Pierre 
              Le Fort
            Oui, je me risque à faire quelques pas sur 
              le terrain de la Résurrection du Christ. Pourquoi "fameuse" ? Dans l'optique où j'écris ces 
              lignes, j'aurais aussi pu mettre : controversée, ou bien
              : irritante. Voici quelques souvenirs pour m'expliquer. 
            Après une conférence donnée à 
              Mons devant un public essentiellement chrétien, le philosophe 
              Paul Ricoeur fut invité à s'exprimer sur la foi de 
              Pâques, et notamment à confirmer pour ses auditeurs 
              la réalité de la résurrection corporelle de 
              Jésus. Mon souvenir est celui d'un homme embarrassé. 
              Il a répété plusieurs fois que l'événement 
              de Pâques était bien plus que la réanimation 
              d'un cadavre. Il semblait insister ainsi sur la valeur symbolique 
              des récits évangéliques, tandis que son auditoire 
              aurait voulu l'entendre s'engager sans réserve dans la croyance
              traditionnelle. 
            Deux paroisses protestantes
                d'une même ville 
              étaient prêtes à se réunir. Beaucoup 
              d'éléments spirituels, affectifs, matériels, 
              les y incitaient. Quelques divergences théologiques étaient 
              perceptibles mais ne semblaient pas constituer un obstacle, jusqu'au 
              jour où la frayeur s'empara de certains membres d'une des 
              communautés. Ils disaient des protestants de l'autre paroisse 
              : ces gens-là ne croient pas à la Résurrection. 
              Et le projet de fusion fut enterré. 
            Enfin, un souvenir tout personnel. 
              Comme j'avouais à une proche parente mon scepticisme concernant 
              la conception miraculeuse de Jésus, cette personne me lança 
              sur un ton qui siffle encore à mes oreilles : j'espère 
              que tu crois au moins à la Résurrection ! 
            Pourquoi cette nervosité ?  
              Elle doit révéler un malaise.    
            Mais avant de m'enfoncer dans
                la jungle des questions et des contestations, je voudrais rencontrer
                la multitude des croyants,
              d'entre toutes les confessions chrétiennes, pour qui le Christ 
              ressuscité est une source quotidienne de réconfort 
              et d'espérance. Leur expérience se situe au-delà 
              des investigations historiques et se moque joyeusement des objections 
              théologiques comme des doutes des esprits forts. 
            Cependant il y a les autres,
                parmi lesquels on trouve aussi des croyants. Les tensions illustrées par mes souvenirs 
              cités plus haut prouvent qu'il y a des questions mal posées, 
              ou refoulées. 
            Est-ce notre angoisse fondamentale
                devant la mort qui explique de telles crispations ? Nous avons
                un si grand besoin
              de savoir que quelque part une porte s'est ouverte pour y échapper
              ... 
            Mais ce n'est pas sur le terrain
                psychologique que je vais me placer. Plus prudemment, j'aimerais
                dégager du 
              Nouveau Testament deux données importantes relatives à 
              la Résurrection du Christ : les récits évangéliques, 
              et le témoignage de l'apôtre Paul. 
            Encore faut-il souligner qu'il 
              n'est pas possible, ni en scrutant le Nouveau Testament ni par
              aucune autre méthode, de savoir exactement ce qui s'est
              passé au matin de Pâques,
              mais seulement d'observer ce 
              que les premiers croyants se représentaient lorsqu'ils
              témoignaient de cet événement. 
            D'abord les évangiles    
            On croirait que les récits de la Résurrection 
              qui figurent en conclusion des évangiles suffisent à 
              fixer ce que la Bible dit de l'événement. Eh bien 
              non, comme on le verra. Mais il est vrai que quand on dit "Résurrection 
              du Christ" on pense immédiatement à la découverte 
              du tombeau vide, ainsi qu'aux apparitions et rencontres dont furent 
              gratifiés quelques disciples, jusqu'au moment du départ 
              définitif de Jésus vers le Royaume de son Père.  
              Le repas d'Emmaüs et le tête-à-tête émouvant 
              avec Marie-Madeleine sont sans doute les scènes les plus 
              populaires de ces pages d'évangiles. 
            Le lecteur attentif a vite fait
                de remarquer que le choix des épisodes n'est pas le même d'un évangile 
              à l'autre, et que les localisations sont différentes. 
              Chez Luc seul nous trouvons la mention des 40 jours séparant 
              Pâques de l'Ascension, et des 10 jours jusqu'à la Pentecôte. 
              Un seul évangéliste est donc responsable du calendrier 
              des fêtes chrétiennes et de l'établissement 
              de nos congés printaniers ! 
            Mais les évangélistes, où ont-ils 
              trouvé leurs informations ? Question importante, sitôt 
              qu'on s'interroge sur la fiabilité historique de leurs récits. 
            Malheureusement, sur ce point
                on ne peut rien affirmer. Ce qui est généralement reconnu, c'est que l'évangile 
              de Marc est le plus ancien et qu'il fut rédigé autour 
              de l'an 70. Il y a donc une quarantaine d'années qui se sont 
              écoulées entre l'événement de Pâques 
              et ce premier flash sur le Christ ressuscité, et encore davantage 
              de temps jusqu'au relations plus étoffées de Luc
              et de Jean, sensiblement plus tardives. 
            Qu'annonçait-on dans les églises au 
              cours de cette période ? Y aurait-il eu dès l'origine 
              des témoignages déjà circonstanciés, 
              qui se seraient transmis sans modification jusqu'à la plume 
              des évangélistes ? Ou bien est-ce que l'imagination 
              des croyants s'est donné libre cours dans de pieuses légendes
              ? 
            Nous y verrons plus clair 
              après avoir sondé les épîtres de Paul. 
            L'apôtre Paul "croyait-il à la Résurrection" 
              ?    
            En un sens, la question est
                idiote. Évidemment 
              que Paul croyait au Christ ressuscité. Toute sa vie de chrétien 
              et de missionnaire s'est déroulée dans la communion 
              du Seigneur vivant et glorifié auprès de Dieu. 
            Mais Paul ne se représentait 
              pas les événements de Pâques comme les évangiles 
              les donnent à voir. 
            La tradition primitive 
            L'apôtre cite d'abord quelques apparitions dont 
              furent témoins certains disciples privilégiés 
              et des groupes (1 Cor. 15, 5-7). Il ajoute à cette série 
              l'apparition dont il a bénéficié lui-même 
              sur le chemin de Damas. Cette dernière a consisté 
              en une vision où Paul a reçu la révélation 
              du Fils de Dieu et l'ordre d'évangéliser les païens
              (seule autre allusion sous la plume de Paul : Gal. 1, 15-16). 
            C'est du haut du Ciel que
                le Ressuscité se fait voir et communique à son 
              apôtre. Alors est-ce sous une autre modalité qu'il 
              serait apparu précédemment à Pierre, aux Douze, 
              à Jacques, aux apôtres et à l'assemblée 
              de plus de cinq cents frères ? Il vaut mieux comprendre que 
              la tradition rapportée en 1 Corinthiens 15 se souvenait ainsi 
              des premières apparitions : c'étaient des visions 
              où les personnes présentes ont vu le Christ dans 
              sa gloire. 
            En tout cas personne ne mentionne
                ici, ni ailleurs dans l'oeuvre de Paul, que Jésus, avant son Ascension, aurait 
              marché, causé, mangé sur la terre avec ses 
              disciples. Ressuscité et élevé directement 
              à la gloire, c'est là le chemin que le Christ a suivi, 
              dans la pensée de Paul. Et le Seigneur redescendra sur terre 
              au dernier jour de l'histoire. Entre-temps, depuis son séjour 
              céleste, il se manifeste épisodiquement par des visions
              assorties de messages. 
            Une question maintenant. Puisque
                c'est la résurrection 
              corporelle de Jésus, affirmée par les évangiles, 
              qui semble être le point critique pour "croire à 
              la Résurrection", peut-on savoir ce que Paul pensait 
              à ce sujet ? 
            Il ne mentionne pas le tombeau
                vide, mais cela ne signifie rien, et puisque sur cette question
                il ne s'exprime pas
              directement nous devons faire un détour. 
            Ce détour passe par la première épître 
              aux Thessaloniciens, le plus ancien document chrétien connu 
              (début 51). 
            La résurrection des croyants    
            Au chapitre 4 de cette épître, Paul expose 
              comment il se figure la fin des temps, toute proche, selon son idée. 
            Le Christ descendra du ciel,
                annonce-t-il, et les croyants qui seront déjà morts ressusciteront les 
              premiers pour partir à sa rencontre. Ensuite les croyants 
              vivants, parmi lesquels Paul lui-même, partiront à 
              leur tour pour se joindre à ce cortège. 
            Corporellement ? Cette fresque
                ne permet pas le doute. Sortant du tombeau, les ressuscités ne seront évidemment 
              pas des âmes désincarnées, et de leur côté 
              les croyants qui seront enlevés dans les airs s'en iront 
              aussi "tout entiers". 
            Revenons à Jésus. Quand Paul écrit 
              l'épître aux Thessaloniciens, dans ce scénario 
              où il annonce que le Seigneur descendra du ciel à 
              la rencontre des ressuscités et des croyants enlevés, 
              il est difficile de l'imaginer sans son corps. Pour le dire avec 
              les mots les plus directs, Jésus, depuis sa Résurrection 
              jusqu'à son retour, est corporellement au ciel. De ce fait,
              son tombeau est vide. 
            Paul, par cette croyance, 
              se place dans la ligne de la foi israélite qui affirmait 
              la même chose à propos de certains personnages privilégiés 
              : Moise et Elie, pour lesquels il n'y a même pas de tombeau
              sur la terre. 
            Une nouvelle notion : le corps 
              spirituel    
            Abordant un peu plus tard le
                même thème 
              (1 Cor. 15, 35-56), Paul ne reprend plus toutes ses images apocalyptiques, 
              mais il tient à préciser dans quel état se 
              trouveront les croyants après leur résurrection. Ils 
              auront reçu, dit l'apôtre, un corps incorruptible, 
              un "corps spirituel", à l'image du corps glorifié 
              qu'a déjà revêtu le Christ par sa propre résurrection. 
            Il faut relire le chapitre 15
                de la première 
              aux Corinthiens, avec sa parabole de la graine semée et de 
              l'arbre qui en sera issu, pour comprendre la portée de cette 
              nouvelle notion. Elle permet de sauvegarder l'identité de 
              la personne d'un côté à l'autre de la frontière 
              de la mort. Mais Paul précise que le corps de chair et de 
              sang, marqué par la corruption, n'est pas destiné 
              à franchir cette frontière. 
            Est-ce donc que Paul continuait
                de penser qu'au dernier jour les ressuscités sortiront matériellement de leurs 
              tombeaux, pour subir alors la transfiguration nécessaire 
              à pénétrer dans le monde divin ? C'est ce
              que semble indiquer la lecture de ce chapitre 15 (versets 51-53). 
            Paul s'achemine peut-être quand même vers 
              la conception plus accessible à notre mentalité, où 
              le salut concerne la personne entière, tout en abandonnant 
              le cadavre à son humble sort. 
            Quoi qu'il en soit, cela ne
                s'applique pas au Christ. Paul considérait que celui-ci n'a pas été atteint 
              par la corruption. Il est monté dans la gloire avec son corps 
              physique glorifié. 
            Je conclus donc encore ici 
              que Paul croyait le tombeau vide. 
            Synthèse et conclusion    
            Après ces investigations difficiles dans la 
              pensée paulinienne, nous avons hâte de revenir aux 
              récits des évangiles. 
            Mais nous avons appris quelque
                chose, c'est que la Résurrection du Christ n'est pas un fait compact qui s'impose 
              sous une représentation unique. Chacun l'imagine et l'interprète 
              depuis là où il est, comme il est, selon la culture 
              dans laquelle il est immergé. 
            Les théories de Paul nous paraissent lointaines, 
              mais elles traduisaient correctement pour ses chrétiens et 
              ses néophytes la bonne nouvelle d'une existence transfigurée 
              par la présence du Christ vivant. 
            Nous avons aussi été surpris de ne rencontrer 
              chez Paul (il en aurait été de même chez les 
              autres auteurs du Nouveau Testament) aucun écho des épisodes 
              où le Ressuscité s'entretient avec ses disciples
              avant son Ascension. 
            Est-ce à dire que ces récits ne circulaient 
              pas encore chez les chrétiens des toutes premières 
              décennies ? On dirait -c'est une hypothèse logique 
              et acceptable- qu'il y a eu à l'origine seulement quelques 
              visions très marquantes vécues par les proches de 
              Jésus. Ces expériences ont été ensuite 
              partagées, racontées, commentées. Elles sont 
              devenues des traditions portées par les communautés 
              qui célébraient le Ressuscité. Alors elles 
              ont peu à peu pris la forme des histoires que les évangélistes 
              ont finalement rédigées. 
            Il est bon d'arriver à la pensée que 
              même si la valeur historique de ces récits est problématique 
              on peut en bénéficier pleinement comme illustrations 
              de ce que le croyant vit en contact avec Jésus. 
            En définitive, qui est-ce qui "croit en 
              la Résurrection" ? 
              - Bien sûr, tous ceux qui n'ont aucun doute pour recevoir 
              au premier degré l'enseignement traditionnel des églises. 
              - Et aussi ceux qui croient que le Christ est vivant dans le sens
              qu'il écoute nos prières et inspire directement nos 
              destinées, même si les textes évangéliques 
              sont pour ces gens teintés de légendes. 
              - Et encore, je dirais, ceux qui ne peuvent 
              croire que dans le contexte de la culture actuelle, c'est-à-dire 
              qui sont allergiques aux faits miraculeux et agnostiques sur le 
              sujet de la vie éternelle. Mais Jésus reste vivant 
              pour eux par la marque qu'il a imprimée à l'histoire
            humaine et l'influence permanente qu'il exerce dans nos vies.  
            Pierre Le Fort, théologien 
              protestant, Genval le 9 octobre 1997, 
               
              VIVRE 98/1    
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