André
Gounelle
Entretien entre
le pasteur Robert Hostetter, responsable des émissions protestantes
à la RTBF et le professeur André Gounelle de la faculté
de théologie protestante de Montpellier.
R.H. :
André
Gounelle vous avez écrit un certain nombre d'ouvrages sur
le protestantisme, "Le Protestantisme, ce qu'il est et ce qu'il
n'est pas", etc ..., donc vous êtes bien impliqué
dans le protestantisme réformé français, est-ce
que je pourrais tout d'abord vous demander: pour vous, c'est quoi,
finalement, être protestant ?
A.G. :
Oui, alors bien, une question complexe parce que c'est difficile
de
répondre
en une formule. Le terme de protestant est un mot qui est né
en 1529, au cours d'une Diète qui avait lieu en Allemagne,
à Spire. Il vient d'un groupe de princes et de responsables
de vie, de ce que l'on appelait des magistrats au seizième
siècle qui protestaient contre un décret de Charles-Quint,
mais au-delà de cette circonstance historique, il me semble
que le mot "protestant" a une signification tout à fait
profonde, en ce sens que dans toute religion, et en particulier
dans le christianisme, on voit toujours deux courants s'affirmer.
Un premier courant qui a tendance à insister
sur la présence de Dieu dans certains endroits, dans certains
lieux, dans certaines choses, dans certaines institutions et qui
considère que, en quelque sorte, Dieu est lié à
ces lieux, ces choses, ces endroits. Donc un courant qui insiste
très fortement sur la présence réelle de Dieu
dans des objets.
Et en face de ce type de courant
il y a toujours eu un courant de protestation qui affirme que
Dieu se trouve toujours
au-delà et différent de ce qui le manifeste, qu'il
y a une transcendance de Dieu qui fait que l'on ne peut jamais
le
confondre avec une institution, avec un objet, avec un texte, avec
une institution.
Le protestantisme me semble
comporter une double protestation, protestation pour Dieu contre
les images, les idées, les
doctrines qui prétendent l'enfermer, le cerner, le définir
et également une protestation pour l'être humain, pour
sa liberté, pour sa dignité et pour, comment dirais-je,
pour sa capacité à échapper à tout ce
qui prétend, lui aussi, l'enfermer.
R.H. :
Cette double protestation, à la fois pour Dieu et pour l'homme,
est-ce que pour beaucoup ce n'est pas un peu incompatible? Si on
est pour Dieu, en tout cas on doit mettre l'homme au second plan
et d'un autre côté, si on est pour l'homme, cela sous-entend
qu'en fait Dieu passe au second plan?
A.G. :
Alors c'est clair que cela c'est une tendance qui a toujours
existé
dans le christianisme. L'affirmation protestante, et alors là
peut-être plus particulièrement des courants libéraux,
dans le protestantisme, c'est qu’il n'y a pas d'incompatibilité
entre l'affirmation de Dieu et l'affirmation de l'homme, qu'il n'y
a pas d'incompatibilité entre un christianisme et un humanisme
mais que le christianisme authentique est humanisme et que l'humanisme
authentique implique une présence de Dieu dans l'existence
humaine.
R.H. :
Justement vous avez abordé ici le thème du protestantisme libéral.
Je voudrais savoir pour vous quelle est la spécificité
de l’apport du protestantisme libéral dans le protestantisme
en général ?
A.G. :
On peut le définir par quelques grands courants. Il me semble
que le premier a été de refuser qu'il y ait divorce,
contradiction, incompatibilité entre la révélation
et la raison. Pascal a dit : "Le Dieu d'Abraham, d'Isaac, de
Jacob et de Jésus-Christ et non pas le Dieu des philosophes
et des savants" et un théologien contemporain Paul Tillich,
de tendance plutôt libérale, a répondu à
ce mot en disant : "Le Dieu d'Abraham, le Dieu d'Isaac, le
Dieu de Jacob est le même que le Dieu des philosophes et des
savants".
Pas de divorce entre la raison
et la révélation,
entre la raison comprise de manière large, pas étroite,
pas à la manière d'un rationalisme un peu fermé
comme on l'a vu au début de notre siècle. Pas d'incompatibilité mais
un combat pour une foi intelligente et une intelligence croyante.
R.H. :
Ces deux dernières affirmations, est-ce qu'elles ne vont pas
exactement dans le sens contraire de ce qu'on voit comme évolution
dans à peu près toutes les religions, la montée
d'un certain intégrisme, parce qu'il faut bien l'appeler
comme cela ?
A.G. :
Nous vivons à une époque où il y a une montée
de l'intégrisme de manière évidente et qu'il
ne s'agit peut-être pas de condamner ou de rejeter mais il
s'agit, en tout cas pour moi, il s'agit de comprendre quelles sont
les raisons. Et il me semble qu'il y en a probablement deux qui
jouent.
- L'une, c'est que dans une époque d'insécurité,
l'être humain éprouve le besoin de sécurité,
cela on peut le comprendre. Et peut-être que le protestantisme
libéral a à se demander comment il peut aussi donner
des sécurités, des confiances.
- L'autre raison, c'est qu'il est clair que lorsque l'on invite
les gens à réfléchir, l'on va contre leur tendance
naturelle et que dans notre monde où l'on raisonne beaucoup
par slogans, où l'on fonctionne beaucoup par parti, par position
déterminée, quand on invite les gens à une
réflexion, on va à contre-courant.
Je crois que c'est nécessaire et que c'est
la dignité de l'homme de penser, de réfléchir
et que sans cesse il faut travailler à ce que l'homme soit
plus humain, c'est-à-dire soit plus penseur.
R.H. :
Est-ce que cela ne va pas exactement dans le sens contraire à toute
l'évolution des églises actuelles qui est un mouvement
un peu centralisateur à mon sens et qui peut-être empêche,
en quelque sorte, les gens de penser ou qui en tout cas voudrait
mettre un frein à des pensées qui ne soient pas dans
la norme ?
A.G. :
Oui. C'est la tentation constante de tout appareil ecclésiastique.
Une des forces du protestantisme,
et pas seulement du protestantisme libéral, de l'ensemble du protestantisme
a été de dire que le croyant n'était pas au
service de l'église, mais que l'église était
au service du croyant et que le rôle de l'église est
précisément un rôle de formation, d'appel à
la réflexion.
Le protestantisme a voulu que
la théologie
soit dans les églises locales, qu'elle ne soit pas réservée
à des spécialistes mais que tous les chrétiens
soient appelés à avoir une éducation et une
formation qui leur permettent de prendre parti, en connaissance
de cause, prendre parti quasi personnellement, quasi individuellement.
Je suis toujours frappé par l'exemple de celui
qui fut une des toutes grandes figures du libéralisme, du
libéralisme protestant, c'est-à-dire Albert Schweitzer.
Albert Schweitzer qui a toujours voulu se faire une opinion par
lui-même et qui a décidé d'agir en dehors de
l'appareil, des appareils ecclésiastiques et qui a décidé
de s'engager personnellement, d'avoir une responsabilité,
d'exercer une responsabilité personnelle.
Et un jour on a demandé à Albert Schweitzer,
on lui a dit à la fin de sa vie : "Au fond est-ce que
votre action ne témoigne pas d'un individualisme tout-à-fait
excessif ? Est-ce qu'il n'aurait pas été normal que
plutôt que de partir comme cela pour fonder un hôpital
dans un coin perdu d'Afrique que vous travailliez dans le cadre
d'une société, d'une association, d'un groupe ecclésiastique
ou para-ecclésiastique ?"
Et Schweitzer a répondu : "Au fond vous
avez raison, j'aurais dû consulter des commissions ecclésiastiques,
des commissions gouvernementales, entrer dans un cadre pour travailler,
seulement si j'avais fait cela jamais je ne serais parti et jamais
je n'aurais rien fait".
R.H. :
Donc cela veut dire que vous voyez le protestantisme libéral comme
étant un mouvement à l'intérieur du protestantisme
qui pousse à, peut‑-être, plus d'engagement
ou plus d'action ?
A.G. :
Voilà,
qui pousse à une responsabilité personnelle, je ne
peux pas me dégager de ma responsabilité sur un appareil
ecclésiastique qui prendrait les décisions à
ma place. Le rôle de l'appareil ecclésiastique est
cependant tout à fait important, il ne faut pas le négliger
: il est d'aider à prendre des décisions, d'apporter
des informations, d'apporter des aides, mais il ne peut pas décider
à ma place. Je ne peux pas dire "c'est le synode ou
ce sont les évêques ou ce sont les conciles qui déterminent
ce que je crois". Ce que je crois, c'est mon affaire !
R.H. :
Dans le cadre du dialogue œcuménique, dialogue qui visiblement
est en crise, et je crois que tout le monde s'accorde à dire
que c'est un dialogue difficile en tout cas, comment voyez-vous
l'avenir du protestantisme libéral -déjà largement
minorisé à l'intérieur du protestantisme- comment
va-t-il pouvoir garder un impact dans un dialogue œcuménique
qui privilégiera, à mon avis, et de façon
nette, les institutions ?
A.G. :
Il y a actuellement un combat qui est en train d'être mené…
il me semble que sur le plan du dialogue œcuménique
on parle quelquefois très rapidement ou trop rapidement de
crise, précisément parce que l'on a dans l'esprit
l'idée d'un consensus.
Dans la mesure où on est en train de buter
sur les désaccords fondamentaux, tout le monde dit : "Ah,
l'œcuménisme recule, l'œcuménisme est en
crise parce que les désaccords réapparaissent".
Moi je n'en suis pas tellement convaincu.
A mon sens, et c'est là que le protestantisme libéral
a quelque chose à dire, à mon sens, l'essentiel n'est
pas l'accord mais l'essentiel c'est de savoir vivre de manière
positive les différences, de savoir faire un bon usage des
différences, d'en faire un bon usage dans une interpellation
mutuelle, dans une réflexion mutuelle et j'ai personnellement
beaucoup d'amis catholiques, d'amis théologiens catholiques.
Je travaille très régulièrement avec une faculté
de théologie catholique à l'université Laval;
ce qui me semble être la réussite de ce type de dialogue
c'est que nous n'avons pas les mêmes positions mais que nous
savons en parler de manière positive, sans nous mépriser
ou sans nous condamner les uns les autres et l'attitude libérale
me semble être la seule à ouvrir un avenir à
l'œcuménisme et aux relations interconfessionnelles.
Bon je préfère parler de relations interconfessionnelles
que d'œcuménisme parce que "œcuménisme"
veut dire ce qui concerne toute la terre habitée et cela
me semble un mot un peu démesuré quelquefois pour
nos débats entre protestants et catholiques.
R.H. :
Toute l'aile “évangélique” ou fondamentaliste
des églises protestantes a, je dirais, des difficultés
à entrer dans le dialogue œcuménique, à
la fois parce qu'il y a probablement une question de majorité
et de minorité mais aussi probablement une question plus
fondamentale de doctrines et de foi. Par rapport à cela,
où je dirais que le dialogue œcuménique est presque
suspect pour certains des tenants de cette théologie-là,
comment vous situez-vous ?
A.G. :
Je crois que ce qui fait la très grande difficulté des
milieux “évangéliques”, des milieux dits
“évangéliques”, parce que je ne vois pas
pourquoi on leur accorderait l'exclusivité de cet adjectif,
quelquefois je dis plutôt "evangelical" au sens
anglo-saxon que évangélique, leur grande difficulté
c'est qu'ils ne voient pas ou qu'ils ne perçoivent pas ou
qu'ils ont de la peine à comprendre qu'il y a toujours une
distance entre le discours doctrinal, entre la doctrine chrétienne
et l'évangile.
La doctrine chrétienne, et là je crois
que c'est un thème très central dans le libéralisme,
et c'est un thème qui me paraît, à moi, foncièrement
évangélique, la doctrine c'est toujours une hypothèse,
une hypothèse de travail qui essaie de rendre compte de la
vérité évangélique mais qui n'en rend
compte jamais totalement et qui en rend compte toujours de manière
partielle et approximative.
On pourrait dire que la doctrine
devrait avoir dans nos esprits un statut analogue à l'hypothèse scientifique.
On sait que l'hypothèse scientifique un jour ou l'autre est
dépassée, un jour ou l'autre doit être transformée,
soit qu'elle soit englobée dans des hypothèses plus
larges, soit qu'elle soit remplacée par une hypothèse
meilleure et que tant que l'on n'a pas ce sens de la relativité
de la doctrine il devient extrêmement difficile de dialoguer.
Quand on estime que sa doctrine est la vérité alors
le dialogue devient une conversation entre des gens qui veulent
être polis les uns envers les autres mais cela ne fait pas
vraiment avancer les problèmes.
Tandis que dans la conception,
dans la conception plus libérale, je suis porteur d’un message pour les
autres, mais les autres sont aussi porteurs que moi. J'ai des choses
à leur dire mais j'ai aussi des choses à écouter.
J'ai à prendre tout à fait au sérieux leurs
questions et leurs critiques. A ce moment-là on a l'impression
que les dialogues font avancer les choses. Moi je dis que ces dialogues
ne m'ont pas rendu moins chrétien ou moins protestant mais
m'ont certainement rendu chrétien et protestant autrement.
R.H. :
On dit souvent, enfin c'est ce que l'on entend dire, que le
protestantisme
libéral est la dernière marche avant l'agnosticisme
ou peut-être même l'athéisme, qu'est-ce que
vous en pensez ?
A.G. :
Dernière
marche ou peut-être l'opposé! On peut se poser la question!
Je ne crois pas que ce soit une foi qui essaie de beaucoup sacrifier
pour conserver un certain nombre d'éléments. Je crois
que c'est une démarche qui est tout à fait exigeante,
qui sait intégrer effectivement ce qu'il y a de juste dans
certaines attitudes agnostiques.
En particulier cette affirmation
- que nous ne possédons jamais les vérités
dernières,
- que nous ne pouvons jamais que les approcher mais que nous ne
les possédons pas,
- que le protestantisme libéral a su intégrer aussi
un certain nombre de critiques venant de l'athéisme, qui
sont des critiques qui portent très fortement et quelquefois
très justement sur un certain nombre de représentations
traditionnelles de Dieu.
Mais d'avoir été ouvert et d'être
ouvert à l'agnosticisme, d'être ouvert à l'athéisme
ne signifie pas forcément que l'on conduit à un agnosticisme
intégral ou un athéisme total mais que, les intégrant,
on sait aussi les dépasser.
R.H. :
Comment voyez-vous de façon pratique ce dépassement
?
A.G. :
Par exemple : j’ai beaucoup travaillé sur les théologies
dites de la mort de Dieu. Il y a vingt ou vingt-cinq ans, elles
ont fait beaucoup de bruit aux Etats-Unis, elles ont été
reçues avec scandale. A mon sens, elles n'étaient
pas aussi scandaleuses que l'on a bien voulu le dire parce que ce
sont des théologies qui ont su partir d'un certain nombre
d'objections, de critiques, d'affirmations venues de milieux non-chrétiens.
Cet ensemble de critiques, d'objections, d'affirmations doivent
nous inviter à revoir notre discours, à réviser
notre discours et à le dire autrement. D’ailleurs il
me semble que la théologie contemporaine ne parle pas de
Dieu comme l'on en parlait au XIVe, au XVe ou au XVIe siècle…et
elle a raison de le faire.
R.H. :
Merci beaucoup, André Gounelle.
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