André Gounelle
- La religion nationale
- La religion personnelle
- La laïcité de l'État
- Pas de société chrétienne
D’après l’évangile de Matthieu (22,21), à une
question qu’on lui pose sur l’impôt, Jésus
aurait répondu: « Rendez à César
ce qui appartient à César et à Dieu ce qui
appartient à Dieu ». Cette
phrase s’oppose aux conceptions qui prédominaient à l’époque
et dans l’entourage de Jésus. Elle marque le passage
d’une religion sociale ou nationale à une religion
personnelle ou individuelle.
La religion nationale
En gros, dans l'Antiquité méditerranéenne, chaque
peuple a sa religion propre et à chaque religion correspond
un peuple particulier. Une nation forme une communauté indissociablement
civile et spirituelle.
L'Ancien Testament en fournit un exemple parmi beaucoup d'autres.
Dieu y fait alliance avec un groupe de tribus qui se disent et
s'estiment issues d'un ancêtre commun, Abraham. À ces tribus, Dieu
donne sur le Mont Sinaï une législation. Ceux qui les
dirigent sont considérés comme les représentants
ou les lieutenants de Dieu. David, symbole et modèle de l'État
juif, comme César l'est de l'État romain, gouverne
au nom de Dieu et sous son contrôle.
À
Rome, les choses se passent un peu autrement. Ce n'est pas Dieu qui
nomme César, mais César qui devient Dieu. Quand les
romains créent un empire qui rassemble plusieurs nations,
ils instaurent un culte commun, le culte impérial, qui s'ajoute
aux autres et les englobe sans les supprimer. Les juifs couronnent
leur Dieu, les latins divinisent leur Empereur.
Par des chemins différents, on aboutit exactement au même
résultat : on ne dissocie pas David ou César de Dieu
; religion et citoyenneté se confondent. Cette compénétration
se poursuit durant le Moyen Age et à l'époque classique.
Elle s'exprime dans des formules bien connues : cujus regio
eius religio ; ou encore : « une loi, une foi, un roi ». L'obédience
religieuse et l'appartenance nationale se recouvrent et se confondent
largement. Dans ce domaine, comme dans d'autres, la chrétienté s'est
d’avantage inspirée des modèles les plus répandus
dans l'Antiquité que des perspectives novatrices qu'esquisse
l'évangile.
La religion personnelle
Dans la prédication chrétienne et aussi, à la
même époque, dans l'enseignement des stoïciens,
on voit apparaître une autre conception des rapports entre
Dieu, l'État et l'être humain.
Pour les stoïciens, la raison et l'intelligence caractérisent l'être
humain beaucoup plus que son appartenance à une collectivité. Ce
sont elles qui le mettent en relation avec Dieu ; sa nation et son rang social
(esclave comme Epictète ou empereur comme Marc-Aurèle) n'ont pas
grande importance.
Pour le Nouveau Testament, Dieu choisit, élit des personnes. Il fait alliance
avec des individus, et non avec des groupes. On ne parle plus de peuple élu
ou saint, mais d'hommes et de femmes appelés ou sanctifiés indépendamment
de leurs origines ethniques et de leur statut social. On communique avec Dieu
directement sans passer par des autorités politiques et religieuses. Paul écrit
: « il n'y a plus juif ni grec, ni esclave ni libre, ni homme ni femme »,
ce qui veut dire que chaque être humain entre en relation avec Dieu en
tant que personne singulière, en tant qu'individualité unique, à nulle
autre pareille, et non pas en fonction de sa nation, de sa catégorie sociale
ou de son sexe. D'où l'insistance du Nouveau Testament sur la foi personnelle
plus que sur les rites, les liturgies, les groupes et les confréries.
Les courants majoritaires du judaïsme traditionnel affirment qu'il y a un
peuple élu, un peuple de Dieu, celui d'Israël. La plupart des textes
du Nouveau Testament mentionnent une communauté d'appelés ou d’élus.
Autrement dit, ce n'est pas la communauté elle-même qui est appelée
ou élue ; ce sont les croyants qui la composent. La communauté ne
naît et ne vit que parce que des hommes et des femmes que Dieu a personnellement
rencontrés et appelés se regroupent. Dieu n'intervient plus par
l'intermédiaire d'une communauté qui aurait un statut privilégié.
Il agit au niveau des individus. Il les appelle, certes, à se soucier
les uns des autres et à vivre fraternellement ensemble. Toutefois, la
communauté des croyants ne forme pas, à proprement parler, une
nation, c’est-à-dire un ensemble organique préexistant à ses
membres ; elle est, plutôt, une « assemblée » ou une « réunion » (ce
que veut dire le mot grec ecclesia qu'on a traduit par église). Pour reprendre
l'expression du théologien américain James Luther Adams, l'église
est une association de volontaires, non un peuple.
La laïcité de l'État
Pour l'évangile, Dieu n'a pas affaire avec César, autrement dit
avec une nation, un peuple ou un État, mais avec des personnes. Les croyants
ne font pas partie d’une société chrétienne ; ils
vivent en tant que chrétiens dans une société qui n’a
pas, en elle-même, de fonctions ni de caractéristiques religieuses.
En France, dans le débat parlementaire sur la loi de 1905 (loi dite de
séparations des Églises et de l’État), Aristide Briand,
qui en était le rapporteur, a cité cette phrase de Jésus.
Elle s’accorde, en effet, assez bien avec le principe moderne de la laïcité.
Selon ce principe, l'État autorise les religions, leur permet de vivre
et de s'exprimer, les soumet à des règles définies par la
loi, mais n'en officialise ni n'impose aucune. Il n'est pas lui-même religieux
et ne peut pas l'être, parce qu'il est une administration, une organisation,
une société et non une personne.
De cette distinction entre le spirituel et le temporel, on aurait
tort de déduire
que l'État n'a pas à s'occuper des religions ; il doit veiller à ce
qu'elles observent la loi. À l’inverse, cette distinction ne veut
pas dire que la religion n'ait aucune incidence politique. Le croyant s'intéresse à la
société, elle est aussi son affaire, et sa foi influence ses choix
et ses engagements ; il lui faut vivre et agir en tant que chrétien dans
une société qui n'est pas chrétienne, parce que seuls des êtres
humains peuvent l'être.
Parce qu’ils ont compris ainsi la phrase de Jésus sur Dieu et César,
les protestants se sont montrés favorables à la laïcité.
Autour de 1850, le pasteur parisien Athanase Coquerel qualifie le protestantisme
de « religion laïque », ce qu'affirment également les
théologiens protestants allemands Ernst Troeltsch au début du vingtième
siècle et Paul Tillich en son milieu. En France, des protestants libéraux,
les plus connus étant Ferdinand Buisson et Félix Pécault,
ont été parmi les créateurs de l'école laïque,
et un pasteur Charles Wagner a écrit des textes pour ses premiers manuels
de morale. La loi de séparation de l'Église et de l'État
en 1905 a été rédigée par un haut fonctionnaire protestant
convaincu et militant, Louis Méjan.
Pas de société chrétienne
Souvent des églises ou des mouvements spirituels ont tenté ou rêvé de
christianiser l'État ce qui a eu parfois des conséquences désastreuses
(persécution des déviants, alliance de la religion avec le conformisme
et le statu quo social). Encore aujourd’hui, on débat parfois du
caractère chrétien de l’Europe. On propose de l’évangéliser,
en oubliant que l’évangile s’adresse à des personnes
et non à des nations, même unies ou fédérées.
Le Nouveau Testament met l'accent sur la personne et non sur
le groupe ou la société. Il insiste sur l'engagement individuel, sur l'action,
sur le témoignage, sur la manière de vivre des chrétiens
et non sur les structures et institutions sociales. Il ne compte pas sur César
ou sur David pour assurer la présence de Dieu dans le monde. Il appartient à chaque
croyant d'incarner, de représenter et de répandre les valeurs évangéliques
dans le respect de la liberté d'autrui et de la neutralité religieuse
de l'État .
André Gounelle, Castelnau-le-Lez, le 4 janvier 2005 |