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 Théologie
Le Christ à la lumière des religions


André Gounelle

    La parole et l'islam
        1 - Un retour aux sources
        2 - Une parole et l'obéissance
        3 - Un enseignement
    Le changement et le bouddhisme
        1 - Une vague qui entraîne
        2 - Un passage
        3 - Un mouvement
    Le modèle et l'hindouisme
        1 - Une appropriation
        2 - Une décarcération
        3 - Un guru à suivre
     L'exploit et la culture gréco-romaine
        1 - Un héros de polars
        2 - L'événement occulte le message
     Conclusion

Je ne vais pas plaider pour défendre le principe du dialogue entre les religions. Je ne vais pas non plus en définir les conditions, en indiquer la visée, en dire les difficultés. Je l'ai fait très souvent, et bien d'autres avec moi, puisque ce thème a beaucoup occupé les Églises, les croyants de diverses obédiences et les politiques ces dernières années. Il m'a semblé inutile de répéter des choses mille fois dites et j'ai préféré tenir un propos autre qui voudrait signaler certains effets des rencontres interreligieuses.
Je suis convaincu que développer des relations avec des représentants d'autres traditions religieuses a pour premier résultat de nous aider à mieux penser notre propre religion. Ce n'est, certes, pas le seul résultat, ni le but principal. Cet aspect me paraît néanmoins très important et assez méconnu. On pense, en général, que le dialogue contribue au rapprochement des esprits, au développement de la tolérance, à l'instauration de relations fraternelles, voire à des collaborations, et on a bien raison ; il s'agit de points essentiels. Pourtant, ce n'est pas tout, et on souligne moins combien ce dialogue peut renouveler et modifier positivement la compréhension que l'on a de sa propre foi. Je vais essayer de montrer ce qu'il peut apporter à cet égard en prenant un exemple, à vrai dire central et décisif pour un chrétien, puisque c'est celui de Jésus-Christ.

Il me semble que la rencontre ou la comparaison avec certaines religions conduit à distinguer quatre manières différentes de le comprendre, la première centrée sur la parole, la seconde sur le changement, la troisième sur le modèle et la quatrième sur l'exploit. Plusieurs de ces approches ont été négligées par les courants dominants du christianisme, et nous les redécouvrons grâce à l'Islam, l'hindouisme ou le bouddhisme. À leur contact, nous prenons conscience des limites de nos propres formulations doctrinales. Elles sont pour la plupart insuffisantes et appellent des compléments et des correctifs

La parole et l'islam  

Une première manière de comprendre Jésus le situe dans la lignée de la prophétie. Prophétiser veut dire non pas, comme on le croit souvent deviner l'avenir, mais parler devant un public, s'adresser à un auditoire, lui faire entendre un message. Dans l'Ancien Testament, le prophète proclame une vérité qui vient de Dieu et il annonce quelle est sa volonté. Jésus le fait plus clairement, plus complètement, plus parfaitement que ses prédécesseurs et ses successeurs ; il énonce clairement et totalement ce qu'ils ont balbutié de manière fragmentaire, partielle et confuse. C'est pourquoi on lui donne le titre de Christ (Christ veut dire oint et reçoit l'onction, le porte-parole de Dieu). On met donc l'accent sur sa prédication et son enseignement qui constituent l’évangile.

Le dialogue avec l'Islam nous rend attentif à cette première manière de comprendre le Christ. Elle correspond assez bien, en effet, aux affirma-tions du Coran sur Jésus. Je commente ce propos en trois points.

- 1. Un retour aux sources   
Il faut souligner que le Coran ne se présente pas vraiment comme une nouvelle révélation par rapport à ce qu’ont enseigné Abraham et Jésus. Il déclare plutôt vouloir opérer un retour à ce qu’ils ont vraiment dit. Les juifs et les chrétiens auraient, selon lui, altéré, faussé et corrompu dans leurs livres respectifs le message de ces serviteurs de Dieu. Mohammed ou Mahomet le rétablit et le restaure. Dans cette perspective, on pourrait dire que le Coran apporte en quelque sorte un rectificatif ou une mise au point qui restitue une parole originelle et authentique que les traditions juives et chrétiennes auraient déformée, défigurée. S’il se veut post-juif et post-chrétien, l’Islam ne prétend nullement dépasser Abraham et Jésus. Il veut plutôt revenir à eux en éliminant les altérations qu’on aurait fait subir à leurs paroles. La sourate 3/81 déclare à propos de Mohammed :
« un prophète est ensuite venu à vous, confirmant ce que vous possédiez déjà ». La sourate 10/37 affirme : « le Coran est la confirmation de ce qui existait avant lui ».

- 2. Une parole et l'obéissance   
Le Coran parle de Jésus à plusieurs reprises, toujours avec beaucoup de respect. Il lui accorde même une place exceptionnelle, qui, à certains égards, le met même au-dessus de Mohammed.
Dans ce qu'il en dit, deux thèmes dominent.

    D’abord, celui de la parole. À trois reprises, le Coran assimile Jésus à la parole de Dieu, un peu comme le prologue de Jean. Les traductions hésitent entre deux formulations un peu différentes : soit, « Jésus est la parole de Dieu », soit il est « une parole venant de Dieu », ce qui ne revient pas exactement au même. En tout cas, pour l'Islam, il est clair que Jésus ne possède pas le monopole ni l’exclusivité de cette parole de Dieu. Les prophètes de l’Ancien Testament l’ont dite avant lui, et Mohammed la prononce après lui. Il ne faut pas donc mettre Jésus, quelle que soit son importance, à part, l'isoler et le séparer des autres porteurs de la révélation divine. À proprement parler, la prophétie ne progresse pas; elle se répète. Les prophètes se font plus ou moins bien entendre. Il arrive que leurs disciples dénaturent leurs propos. Mais le contenu de leur message ne diffère en rien. L’avantage de Mohammed vient de ce qu’il a pris soin de faire consigner la parole même de Dieu dans un livre, et qu’on ne peut donc plus la modifier.

    Le second thème est celui de l’obéissance. Le Coran voit en Jésus le modèle de ce que doit être un bon musulman, c’est-à-dire un homme totalement « soumis » à Dieu, qui applique parfaitement sa volonté. Cependant, si Jésus est exemplaire, pour l'Islam, il n’est en tout cas pas divin, ni ne participe à la divinité. Il n’est pas, non plus, unique. Il existe d’autres figures de musulman parfait.

- 3. Les enseignements   
Les évangiles insistent sur la Croix.
Elle tient beaucoup de place dans leurs récits, et les chrétiens lui reconnaissent une valeur décisive. Le Coran par contre la laisse de côté. Il n'est pas sûr qu'il nie la réalité de la mort de Jésus à Golgotha, comme on l'a déduit d'une sourate isolée et obscure (4 v.156-157) que l'on pourrait comprendre, et que certains docteurs musulmans ont compris autrement. Mais, de toutes manières, elle n'a guère d'importance. En général, pour l'Islam, les enseignements comptent plus que les événements. Jésus n’apporte rien de nouveau et ne modifie pas la condition ou la situation humaine. Il rappelle à un moment donné une vérité éternelle et immuable, dite dans bien d'autres occasions. Sa venue n'est donc pas un événement décisif qui change les choses, qui transforme notre relation avec Dieu.

En christianisme, on rencontre des compréhensions voisines du Christ par exemple chez les sociniens du seizième siècle et certains libéraux du siècle dernier. Elle rejoint plusieurs thèmes du Nouveau Testament, notamment la comparaison sous-jacente dans l'évangile de Matthieu entre Moïse et Jésus. En développant ces thèmes, on pourrait sans doute à la fois partiellement intégrer l'apport de l'Islam à notre compréhension du Christ, et faire mieux comprendre aux musulmans ce qu'il représente pour nous.

2. Le changement et le bouddhisme  

La deuxième manière de comprendre le Christ met l'accent sur un autre aspect de son oeuvre. Elle insiste sur le changement qu'il opère. Elle souligne qu'il provoque un déplacement. Sa parole ne délivre pas un enseignement intemporel, elle agit et modifie les êtres et les choses. Elle nous conduit ailleurs que là où nous nous trouvions avant de l’entendre. Elle rend différent. Il ne s'agit pas de la scruter pour y trouver la connaissance de Dieu et de sa volonté. Croire signifie se laisser entraîner par elle, entrer dans le mouvement qu'elle met en branle et qu'elle entretient. Elle ne trace pas seulement un itinéraire ; elle constitue un véhicule qui nous transporte. Les spécialistes parlent d'un « langage de changement », c'est-à-dire d'un discours qui n'a pas pour but d'informer, mais de transformer, non pas de faire savoir, mais de faire bouger.

Cette deuxième manière de comprendre le Christ, la rencontre avec le bouddhisme nous en fait prendre conscience. On peut l'illustrer par une célèbre parabole de Gautama Bouddha, celle du radeau. La voici :

« Un homme se trouve devant un grand fleuve. De son côté, la rive est dangereuse et effrayante ; en face, elle est sûre et tranquille. Il n’y a ni bac, ni pont. Il se dit : “cette rive est mauvaise, l’autre est bonne, je n’ai rien pour passer de l’une à l’autre. Je vais fabriquer un radeau qui me permettra de traverser”. Ce qu’il fit. Arrivé sur l’autre rive, il pense : “ce radeau m’a bien aidé; je vais le porter sur mon dos partout où j’irai”.
Le Bouddha demande aux moines : “Cet homme a-t-il raison de garder son radeau?”. Ils répondirent “non”. Le Bouddha reprit : “Il ferait mieux de penser: “Ce radeau m’a été d’un grand secours. Maintenant je vais le déposer, et continuer ma route”. J’ai enseigné une doctrine semblable à ce radeau. Elle est faite pour traverser, non pour être portée ».

L'enseignement du Bouddha n’a pas pour but de mettre sur les épaules des hommes un fardeau, ni de les enfermer dans une demeure. Il ne leur fournit pas un cadre fixe et définitif. Il se veut un « véhicule » qui permet d’avancer, d’aller plus loin et de continuer le voyage. Dans ce radeau nous pouvons voir une image ou une parabole de ce qu'est ou de ce que fait pour nous Jésus.

Je commente cette deuxième manière de comprendre le Christ en trois points.

- 1. Une vague qui entraîne  
Un chrétien dira qu’il ne fabrique pas lui-même l'embarcation, mais qu'il la reçoit.
Le radeau ne résulte pas d'un travail de l'être humain. Dieu le lui donne, le lui envoie, le met à sa disposition. C'est ce que nous appelons la grâce. Toutefois, le bouddhiste peut accepter cette insistance sur la grâce sans modifier fondamentalement sa parabole. En effet, il considère également qu’il n’invente pas la doctrine. Elle vient vers lui, ou, plus exactement, il entre et se laisse entraîner par la doctrine que le bouddha ou les bouddhas lui transmettent. Cette différence n’a donc rien d’irréductible, et sur ce point les chrétiens peuvent aider les bouddhistes à préciser leurs affirmations.

-2. Un passage  
Le christianisme occidental donne une grande importance aux débuts.
Nous avons développé une religion des origines, des commencements, des généalogies. Nous ne cessons de commémorer les événements de Noël et de Pâques, de la naissance de Jésus et de sa résurrection qui sont le point de départ de la foi chrétienne. Au contraire, la parabole bouddhiste insiste sur la fin, l'achèvement ou le terme de la mission du Christ. Il arrive un moment où le radeau n’est plus opératoire, parce qu’il a rempli son rôle et que le déplacement a eu lieu. Non seulement, il devient inutile, mais si on ne s’en débarrasse pas, il encombre, entrave et alourdit. Le transitoire, ce qui permet le passage, ne doit pas de-venir permanent. Le Christ ne constitue pas le commencement et la fin ; il correspond à ce qui se trouve entre l’alpha et l’oméga, du bêta au psi ; il achemine de la première à la dernière lettre. Au contraire, la tradition chrétienne tend à pérenniser Jésus, en le divinisant, et en l’installant dans la Trinité. Il se situe à l'origine, puisqu'associé à la création ; il assure le passage, en apportant le salut ; il se trouve à l'arrivée ; son retour coïncide avec la fin des temps et l'arrivée du Royaume. Le médiateur est en même temps initial et terminal. On voit en lui non seulement le chemin (comme il se qualifie lui-même dans l'évangile de Jean), ou la route vivante (selon une expression de l'épître aux Hébreux), mais également un principe ou une hypostase métaphysique. Pourtant Paul, dans 1 Cor.15, évoque le moment où, sa tâche terminée, le Christ remettra le Royaume à Dieu afin que Dieu soit tout en tous.

- 3. Un mouvement  
La parabole accorde plus d'importance au mouvement qu'au point d’arrivée.
La vérité se trouve dans le déplacement, pas dans le but à atteindre. Dans la parabole du Bouddha, « l’autre rive » ne représente pas un lieu où l’on s’arrête, s'installe et se repose, mais le point de départ d’un nouveau trajet. Si on développait un christianisme à coloration bouddhiste, on dirait que la venue du Christ en Palestine au début de notre ère inaugure une étape. Elle permet le franchissement positif et indispensable d’une étendue d’eau qui empêchait de continuer la progression. Quand la traversée, dans laquelle nous sommes pour le moment engagés, sera terminée, il faudra aller plus loin. Dans le cheminement de l’humanité, les événements dont parlent les évangiles jouent un rôle certes essentiel, mais aussi transitoire. Ils correspondent à un moment précis de la marche, et représentent un point de passage obligé. Tôt ou tard, viendra le jour où ils auront produit tout leur effet et où ils seront dépassés. Alors apparaîtra, un nouveau véhicule, une autre figure christique. Ne peut-on pas comprendre ainsi l'affirmation du Nouveau Testament qu'à la fin non pas des temps, mais de notre temps, de notre période historique se produira le retour du Christ, qui prendra forcément alors une autre figure que celle de Jésus de Nazareth ? Derrière, on peut voir se profiler l'idée que le Royaume par sa nature même se trouve toujours devant nous. Il ne sera jamais pleinement réalisé et accompli. Ou pour dire les choses autrement, il est une marche, pas un lieu.

En christianisme, cette deuxième manière de comprendre le Christ a été développée surtout par les théologiens libéraux du Process dont beaucoup habitent en Californie, sur la côte des États-Unis, tournée vers l'Asie, et sont en contact et en dialogue avec les bouddhisme. En développant les thèmes que je viens d'évoquer, d'un côté ils se servent du bouddhisme pour exprimer ce qu'est et ce que fait le Christ, de l'autre côté ils aident les bouddhistes à comprendre ce que le Christ représente pour un chrétien.

3. Le modèle et l'hindouisme  

La troisième manière de comprendre le Christ voit en lui l'exemple de ce que nous devrions tous être, le modèle que nous avons à suivre et à imiter, l'homme parfait, l'homme idéal, l'homme authentique. Quand Pilate en le présentant à la foule déclare: "voici l'homme", sans le savoir il dit une grande vérité, il indique ce qu'est ou plutôt qui est Jésus : non pas un personnage surnaturel, dont l'être serait d'une nature différente de la nôtre, non pas un étranger, venu d'ailleurs et fait autrement que nous, mais notre frère, semblable à nous en toutes choses, hormis le péché. Il nous montre l'image de ce que nous serions si nous n'avions pas abîmé notre nature, si nous n'avions pas obscurci, troublé et perdu la vérité que nous portons en nous, que Dieu a mise en nous. Nous sommes appelés à nous conformer à cette image (Rom.8/29).

Cette troisième manière de comprendre le Christ apparaît dans l'Islam avec le thème de Jésus, le musulman modèle, qui obéit parfaitement à Dieu. Toutefois, elle a été surtout adoptée, développée, mise en valeur par cer tains courants de l'hindouisme, terme qui désigne, je le rappelle, non pas une religion, mais un ensemble, une famille ou un collectif de religions plus ou moins associées et interdépendantes.
Je donne trois indications.

- 1. Une appropriation  
Depuis deux siècles, quelques penseurs hindouistes ont développé une importante réflexion sur Jésus. Ils ne sont pas devenus chrétiens, ils demeurent fondamentalement hindouistes, mais ils ont lu et médité les évangiles, et se les sont en quelque sorte appropriés.
Ils introduisent Jésus, l'implantent, l'intègrent, lui donnent une place dans leur spiritualité et leur religion. Ils écoutent son message, s'engagent envers lui, lui répondent positivement, le vénèrent et tentent de le suivre sans pour cela sortir du cadre de l'hindouisme.

- 2. une décarcération  
Pour caractériser leur perception de Jésus, ils parlent souvent du Christ « sans attache », selon le titre d'un livre de Samartha, par quoi ils entendent détaché des définitions dogmatiques des grands conciles, disjoint de l'enseignement des Églises, dissocié de l'image que l'Occident s'en est forgé. Ils ont le sentiment que la tradition chrétienne l'a enveloppé comme une momie dans des bandelettes doctrinales. Elle l'a ligoté dans des formules, emprisonné dans des institutions, enfermé dans des rites. Elle l'a rendu étroit et mesquin.
Il faut délivrer, débarrasser Jésus de tout cela pour découvrir son vrai visage et l'accueillir dans sa vie.

- 3. Un guru à suivre  
Dans le Jésus des évangiles, les hindouistes sont sensibles à trois éléments qui correspondent aux trois « voies » qu'ils distinguent : celle de la connaissance, celle de la piété et celle de l'action.

    D'abord, dans la ligne de Gandhi, ils voient en Jésus un modèle et une inspiration par sa recherche exigeante de la vérité et par son choix de la non-violence. Qu'on appelle Jésus fils unique de Dieu ne signifie pas qu'il soit à part mais qu'il nous appelle à devenir à notre tour des fils et des filles uniques de Dieu. Il nous montre ce qu'est la vérité dans le sermon sur la montagne qui résume son message, et encore plus quand il accepte de mourir pour ses idéaux et refuse de tuer pour les faire triompher.

    Ensuite, ils soulignent la piété de Jésus, son union intime, personnelle et mystique avec l'ultime. En lui la divinité est descendue et il l'a accueillie. Il est donc un avatar, une incarnation parmi d'autres. On le compare à un réservoir de cristal rempli par les eaux de la vie divine ; et on souligne que par la piété mystique chaque homme doit s'abandonner au divin et devenir un christ.

    Enfin, ces hindouistes insistent sur l'oubli de soi-même que manifeste Jésus. Il ne cultive aucun égoïsme ; il n'est que dévouement.
Il abandonne toute ambition personnelle pour se mettre entièrement au service des autres. Il est un yogi, c'est-à-dire quelqu'un qui vit une ascèse rigoureuse et qui, à cause de cela, crée autour de lui de l'harmonie. Il est ainsi pour les croyants un guru que chacun d'eux est appelé à imiter.

Cette troisième conception du Christ, à la fois mystique et éthique, qui donne une grande place à l'imitation ou à la suivance du Christ me semble très proche de celle d'Albert Schweitzer, dont nous savons tous avec quel soin et quelle intelligence il a travaillé les grands penseurs de l'Inde. Schweitzer pensait que la pensée de l'Inde pouvait nous aider à approfondir et à clarifier notre foi ; il estimait d'autre part que le christianisme, avec son insistance sur la valeur de l'action, de l'engagement dans et pour le monde avait aussi beaucoup à apporter à l'hindouisme.

4. L’exploit et la culture gréco-romaine  

J’en arrive à une quatrième de manière de comprendre le Christ, en fait celle qui l’a emporté et qui a prédominé dans le christianisme, sous l’influence des religions et des spiritualités gréco-romaines. L’Antiquité a connu des cultes du héros (les plus connus, mais pas les seuls étant Hercule et Achille). On racontait leurs exploits, on s'en inspirait « pour la conduite de sa vie et la compréhension de sa mort ». Le héros antique se distingue des hommes ordinaires à la fois par sa bravoure, sa noblesse de caractère et par les hauts-faits, qui sont aussi des bienfaits qu’il accomplit. Dans un monde décadent, qui va vers sa fin et où la vertu se perd, il incarne la grandeur d'âme, la générosité, la sagesse et le courage. Il affronte et détruit des puissances négatives. Il redonne espoir et fournit un modèle à des humains qui en ont bien besoin. Contre le triste destin qui les régit, il transforme ainsi leur sort. On le considère souvent comme un demi-dieu qui participe à la fois à la nature humaine (par sa vie physique ainsi que par sa capacité à souffrir et à mourir) et à la divine (souvent par une naissance miraculeuse et surtout par sa justice et sa puissance). Cependant malgré sa vaillance et ses prouesses, le héros grec (à la différence du héros moderne) connaît l'échec et a une fin souvent tragique.

Les récits évangéliques concernant Jésus présentent des parentés littéraires avec ces histoires païennes de héros. Au Moyen Age, on compare souvent Jésus à un chevalier généreux, courageux, au cœur pur et à l’âme bien trempée. La piété et la prédication chrétiennes classiques insistent sur l’événement extraordinaire que constituent sa mort et sa résurrection. Cet événement modifie du dehors la condition humaine, en transformant son cadre ou son contexte (et non en opérant un déplacement de l'individu comme dans le deuxième type). L’être humain reste au même endroit, mais sa situation change. Il était comme un prisonnier ou un esclave soumis à toutes sortes de puissances mauvaises qui le dominaient. Et voilà que le christ les affronte, les surmonte et les abat, leur enlève leur emprise et les prive de leur pouvoir. La théologie patristique a beaucoup développé le thème du Christus Victor, du christ victorieux : le christ, dit-elle, a triomphé du diable, des démons, de la fatalité, des forces occultes, etc. Le célèbre choral de Luther déclare :

Mais un héros dans les combats
Pour nous lutte sans cesse.

En 1947, dans un livre intitulé Christ et le temps, le théologien protestant Oscar Cullmann compare Pâques à la bataille décisive dans un conflit, qui met définitivement en déroute l’adversaire et ne lui laisse aucune chance, de même que la bombe d’Hiroshima consomme la défaite du Japon durant la seconde guerre mondiale. On voit ici en christ le héros providentiel dont les victoires retournent les situations les plus bloquées, détruisent les forces du mal, et amènent un dénouement favorable.

Un héros de polars  

Si cette christologie s'enracine dans la culture gréco-latine, elle a des résonances très modernes. Même s'il y a de grandes différences entre les conceptions antique et moderne du « héros », elle fait irrésistiblement penser aux romans d’espionnage populaires. Prenons, par exemple ceux de Kenny, des Bruce, de Fleming, de de Villiers qui ont régné pendant plus de trente ans sur les kiosques de gare. On pourrait évoquer aussi, dans un autre genre, Zorro ou Superman. Dans ces histoires, le héros porte un sigle, FX 18, ou OSS 117, 007, SAS qui correspond au titre de Christ. Parfois, dans les films ou les bandes dessinées, il revêt un costume particulier. Ce sigle ou cet habillement distinctif montre d’emblée qu’on a affaire au héros. Il sert non pas à le camoufler auprès des adversaires mais à le signaler aux lecteurs ou spectateurs.

Le héros se trouve parachuté dans une situation difficile qu’il va dénouer au mieux grâce à des exploits hors du commun. Pensons à la naissance virginale, parachutage d’ailleurs, et aux miracles. L’agent secret reçoit sa mission d’un patron, figure mystérieuse, qui a quelque chose d’omniscient et d’omnipotent, avec qui il a une relation de caractère filial. Enfin, au cours du roman, le héros connaît toujours un moment très difficile. Dans l’avant-dernier chapitre, il est à deux doigts de tout perdre. Au dernier moment, par un coup d’éclat qui serait surprenant, inattendu et imprévisible s’il ne se renouvelait pas dans chaque volume, il renverse la situation, l’emporte et met fin au livre. Il vit ainsi un simili vendredi saint qui précède un ersatz de Pâques.

On trouvera peut-être cette comparaison irrespectueuse, provocante et insolente. Elle n'entend pourtant nullement déconsidérer ce type de christologie. Elle explique peut-être que le roman ait eu un tel succès dans des pays de culture chrétienne (et gréco-latine). Sans le vouloir, l'enseignement religieux et littéraire dominant y avait préparé les esprits.

L'événement occulte le message  

Dans cette perspective, l’enseignement et la prédication de Jésus res-tent dans l'ombre et tendent à disparaître. Tout repose sur ce qu’il fait et sur ce qui lui arrive. Ce qu’il dit compte assez peu. À cet égard, le symbole dit des apôtres présente un enchaînement significatif. Dans le deuxième article, qui traite de Jésus-Christ, voici ce qu’il en dit :

« Il a été conçu du Saint Esprit, il est né de la Vierge Marie,
il a souffert sous Ponce Pilate,
il a été crucifié, il est mort, il a été enseveli, il est descendu aux enfers;
le troisième jour il est ressuscité des morts,
il est monté à la droite de Dieu. »

Pas un mot sur la prédication et l'enseignement de Jésus. On mentionne sa naissance, son exécution, sa résurrection, mais pas sa parole, ni ses gestes et actes, comme si tout cela n’avait aucune importance. À la rigueur, le Nouveau Testament pourrait se passer des récits évangéliques. À l’exception de ceux qui concernent Golgotha et Pâques, la foi n'en a pas vraiment besoin. Il lui suffit que Jésus soit d'origine divine, qu'il meure et ressuscite. On mesure tout le fossé qui sépare ce quatrième type du premier centré sur la parole.

Dans un roman d'espionnage, l’accidentel joue un rôle décisif. Le sort d’un pays se règle en quelques coups de revolvers bien ajustés. On laisse de côté les structures politiques et économiques, qui n’expliquent certes pas tout, mais qui ont un poids que seule la fiction peut ignorer.

De même, pour le christianisme classique, Jésus intervient, rétablit la situation, mais on a de la peine à mettre en relation ces faits avec ce que nous sommes et ce que nous vivons concrètement. Dans les cas précédents, il nous touche, nous atteint, nous travaille, nous déplace, nous inspire. Ici, il agit au-dessus, en dehors et loin de nous, comme ces personnages de film et de roman qui nous intéressent sans vraiment nous concerner. Il change peut-être les choses, il ne nous change pas vraiment.

La force de cette quatrième manière de comprendre le christ vient de ce qu'elle le présente comme un événement, ce que ne font pas avec la même vigueur les précédentes. Elle a également le mérite de mettre l'accent sur sa personne. Dans les approches de type bouddhiste et hindouiste, Jésus risque de perdre son épaisseur humaine et de devenir, comme l'écrit Samartha, « pâle et anémique », d’être plus un concept qu’une personne. Le thème gréco-latin du héros, repris par le christianisme classique, contient de la vérité et, dans le dialogue entre religions, on aurait tort de sous-estimer la valeur de sa contribution. Sa faiblesse réside dans la difficulté de relier le christ avec notre existence, ce que font mieux, par contre, les conceptions précédentes. Elle souligne l'extériorité et l'altérité de Dieu à un point tel que sa proximité disparaît. Il intervient du dehors, de manière extraordinaire et miraculeuse, plus qu'il n'agit de l'intérieur. Il surplombe et domine l'existence. Il ne l'habite pas vraiment ni ne l'anime.

Je conclus.

À mon sens aucune de ces manières de comprendre le Christ n'est parfaite. Chacune d'entre elle a des avantages et des inconvénients. Même si j’ai des préférences (pour ne rien vous cacher, elles vont vers le deuxième réponse celle qui insiste sur le changement), je ne vais pas dire: « celle-ci est bonne, ou celle-là est la meilleure ». Ce n'est pas propos. J'ai voulu seulement montrer que nous aurions grand intérêt à toujours élaborer nos doctrines et nos théologies en dialogue avec les autres religions. Elles ont beaucoup à nous apprendre et à nous apporter, y compris dans notre compréhension du Christ. L'histoire des mages de Noël rappelle que même l'astrologie peut conduire au Christ. Il ne s'agit pas de tout mélanger, d'admettre n'importe quoi, mais de s'aider les uns les autres pour se mieux comprendre. Rencontrer les autres nous aide à percevoir nos limites, et à découvrir des éléments souvent présents dans notre propre tradition, mais négligés, peu mis en valeur. Elle nous ouvre, j'espère l'avoir montré, à des approches qui peuvent enrichir notre compréhension du Christ, lui donner de nouvelles dimensions ou la clarifier.

En ce qui me concerne, mes contacts avec d'autres religions ne m'ont pas rendu moins chrétien, mais ils m'ont rendu chrétien autrement.

André Gounelle, 20 février 2005
communication aux Rencontres Pluralistes  

NDLR : les sous-titres sont de la rédaction

 



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 Le récit de Noël
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