Jacques
Chopineau
- Des
mots
- Des réalités
- Pour le dire vite
Des mots
Une religion et un discours religieux sont deux choses
différentes.
Comme le corps est différent de l’habit. La religion
n’est pas une manière de penser. Malgré un contresens
courant, les mille et une manières de penser de l’homme
religieux ne sont pas essentielles à une approche religieuse
de l’humain.
Toute religion a, certes, élaboré une
doctrine religieuse. Cette doctrine a pris parfois une place considérable.
Pour autant, doctrine et religion ne sont pas superposables. On
entend, cependant, souvent parler d’une religion comme d’un
corps de doctrines et de croyances. De là à faire
semblant de croire que l’approche religieuse est réductible à une
manière de penser… La confusion est courante –surtout
dans les milieux où l’on pense.
D’autre part,
la formulation doctrinale joue un rôle
bien différent selon la tradition religieuse envisagée.
Le bouddhisme zen ignore la dogmatique –et même la
référence
obligée à un texte sacré. À l’inverse,
certaines variétés de christianisme ont édifié un
formidable édifice dogmatique auquel il était interdit
de toucher, sous peine d’hérésie.
Les doctrines
procèdent de la philosophie régnante.
C’est pourquoi, elles peuvent être datées. La
religion, par contre, est inscrite au cœur de l’homme,
et toutes les formes religieuses datées sont appelées à se
transformer –voire à disparaître, comme les
philosophies qui avaient donné naissance à des formulations
devenues, entre temps, canoniques.
Un langage religieux doctrinal
dépend de la philosophie régnante à l’époque
où la doctrine a été élaborée.
Les exemples seraient nombreux. Par exemple, une certaine doctrine
des sacrements (la « transsubstantiation ») serait
inconcevable sans référence à une philosophie « réaliste » (thomiste,
néo-aristotélicienne). Mais la définition
de Luther (« consubstantiation ») ne se concevrait
pas sans référence à une philosophie « nominaliste ».
Certains préfèrent l’approche de Calvin (« présence
réelle spirituelle ») qui s’interdit la définition
de cette présence.
Aujourd’hui, nous ignorons tout,
en général,
de ce débat philosophique qui remonte au moyen-âge. Il n’empêche que la doctrine a été fixée
en ce temps-là (bien que, formellement, il faille attendre
le concile de Trente pour que la transsubtantiation devienne un
dogme). Peu importe la date : à moins de confondre le corps
et le vêtement, il serait peu réaliste de mettre sur
le même
plan, les définitions et les réalités vécues.
En fait, ces idées ne touchent guère à la
réalité vécue.
La foi du charbonnier n’est pas différente de que
celle du théologien ou celle du dignitaire. Les mots pour
la dire, seuls, diffèrent. Et les mots sont des mots, non
des réalités.
Une vieille question : où est
l’église ? L’église
est là où le Christ est présent –quelles
soient les modalité de cette présence (et des formulations
que l’on croit devoir en donner). Les doctrines (comme les
habits sacerdotaux) n’ajoutent rien. Un discours ne devient
pas de soi vérité –même s’il est
bien construit. Là où est l’essentiel, rien
ne manque. Mais si l’essentiel fait défaut : rien
ne peut le remplacer.
Des réalités
Certes, nous disons ce que nous voyons.
Mais nous ne voyons de nos yeux qu’une très petite
partie de la réalité.
Le visible est limité à la « fenêtre
optique » -entre
l’infra rouge et l’ultra violet. Ni les ondes radio,
ni les rayons X ne sont visibles. Peut-on dire que ce qui existe
est borné par ce que je vois ? Non, évidemment. Pourtant,
pendant des siècles, seuls les astres visibles ont existé.
C’était les sept planètes visibles à l’œil
nu.
Dans le même temps, le soleil tournait autour de la terre.
C’était d’ailleurs l’apparence et le simple
bon sens. Et c’était aussi une vérité « religieuse ».
Galilée, sur ses vieux jours, a dû apprendre qu’on
ne pouvait s’opposer à une « vérité » admise
par les plus hautes autorités de son temps. Evidemment,
la réalité finit toujours par l’emporter –mais
avec retard et, pour beaucoup : seulement à l’autopsie.
Notre pensée est également bornée par une « fenêtre
conceptuelle ». Ainsi, tout n’est pas pensable parce
que notre pensée est limitée. Notre langage est limité par
le concevable, le dicible. Poésie et mystique, parfois,
repoussent ces limites, mais ces intuitions mises en mots sont
vouées à être
interprétées. Une philosophie inspirée (une
théologie ?) s’en empare.
Le religieux n’est
pas cérébral, mais souvent
sentimental et viscéral. Pour le meilleur et pour le pire.
L’équilibre entre ces trois niveaux de l’humain
est rarement atteint. Est « religieux » cela, seulement,
qui recherche et instaure cet équilibre.
La pensée,
par contre, est globalement cérébrale.
Elle peut parler de la religion, mais n’en peut rien connaître
par elle-même. Elle peut tout savoir de l’habit et
ne rien connaître du corps. Etre religieux n’est pas
penser ceci ou cela, ni adhérer à une croyance. « Religieux » est
de l’ordre du faire, non du « croire ».
Naturellement,
l’absence de pensée critique peut aussi
conduire à l’aveuglement fanatique. Mais il faut remarquer
que les fanatismes se fondent sur une interprétation de
type dogmatique. Le « raisonnement » des fanatismes
est simple : Est vrai ce que j’ai reçu et que je répète.
Ma croyance est la vérité. Par contre, ce qui est
différent
de ce que je pense est nécessairement faux. D’ailleurs,
Dieu est avec moi. Voilà comment la croyance porte le nom
de foi et comment la rigidité de la pensée devient
vertu.
Un autre écueil est l’exclusivisme doctrinal.
La « bonne
doctrine » –la seule qui soit vraie, dit-on- est une
infirmité de la pensée religieuse identifiée à la
religion. En réalité, il n’y a pas de bonne
doctrine, ni de « vérité » identifiée à ce
que je crois.
Tous les « fondamentalismes » ou « intégrismes » relèvent
de la même infirmité. L’exclusivisme doctrinal
n’est pas fondamentalement différent du fondamentalisme.
Ce sont deux infirmités –éventuellement, de
sens contraire.
Pour le dire vite
Il faut ici dire vite et sans trop de nuances
ce qui paraît être
le fait essentiel. Le grand défi de notre temps est la rencontre
de l’orient et de l’occident. L’intuition et
la raison. Le rêve et le réalisme. Le mythe et l’efficacité.
Les surfaces sont explorées par la raison ; mais les profondeurs
ne sont accessibles que par le mythe.
Il y a une fonction de l’imaginaire.
Et ce qu’on appelle
le « mythe » s’appuie sur une particularité humaine
: celle d’imaginer ce qui n’est pas vu et, ainsi, de
faire un pas de plus en direction de l’horizon. Mais c’est
le pas qui compte, non l’horizon.
À cet égard, la « vérité » est
dans la réalité de la réalisation. Est « vrai » ce
qui me donne de faire un pas. Une vérité « scientifique » qui
me laisserait tel que je suis ne serait pas une vérité religieuse.
Il ne s’agit pas d’opposer l’une à l’autre,
mais de voir qu’il s’agit de deux domaines différents.
L’un, d’ailleurs, n’exclue pas l’autre.
Pour
rappel : Il n’est de science que du vrai. Le mythe est
un langage du beau, du bon, du bien. Ou plutôt : d’un
chemin vers le plus beau, le meilleur, le mieux (1). Le progrès
visé n’est pas ici le savoir, mais la connaissance.
Non le discours, mais la conscience.
On a beaucoup écrit
sur le mythe et ce n’est pas ici
le propos de prendre la suite de ces réflexions –sauf,
peut-être, pour en suggérer les limites. Le mythe,
en tout cas, n’est pas identique au discours sur le mythe.
Il est vrai qu’une histoire de la philosophie, écrite
en occident, a tendance à marginaliser (voire à ignorer)
les cultures étrangères au monde grec et à ses
suivants. Il n’est, pour nous, de pensée que rationnelle –c'est-à-dire
située dans la ligne de notre rationalité. Dès
lors, le mythe est, chez nous, plus souvent pensé que vécu.
Cela est appelé à changer.
On rapporte (cf Bede Griffiths
: Expérience chrétienne
et mystique hindoue, Paris 1985, p 301 de l’édition
en livre de poche) ces paroles du pape Jean-Paul II :
«
Il nous faut apprendre à respirer de nouveau pleinement à deux
poumons, le poumon occidental et le poumon oriental »
Je ne
suis ni catholique, ni toujours admirateur de la papauté mais,
dans ce cas, le pape me paraît mettre le doigt sur un point
essentiel.
Tout homme occidental religieux reconnaît la profondeur
des approches religieuses de l’orient et de l’extrême
orient. Les pensées, les traditions, sont différentes.
Mais toujours, ici et là, des spirituels, des chercheurs,
des religieux, reconnaissent les mêmes jalons et les mêmes
obstacles.
Ils ont les mêmes buts aussi. Aux pieds
de la montagne, les chemins sont très différents. Ils se rapprochent
en s’élevant et sont peut-être identiques au
sommet, même si les mots pour le dire sont très différents.
Aucun
syncrétisme n’est ici concerné. Les différences
doivent être prises pour ce qu’elles sont : des chemins
différents. Et ces chemins ne conduisent au même sommet
que s’ils sont vécus. Quelle que soit leur voie, le
propre des pèlerins est toujours de se respecter. Ce n’est
pas un chemin particulier qu’ils défendent, mais un
but commun : un horizon qu’ils visent tous et vers lequel
ils marchent –parfois sans le savoir. Jacques Chopineau,
Genappe, le 15 août 2004
(1) Dans la voie
musulmane, cette « tendance au mieux » (Al-iHsân)
est un « bien-agir » qui est un des piliers de la théologie
(à côté de la foi -îmân- et de la
religion pratique -islâm). |