Jacques Chopineau
- Une
réforme rampante…
- Des doctrines incompréhensibles
- Comment peut-on n’être
pas comme nous ?
- Spiritualité ?
- Pour conclure
Une réforme rampante…
Quelques lignes sur le devenir
de la chrétienté
dans nos pays. Des siècles derrière nous ; quelques
décennies devant nous. Une grande mouvance liée à
l’épopée du monde occidental.
Nous sommes à la veille d’une réforme
aussi énorme que celle qui -au seizième siècle-
ébranla les certitudes d’un monde chrétien qui
sortait du Moyen-âge. Mais loin des coups de tonnerre qui
secouèrent le seizième siècle bien-pensant
(ainsi la diète de Worms ou la destruction spectaculaire
par Luther de la bulle qui l’excommuniait), la réforme
actuelle se fait sans trop se montrer. Il arrive même que
les changements passent inaperçus.
Ainsi commencent parfois les
grands feux : un
petit feu qui couve. Il ne s’éteindra pas parce qu’on
n’en parle pas. Et cela fait longtemps que le feu couve. Que
sera demain ? Pour beaucoup de théologiens,
la théologie est l’histoire de la théologie.
« Demain » est rarement
une question au programme des études de théologie.
Otez de ces études ce qui relève de l’histoire
et des réactions à ce que des penseurs, jadis, ont
affirmé : Que restera-t-il ? Certes, il
restera de gros livres intelligents devenus, souvent, inintelligibles. Et
ce qui, autrefois, a suscité des excommunications -et
mille fois pire- ne suscite plus la passion de personne. Tout au
plus, un intérêt intellectuel et beaucoup d’érudition
spécialisée.
Nous assistons cependant à une réforme
rampante. Le monde change, mais il ne sait pas qu’il change. L’univers
religieux s’est transformé, mais les chapelles n’en
ont guère pris conscience. Bien sûr, les églises
se vident, mais le réflexe de beaucoup est de « défendre
la boutique », sans trop se poser de questions sur la
raison d’être de ladite boutique nommée « église ».
Quand à cet oecuménisme de rassemblement
dans un seul bercail, derrière un seul drapeau, dans une
« vérité » reconnue par tous :
cela n’arrivera jamais.
Je suis de ceux qui pensent que c’est un bien. De toutes
façons, c’est là une réalité.
Bien que cette réalité semble étrangère
à ceux qui prient pour une telle « unité » de
rassemblement.
Une tentation -devant le spectacle
des églises
qui se vident- est de réunir tous les groupes qui se réclament
du christianisme. C’est bien compréhensible. Des petits
groupes réunis feraient un plus grand groupe. Cessons de
faire semblant de croire à un tel « œcuménisme ».
Et d’ailleurs, si un tel rassemblement avait lieu, ce serait
pour combien de temps ?
Une nouvelle réforme ferait que les divisions
historiques seraient dépassées. « Dépassées »
ne signifie pas oubliées ou effacées. Les différences
ne doivent pas être effacées, mais respectées.
En leur temps, les controverses dogmatiques ont eu leur légitimité.
Elles sont aujourd’hui largement incompréhensibles.
Evidemment, un tel respect ôterait une bonne
partie de la légitimité des pouvoirs ecclésiastiques
en place. C’est là que le bât blesse. Les pouvoirs
ecclésiastiques sont liés à une formulation
-et à une seule- de la vérité sur Dieu.
Il fut même un temps où l’empereur
romain « chrétien » voulait que tous
ses sujets obéissent à la même « vérité ».
De là, des minorités chrétiennes écartées
ou écrasées. La « grande église »
n’a jamais admis les différences… Plus
tard, un Louis XIV révoquant l’édit de
Nantes (1685) aura une vision semblable : peut-on avoir une
autre religion que celle du roi ? Le souverain (l’élu
de Dieu) –comme G.W. Bush aujourd’hui- se voyait habilité
à décréter le bien et le mal, sur cette terre.
Comme toujours, la puissance donne de parler haut.
Malheur aux minorités ! Le problème
est que les minorités de jadis sont devenues plus fortes.
Non pas par un « œcuménisme »
de rassemblement, mais simplement parce que les divisions historiques
n’ont plus guère de raison de subsister. La différence
est un droit et un fait. Par conséquent, les différences
n’ont pas à être abolies ! Mais ces différences
ne sont plus des « divisions ».
Il ne s’agit donc pas seulement de respecter
les différences, mais de les recevoir toutes pour ce qu’elles
sont : des manières différentes –et légitimes-
de se tourner vers son Orient. Il n’est qu’un seul Orient,
mais mille et une manières de se tourner vers lui.
Catholiques, protestants, orthodoxes,
anglicans etc…
n’ont pas à s’opposer pour des raisons dogmatiques
et/ou institutionnelles. On ne va pas refaire l’histoire,
ni l’ignorer. Mais cette histoire, en fait, sépare
de moins en moins les minorités chrétiennes.
L’opposition est un
luxe du passé, lorsque l’Europe au centre du monde
pouvait se diviser. Des régions pouvaient se faire la guerre
pour des questions religieuses. Les peuples, suivant leurs princes,
pouvaient s’affronter -et ils l’ont fait ! De telles
luttes seraient aujourd’hui dépourvues de signification.
Un rêve de rassemblement sur des positions communes et des
signes communs est encore une survivance du passé.
Des
doctrines incompréhensibles…
Deux mots sur ces doctrines « chrétiennes »
que presque personne ne comprend, tant leur origine est éloignée
des pensées actuelles. Il y a une relation profonde entre
ce fait et la désaffection des églises.
Au contraire, une des raisons
du succès de
l’Islam est sa simplicité. Sa confession de foi (la chahâda)
tient (pour les sunnites) en deux énoncés.
Le premier de ces énoncés pourrait d’ailleurs
être repris tel quel par tous les monothéistes (juifs
ou chrétiens) : Pas d’autre Dieu que
Dieu.
Ce qui signifie que seul
Dieu est divin, donc : ni le pouvoir, ni l’argent, ni
rien en ce monde ne doit être adoré. Il y aurait beaucoup
à dire sur les conséquences pratiques de ce monothéisme,
habituellement très méconnu.
Dieu est UN quel que soit le
nom qu’on Lui donne.
Qu’on le dise clairement sans se retrancher derrière
une doctrine de la Trinité dont personne ne comprend plus
les termes -sauf, évidemment, ceux qui ont consacré
quelques années de leur vie à étudier la théologie
et la philosophie grecque ancienne : pour ceux-là, les
termes au moins sont compréhensibles (souvent guère
plus que des termes savants !), mais tous les autres sont voués
à répéter des mots qu’ils ne comprennent
pas.
Certes, Trinité ne
signifie pas trithéisme.
Et certes, les chrétiens sont monothéistes. Mais leurs
mots pour le dire sont terriblement compliqués et choquent
musulmans et juifs. Ils choquent aussi les chrétiens unitariens
qui -libres de persécutions- sont aujourd’hui nombreux
en fait, même si beaucoup ne connaissent pas formellement
l’unitarisme passé et présent.
Mais, en tout état de cause, reconnaissons
que la doctrine de la Trinité n’est pas le seul obstacle.
Les « deux natures » (Chalcédoine,
451) sont également une doctrine incompréhensible.
Ici encore la philosophie grecque ancienne peut seule faire comprendre
les termes utilisés. Les premiers chrétiens
ne savaient, en général,
rien de tout cela. Et ces formulations se sont peu à
peu imposées à tous les groupes chrétiens lesquels,
sous peine d’être taxés de schismatisme
et d’hérésie, ont dû croire (ou
faire semblant de croire) à ces définitions.
Autres problèmes (ils sont nombreux !)…
L’immortalité de l’âme en est
un. Il y aurait en l’homme un principe qui serait, en soi,
immortel. Voilà qui est difficile à concilier avec
l’idée de résurrection de la chair. Pourquoi
ressusciter une telle « chair », si déjà
l’immortalité est attachée à une « âme »
éternelle ? Encore une question qui n’inquiète
pas le commun des mortels, aujourd’hui.
En réalité, le respect des personnes
suppose le respect des corps. Ces corps de chair mortelle…
Nous n’en avons pas d’autre !
Le respect des personnes (et
de leur intégrité
physique…) est curieusement coloré par l’universalité
du « péché » (côté
noir) et la promesse du « salut » (côté blanc). Péché-salut :
Les deux termes sont liés. Sans péché :
pas de salut. Salut de quoi ? Deux termes étranges
pour un contemporain.
Qu’il y ait une pesanteur de la nature humaine
et une impossibilité d’établir une vraie adéquation
entre intentions et réalisations : cela est vrai. Mais
cela n’implique pas une sorte de faute héréditaire,
depuis Adam. Un péché « originel » dont
le baptême nous délivrerait.
Où est le ciel ? Là-haut ?
C’était évident pour les anciens –conformément
à l’ancienne vision d’un monde géocentré.
De là, ces ascensions vers le ciel divin. L’assomption
même a été entendue littéralement (En
1950, n’a-t-on pas dit que la vierge Marie était montée
au ciel ?).
Personne ne pense plus à un monde géocentré:
pas plus les chrétiens que les autres. Tous ont appris à
l’école que notre système solaire n’est
qu’une petite partie de notre galaxie -parmi des milliards
de galaxies. Mais comment l’homme serait-il au centre du monde,
si son habitat (la terre) n’était pas au centre ?
Il est grand temps que les chrétiens mettent
en accord leurs croyances et leurs représentations du monde.
On dira qu’une telle mise en accord a déjà été
faite. Un Bultmann a, en son temps, posé de bonnes questions
(qu’un grand théologien nommé Karl Barth a fait
mine de ne pas comprendre). Mais à entendre beaucoup de prédicateurs
d’aujourd’hui, on peut avoir le sentiment que Bultmann
n’a jamais existé. On dira encore que tel religieux
universitaire assume pleinement sa modernité. Peut-être
en ce qu’il fait, mais non toujours en ce qu’il dit
croire.
L’important n’est d’ailleurs pas
qu’une formulation prime sur les autres, mais que le débat
puisse enfin avoir lieu. Mais faute de débat, chacun peut
répéter, sans les remettre en question, les formulations
qu’il a apprises. Ces formulations traditionnelles ne retrouveront
vie que par la discussion. Une libre discussion qui devra bien reprendre
et réexaminer des formulations anciennes. Sans quoi les églises
continueront de se vider. Non par opposition, mais par indifférence.
Comment
n’être pas comme nous ?
Comment peut-on être persan ? faisait
dire Montesquieu à l’un des personnages des Lettres
persanes. Comment peut-on être différent de nous ?
Mais ce qui déjà était comique au dix-huitième
siècle serait
aujourd’hui saugrenu. Nous vivons à l’époque
du brassage des cultures. Mœurs, musiques, pratiques alimentaires,
convictions politiques… Le monde change.
La deuxième religion de nos pays est d’ailleurs
l’Islam. Fini le temps où l’anormalité
pouvait provoquer le jugement : « ça n’est
pas très catholique »… Il
est devenu indispensable d’apprendre
le respect des attitudes religieuses qui sont étrangères
à nos familles.
Même là où la « normalité »
était quasi universellement catholique, l’uniformité
pose aujourd’hui problème. Témoin, ce crucifix
contesté alors même qu’il orne depuis « toujours »
les salles de classe des écoles italiennes.
Les pratiques héritées du passé
ont cependant laissé des traces. Comment peut-on voir les
choses autrement que nous ne les voyons ?
Un exemple récent : Le drapeau de
la croix-rouge flottant sur un grand édifice de la capitale
iraqienne. La représentante du CICR expliquait les raisons
du départ de Bagdad. La raison essentielle était un
compréhensible besoin de sécurité pour
le personnel. Mais personne
ne fit (à l’antenne) la moindre allusion au fait qu’un
drapeau porteur d’une grande croix rouge sur un édifice
de la capitale iraquienne (image vue à la télévision)
pouvait heurter dans un pays
musulman. Apparemment, la question ne s’était jamais
posée.
Bien sûr, tout le monde connaît la croix-rouge.
Quoi de plus normal ? Sauf là, cependant,
où la normalité est un croissant rouge !
On dira que ce drapeau n’est pas un signe religieux :
il est historiquement l’inverse du drapeau suisse à
croix blanche sur fond rouge. Sans doute, mais ce qu’on voit
en terre d’Islam est une croix (de là, un croissant
rouge, une étoile de David rouge… Autant de signes
religieux différents que la croix rouge suscita).
A ceux qui ne comprendraient
pas, il faut rappeler qu’un drapeau frappé du croissant rouge flottant sur
un grand bâtiment de la capitale, certainement, susciterait
-chez nous- des réactions diverses…
Il y a cependant, de nos jours,
plus d’européens
musulmans que de chrétiens de culture arabe au proche-Orient.
C’est un fait certes nouveau dans l’histoire de la culture
occidentale, mais il faudra bien en tenir compte. En particulier
pour celui qui réfléchit sur la situation de l’occident
religieux.
Spiritualité ?
Il serait présomptueux de viser à traiter,
en quelques lignes, un sujet aussi vaste. On peut, du moins,
rappeler
rapidement quelques faits essentiels.
Une « vie spirituelle » n’appartient
pas au passé. Notre monde épris de vitesse et de profit
garde -tous ces cas de figure existent- une image, une nostalgie,
un désir, un souci,
une volonté….. de valeurs plus justes et plus
profondes. Mais ce qu’on appelait autrefois « religion »
n’est pas un lien obligé. C’est là une
grande mutation.
Jadis, « vie religieuse » était
synonyme de « vie spirituelle ». Non qu’il
n’y ait pas eu de « vie profane » ou
de « vie séculière » digne « aux
yeux de Dieu », mais la voie de perfection s’inscrivait
dans le cadre d’une dépendance vis-à-vis du
cadre ecclésiastique. Sauf exception, ce n’est plus
le cas.
Rares sont aujourd’hui ceux qui pensent que
les dignitaires ecclésiastiques en savent plus sur l’essentiel
que ceux à qui ils s’adressent. De grandes manifestations,
largement médiatisées, ne doivent pas faire illusion.
Certes, les œuvres sociales sont parfois remarquables.
Mais de telles œuvres peuvent aussi être accomplies par
d’autres religieux, ou (et c’est heureux) par des personnes
dépourvues de toute religion. Les exemples sont nombreux.
Une utilisation médiatico-apologétique de la philanthropie
peut être dénoncée (non la philanthropie, mais
l’utilisation…).
Il importe de revenir à ce qui est essentiel
et donc, en premier lieu, à ce qui est spécifique
au religieux, lors même que ce religieux ne se moule pas dans
un « confessionnel » traditionnel. Fini le
temps où le religieux était toujours institutionnel
et dogmatique. Tel agnostique peut être « religieux » ;
tel humanisme peut être une lumière sur le chemin,
telle discipline d’origine occidentale ou orientale peut aider
à faire un pas de plus.
Une religion -quelles qu’en soient les formes
traditionnelles- concerne l’homme et son évolution
possible. Ici le trait « religieux » fondamental
est le changement. Non pas parler différemment, mais être
différent.
Encore faut-il que le langage
ne fasse pas obstacle. Encore faut-il que le vêtement (autrefois :
une armure) ne prenne pas la place du corps.
Pour conclure…
Le monde religieux semble suivre
le courant qui mène,
peu à peu, la
démocratie parlementaire sur une voie de garage. L’analogie
est frappante. La démocratie… Cela dépend, en
principe, de l’ensemble des citoyens -ce qu’on appelle
« le corps électoral ».
Or, on sait que plus de la moitié de ce corps
électoral, en France, ne vote pas pour les partis de gouvernement.
En effet, si l’on additionne les votes pour l’extrême-gauche
+ les votes pour l’extrême-droite + les votes « ailleurs »
(comme : Nature, chasse, pêche, traditions…) +
les (nombreuses) abstentions, cela fait au total plus de la moitié
du dit corps électoral. Pourquoi ? Laissons cette question
aux états-majors politiques. Non seulement français,
mais européens…
Là encore, la discussion libre est la condition
de la démocratie. On peut même suggérer que
si l’Europe veut être aimée, il faudra bien qu’elle
soit plus démocratique. Mais ce n’est pas notre propos
ici. Sauf pour remarquer qu’un phénomène analogue
est à l’œuvre : le « peuple »
n’a guère à dire, puisqu’il ne connaît
pas la question ! De même, sur des sujets de théologie…
Il est vrai que le citoyen -pour
se faire entendre- a recours aux manifestations, défilés, occupations
de sièges, barrages d’autoroutes etc… Les années
à venir verront se multiplier de telles manifestations. Le
sommeil de la démocratie engendre bien des démons.
Les chrétiens cependant n’ont pas coutume
de s'exprimer ainsi. La « tradition » reste
souveraine. La répétition de la « vérité »
prend la place de la réalité. L’Éternité
est un bel exemple de stabilité. On ne touche pas à
l’Éternité !
Il arrive, certes, que le religieux
et le patriotique marchent ensemble. C’est le cas aux États-Unis, mais
ce n’est plus le cas en Europe où le messianisme américain
(« Dieu bénit l’Amérique »)
paraît enfantin. Ce qui fait oublier que ce messianisme-là
(le bien contre le mal -le mal étant ce qui s’oppose
à nous) commande une puissance colossale. Mais c’est
là, évidemment, une autre histoire….
Une nouvelle réforme devra prendre en compte
la situation actuelle : ses questions, ses doutes, ses attentes.
Ce n’est qu’au prix d’une vaste et libre discussion
qu’enfin les religieux de tout horizon pourront se rencontrer,
au-delà des chapelles. Chacun restant ancré dans telle
tradition parce qu’elle lui donne à voir et non parce
ce qu’elle s’oppose à telle autre. Le chemin
est encore long, mais les premiers pas sont déjà accomplis.
Jacques Chopineau,
Genappe le 18 novembre 2003
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