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Mourir d'amour

Suzanne Notte

Qui est jamais “mort d’amour” ? Ne risque-t-on pas plutôt de mourir par manque d’amour ?

Les réflexions que m’inspire cette fantaisie linguistique sont celles de Monsieur et Madame Tout-le-Monde, car je ne suis ni médecin, ni psychologue, ni philosophe.

Mourir donc, vraiment mourir, par manque d’amour ? Tout manque grave est susceptible de provoquer de sérieux troubles psychosomatiques : ne citons pour mémoire que les problèmes cardiaques ou respiratoires. ”Manque” est pris ici au sens utilisé par les toxicomanes : une fois en état de manque, ils n’ont plus aucun goût de vivre, ils ne sont plus que des épaves ambulantes. Quiconque a côtoyé des personnes âgées totalement privées d’amour sait que leur vie tient au fil d’une caresse.

La sécheresse du Petit Larousse illustré (amour : sentiment très intense, attachement englobant la tendresse et l’attirance physique, entre deux personnes) ne nous renseigne guère sur la question de savoir si l’amour fait partie de ces besoins que l’on appelle vitaux, et encore moins s’il pouvait s’agir d’une sorte de drogue, douce ou dure, provoquant ou non l’accoutumance, légalisable ou pas. Quoi qu’il en soit, certains semblent résister mieux que d’autres : ils survivent sans amour. Constituent-ils l’exception, ou au contraire la majorité ? Aucune statistique n’est disponible à ce sujet; toutefois, il a été récemment relevé que les personnes vivant en couple jouissent d’une plus grande longévité.

Si l’on postule que dans notre société contemporaine, le fait de vivre en couple n’est plus généralement ou essentiellement dicté par des impératifs socio-économiques, c’est donc l’une ou l’autre forme d’amour qui incite deux personnes à vivre ensemble.

Chacun sait que la notion d’amour telle que nous la ressentons actuellement est relativement récente dans l’histoire du monde.

L’homme fondamental, “das allgemein Menschliche” par qui Goethe et Shakespeare en appellent aux émotions et aux réflexions de tout un chacun, est-il différent de ce qu’il fut au temps d’Homère ou de la Bible, ou de ce qu’il est sous d’autres latitudes ? En d’autres termes, l’amour a-t-il été inventé pour répondre à un besoin nouveau dans l’évolution de l’être humain ? A défaut d’être une sorte de drogue, n’est-il pas le produit d’une transformation, d’une transfiguration de l’endorphine - drogue naturelle - qui embaume déjà le Cantique des Cantiques ou que la jeune servante vietnamienne respire dans l’Odeur de la Papaye verte ?

Mon hypothèse est que, tout comme l’homme primitif a créé Dieu, dans un stade ultérieur de l’évolution, l’être humain a créé l’amour. La pulsion de transcendance s’est humanisée, tout en n’empêchant pas pour certains une sublimation, qui reste d’essence religieuse.

Qui mieux que Suzanne Lilar, dans Le Couple a donné de l’amour une vision à la fois humaine et quasiment mystique ? Avoir acquis son autonomie en tant qu’être humain responsable, et sans s’en départir, en faire cadeau à l’autre, sachant que ce don ne sera jamais une absorption, mais une source d’épanouissement mutuel, non en cercle fermé, mais lumineux, accueillant, au-delà des convenances et des apparences : voilà comment notre compatriote définissait le couple moderne dans le rayonnement de l’amour.

Bien sûr, il s’agit d’un amour adulte; nous sommes loin des embrasements de l’adolescence. Or, à quel âge, physique et psychologique, est-il partout et depuis toujours convenu de former un couple ? Poser la question c’est y répondre. Il n’est évidemment pas exclu de mûrir ensemble, mais comment savoir au départ si le partenaire “regardera dans la même direction”, une fois les premiers émois passés ? Je n’ai pas l’intention de disserter sur le divorce ; celui auquel je pense ici est le divorce entre les aspirations et la réalité, celui-là même qui peut faire “mourir d’amour”.

Que constatons-nous ? Les valeurs véhiculées par la télévision “de grande écoute”, dont on s’accorde à dire qu’elle est le miroir de notre société, sont essentiellement des valeurs de force, de réussite sociale et matérielle. L’amour est un produit de luxe, une eau de Jouvence tellement précieuse que pour la mettre à la portée de tous, il a fallu en fabriquer des imitations, de la méthadone style Chanel made in Taiwan. Les taux d’audience des émissions dites culturelles sont effroyablement bas. Les “maîtres d’école”, comme on disait autrefois, sont les premiers à le regretter. Eux non plus, d’ailleurs, n’ont plus d’audience, sauf, peut-être, quelques professeurs de littérature particulièrement inspirés qui touchent la fibre sensible de certains de leurs élèves, majoritairement des filles. Les garçons se doivent d’être des “durs”, des “battants”, des “matheux”, sous peine de se faire traiter de “pédés”. Le tableau n’est guère plus réjouissant du côté des adultes “moyens” : voyez quelle est la proportion d’hommes et de femmes qui participent à des activités artistiques ou socio-culturelles…

La femme nouvelle, libérée depuis peu du carcan de l’ignorance et de la soumission, a accédé à la culture, mais en même temps à une nouvelle forme de frustration.

L’idéal de Suzanne Lilar qui paraissait enfin accessible se révèle dans beaucoup de cas une chausse-trappe. Le féminisme militant n’a pas arrangé les choses : que l’on pense à ces cohortes de femmes ex-soviétiques se désolant devant les caméras de ne pas trouver de compagnon “à la hauteur” ou aux congénères de Woody Allen ne sachant plus à quel saint se vouer devant leurs triomphantes concitoyennes. Simple crise de virilité ou tournant important de notre société ? Les deux camps se regardent, tristement ou férocement, c’est selon.

Ceux qui semblent avoir trouvé la formule magique sont enviés par les autres, les solitaires, pauvres, honteux ou arrogants.

La nouvelle invention - l’amour - était-elle donc trop idéaliste, ou prématurée, ou peut-être réservée seulement à une élite, la masse en étant réduite à “faire semblant” ou à se chercher des erzatz pour ne pas mourir ?

Quant à moi, je ne veux pas croire que l’amour est une utopie. C’est un immense projet et tout projet d’envergure exige du travail et de la persévérance. Il ne suffit pas de lancer l’idée. Si notre siècle est celui du progrès foudroyant des sciences et des techniques, le progrès de l’humanité se construit bien plus lentement, car nous sommes faits d’une pâte qui résiste terriblement au changement. La tâche qui nous incombe, en cette ère de communication où il est si difficile de communiquer est d’enseigner aux générations montantes que l’expression des sentiments n’est pas que niaiserie romanesque, même si pour nous, adultes, il n’est pas non plus toujours facile d’être “authentiques”.

Puisque le rêve a été formulé, sa réalité existe dorénavant.

Une des noblesses de l’humanisme contemporain est d’avoir reconnu que tout être humain est un mélange de ying et de yang. La préhistoire des relations humaines est terminée, plus question de se contenter de viande crue ou faisandée. Nous possédons maintenant les ingrédients, faisons prendre la sauce, surmontons les barrières de la convention imbécile, sinon, nous “mourrons d’amour”.

Pour parler de “danger de mort”, on dit en néerlandais “levensgevaar” (danger pour la vie) : acceptons le danger de vie !

Suzanne Notte, Vivre 96/1   



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