l’arrivée, il y a bien sûr toute l’histoire
du voyage mais qui finalement ne compte pas plus que ce qui constitue
le point de départ. Et ce qui fait l’intention d’Abram
au début de son chemin, ce n’est pas l’appât
du gain, ni l’envie d’aller voir ailleurs ce qui se
passe. Il part poussé par ce qui est le plus inconsistant
du monde, le plus ambigu possible, le moins tangible. Il quitte
un monde qu’il voit, qu’il connaît, dont tout
lui est familier pour un monde inconnu, dont il ne sait rien et
surtout pas les dangers. Et tout cela parce qu’il a entendu
et eu foi en une parole venue du plus intime de lui-même,
venue de l’Éternel.
Mais de cette parole, l'on a
coutume de ne retenir que son début « quitte ton pays ». Oui mais pourquoi
? Dieu assortit son ordre d’une promesse de bénédiction
: quitter le pays de l’abondance revient à découvrir
une plus grande abondance encore, à devenir une grande nation
! Abram à ce moment là ne sait rien de son destin.
Il ne connaît pas la suite des évènements. Mais
il part, seulement parce qu’il a entendu cette promesse. C’est
le point de départ, il mise tout là-dessus, il fait
le pari de l’Éternel ! Parmi tous les dieux de ce temps,
l’Éternel fait figure de parents pauvres. Les autres
dieux donnent tout de suite à leurs fidèles tout ce
que ces derniers demandent. Ce dieu là, oblige d’abord
son fidèle, son unique fidèle d’ailleurs, à
entreprendre son long périple vers une terre inconnue. Et
qui plus est, si l'on y regarde bien, ce n’est même
pour lui qu’est la bénédiction.
Car l’ordre véritable n’est pas
tant de « quitter son pays » que de « devenir
une source de bénédiction ». On s’arrête
toujours à la première consigne sans aller jusqu’à
l’intention finale. Si Abram doit partir, ce n’est pas
pour son bonheur mais pour être une bénédiction
pour le reste du monde. Le problème, c’est que cet
ordre d’être une bénédiction est coincé
entre la promesse et la formule de bénédiction. Cette
formule « Je bénirai ceux qui te béniront, je
maudirais ceux qui te maudiront » a occulté l’intention
première. Elle est très importante aux yeux des actuels
zélateurs de l’état d’Israël, qui
s’en sont toujours servi pour justifier leur politique. Les
choses ont toujours été très simple : soit
l'on est pour Israël et on est béni, soit l'on est contre
Israël et l'on est maudit. Il est facile de voir aujourd’hui
à quelles atrocités, ce type de raisonnement peut
conduire. Aujourd’hui, des femmes et des enfants innocents
payent le prix de cette prétendue malédiction.
Abram n’est pas parti pour conquérir
une terre qui lui appartiendrait en propre, il arrive, traverse
le pays de long en large sans même s’y arrêter,
il ne prend que le temps de bâtir un autel pour invoquer le
nom de l’Éternel. Parce qu’il sait bien que cette
terre que l'on appelle aujourd’hui « Palestine »
mais alors « Canaan » ne lui appartient pas, pas plus
qu’elle n’appartient aux Cananéens, ni aux Palestiniens.
Cette terre, pas plus qu’aucune autre d’ailleurs ne
saurait appartenir à un autre qu’à l’Éternel.
Abram, en invoquant l’Éternel sur cette terre est un
peu comme les explorateurs qui découvrant une île inconnue
plantaient le drapeau de leur roi pour en prendre possession. Abram
ne plante pas de drapeau, il prie le Dieu créateurde tous
les vivants, le vivant sans lequel aucun peuple n’aurait de
vie, qu’il soit fils d’Abram ou fils de Canaan.
L’ordre de Dieu n’était pas de
partir seulement, ni de prendre possession de cette terre qui appartenait
déjà à Dieu. L’ordre de Dieu à
Abram, c’est d’être une bénédiction.
Partout où il passe, c’est la bénédiction
qui doit fleurir, voilà quelle était l’intention
de Dieu lorsqu’il a envoyé Abram.
Aujourd’hui les enfants d’Abram sont-ils
encore une bénédiction pour le monde ? La parole fondatrice
a été dévoyée, manipulée, souillée.
Aujourd’hui on ne peut plus critiquer Israël et sa politique
sans se voir accuser d’antisémitisme, sans se voire
affublé de la malédiction originelle. Il faut le dire
: Israël trahit sa vocation universelle en se cramponnant de
la sorte à un bout de terre. La terre de Palestine ne peut
jamais être que promise. Dès qu’elle est conquise,
elle n’est plus rien. Dans sa surenchère nationaliste,
au nom même de la foi en ce Dieu d’Abram, les dirigeants
d’Israël pervertissent les termes de la promesse de l’Éternel.
De l’histoire d’Abram, ils tirent l’acte de propriété
de la Palestine. « Abram est là de tel endroit à
tel endroit donc c’est le grand Israël » en oubliant
que si Abram a marqué un quelconque territoire, c’est
celui de la justice et de la paix qui delà devait rayonner
pour l’humanité entière et pas seulement pour
Israël. Les fils d’Abram sont peut-être les juifs
mais les fils d’Abraham ne sont rien de moins que l’humanité
entière. La Bible, l’histoire du peuple d’Israël
n’a de sens et de valeur que dans sa dimension universelle.
Ce qu’elle dit de l’homme est valable pour tout homme
sans jamais être le propre d’un homme en particulier.
Il y de cela bien des années, au moment de
l’assassinat d’Yitzhak Rabin en novembre 95, je pleurais
en pensant à l’avenir d’Israël. La haine
a, comme toujours, tué le « soldat de la paix ».
on en voit les conséquences terribles aujourd’hui.
Mais les Israéliens, ou les juifs, peu importe, sont les
premières victimes de leurs propres exactions. Ils sont les
premiers à tomber sous les obus de leurs chars, ce sont eux
qui font naître les terroristes. Car si les Palestiniens perdent
la vie, perdent même la guerre, ils garderont toujours l’honneur
de s’être battus pour la justice, pour le droit de vivre
libre et en paix, le droit d’élever leurs enfants sans
la peur, le droit à un avenir meilleur. Tandis que les Israéliens
sont indigne de leur propre héritage d’Abram.
Aujourd’hui les grands de ce monde en viennent
à considérer enfin que les deux peuples doivent disposer
chacun d’un territoire indépendant l’un de l’autre.
Mais en réalité les dés sont pipés.
Une Palestine indépendante, complètement enclavée
en Israël sera économiquement toujours à la merci
du bon vouloir de Jérusalem. La misère et l’injustice
sont les premières causes du terrorisme, et c’est Israël
qui a aujourd’hui, par fidélité à son
héritage venu du fond des âges, le devoir, l’obligation
morale et théologique de prendre en charge le développement
et la protection d’un État palestinien.
À cause d’Abram, de cet araméen
errant venu sur cette terre il y a plus de 4000 ans et qui l’a
marquée du sceau de l’Éternel, il faut aujourd’hui
ne pas se contenter d’une séparation mais rappeler
l’exigence première de Dieu : qu’Abram et ses
descendants soient une bénédiction, une source de
bénédiction. Que de leur force, de leur richesse,
de leur sagesse, de leur abondance, ils subviennent aux besoins
de leurs voisins. Aussi longtemps que la bénédiction
de Dieu ne s’écoule pas, ne se répand pas autour
de ceux qui prétendent l’avoir, elle est comme une
eau stagnante, pourrie et corrompue. Israël boit les eaux amères
et s’est perdu lui-même, pour se retrouver il faut en
revenir non au grand Israël de David mais à cet humble
autel bâti à Béthel.
« Béthel », un nom qui ne dit rien
d’autre que « maison de Dieu ». Pour que la terre
d’Israël redevienne cette maison où Dieu règne
par la justice et la paix.
Roland Kauffmann, pasteur à Mulhouse 2002
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