Jacques
Chopineau
En ce début du vingt-et-unième siècle,
est venu pour l'épopée occidentale le temps de la
catastase. L'ancien théâtre grec désignait ainsi
la dernière partie de la tragédie, lorsque tous les
éléments étaient en place, juste avant ce qu'on
appelait "la catastrophe". La catastase était le
moment où l'action était définitivement constituée
et que l'intérêt des spectateurs était le plus
vif. L'idée générale de la tragédie
prenait corps dans cet avant-dernier moment "constitutif"
(katisthêmi = "je constitue").
Il ne s'agit pas ici de vaticinations
sur des malheurs à venir : Heurs et malheurs ont depuis les origines parsemé
notre longue histoire. Simplement, une épopée -comme
une tragédie antique- se déroule entre un début
et une fin. Un nouveau chapitre s'ouvre parce que le précédent
est terminé.
Pour les chrétiens, je veux dire : pour tous
ceux qui -d'une manière ou d'une autre- reconnaissent que
leurs pensées et leurs actions sont déterminées
en tout ou en partie par l'enseignement de Jésus de Nazareth,
pour tous ceux-là : la fin du christianisme est venue. Cela
ne signifie pas la fin de l'Evangile ! L'enseignement de Jésus
restera une source pour beaucoup d'hommes qui -en des lieux divers,
du sein de cultures diverses- sont à l'écoute de la
source. Simplement, le lien historique entre les paroles du Maître
et les enseignements des églises semble se distendre :
"Pourtant ces attaques contre
le christianisme,
le Christ ne les a pas méritées, mais l'Eglise;
et tout ce que je pense aujourd'hui contre elle, c'est avec Lui".
(André Gide, Journal 1889-1939, Feuillets 1918.)
On retrouve -quelques années plus tard- la
même idée (beaucoup plus développée)
chez un théologien protestant, le pasteur Wilfred Monod
:
"… les erreurs, les fautes,
les échecs du christianisme,
sa retraite précipitée devant le mahométisme,
sa lamentable déviation cléricale,
son impuissance moderne à encadrer le monde politique,
à inspirer le monde économique,
ne doivent pas être inscrits au débit du Christ lui-même,
dans le "grand livre" des affaires planétariennes"
(W. Monod, Le problème du Bien, vol. I (Paris 1934)
p 1039.)
Nombreux (surtout après les terribles et justes
critiques de Kierkegaard) sont ceux qui ont marqué cette
distinction entre les enseignements de Jésus et les églises
officielles. Cependant, la fin d'un certain christianisme ne signifie
pas -pas du tout- la fin des églises.
On peut d'ailleurs craindre
que l'époque qui
s'ouvre ne soit celle ni de la tolérance ni de l'ouverture.
A court terme, les intégrismes ont de l'avenir. Certes, il
ne s'agit que de phénomènes limités, inscrits
dans le cadre d'une mutation beaucoup plus générale.
Tous ces mouvements sont à replacer dans le contexte plus
vaste d'une mutation de civilisation.
Tout se passe comme si tout
phénomène
humain, (individuel ou collectif) connaissait un cycle immuable
entre une naissance et une mort. Un temps pour naître, un
temps pour croître, une apogée suivie du déclin
: la décadence de tous les organismes qui s'acheminent vers
leur fin et finalement la disparition et la mort. Un grand cycle
donc, dont la mesure toute entière peut être pensée
comme une onde, variable en ondulation et en fréquence, dont
le commencement est d'amplitude croissante et la fin d'amplitude
décroissante.
Ce qu'il faut alors constater,
c'est qu'à la
fin d'un tel processus l'amplitude diminue, mais la fréquence
augmente. Et tout se passe comme si- lorsqu'on s'approche de la
fin (amplitude zéro), la fréquence avait atteint son
maximum. C'est alors le temps des bilans, des sommes, des anthologies.
Le monde n'est plus ce qu'il était, mais qu'il était
beau, qu'il était grand alors ! Dans sa jeunesse et à
son apogée....
Dans le même temps, nous sommes les derniers
européens. Non pas parce qu'après les derniers il
n'y aurait plus rien, mais parce que le monde à venir est
hétérogène à l'histoire occidentale
des "temps modernes". Sans doute, une équipe pluridisciplinaire
s'attaquera un jour à la tâche formidable qui consiste
à dénombrer les éléments constitutifs
de cette grande épopée.
D'ici là, nous n'aurons accès qu'à
des synthèses provisoires, à des monographies localement
conçues, ou encore à des anthologies. Mais surtout
beaucoup d'anthologies. Car le temps de la catastase est aussi celui
des anthologies; le temps où l'érudition et la collection
l'emportent sur la création et l'invention.
C'est aussi le temps où les préoccupations formelles
sont mises en avant. La création est d'abord une recherche
formelle. Comme si la fin d'une époque était un âge
d'or pour la rhétorique. Les formes sont à la création
ce que les formalités sont à l'acte lui-même.
Jacques Chopineau
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