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 Théologie
Peut-on être chrétien sans l'apôtre Paul?

Bernard Reymond

  1 - Des précédents
  2 - Des réponses insatisfaisantes
  3 - Des remarques qui donnent à réfléchir
  4 - Paul à sa juste place

«Pas de Réformation sans l'apôtre Paul». On l'entend souvent répéter, d'ailleurs à juste titre: sans les épîtres de Paul aux Romains, aux Corinthiens ou aux Galates, sans les révisions fondamentales de son attitude spirituelle qu'elles lui ont inspirées, Luther n'aurait pas été le réformateur que l'on sait.

Même remarque pour le christianisme dans son ensemble: l'une des raisons pour lesquelles les lettres de Paul ont pris presque d'emblée une si grande importance dans l'Église naissante est très probablement qu'elle l'ont très fortement aidée à prendre plus clairement conscience de ce qui la distinguait de la synagogue.

Mais cela signifie-t-il qu'il faille toujours en passer par l'apôtre Paul pour être authentiquement chrétien ou pour bien comprendre le christianisme?

Des précédents 

La question n'est pas nouvelle. Dès le siècle dernier, et même avant, des théologiens se sont demandé s'ils ne devaient pas attribuer à l'influence de cet apôtre la dogmatisation du christianisme ou, comme ils aimaient à le dire, la transformation de l'évangile prêché par Jésus (Evangelium Christi) en un évangile à propos de Jésus ou ayant le Christ pour contenu (Evangelium de Christo).

Cette question donne volontiers la chair de poule aux théologiens. Ils craignent que, faussant compagnie à l'apôtre Paul, on n'en vienne à perdre en chemin une part importante de ce qui fait l'autorité et la vérité du christianisme, ou encore que l'aboutissement d'une telle démarche ne soit l'abandon d'une portion non négligeable du Nouveau Testament.

D'où les deux réponses qu'on avance généralement pour remédier au soupçon selon lequel l'évangile de Paul pourrait n'être pas tout-à-fait celui de Jésus:
1° On s'efforce de démontrer qu'il n'y a aucun hiatus entre Jésus et Paul, que la pensée de Paul correspond même à I'interprétation la plus juste que l'on puisse donner de l'oeuvre et de la prédication de Jésus.
2° Au nom du principe réformateur selon lequel la norme de la croyance chrétienne est non seulement la Bible seule, mais la Bible tout entière, on écarte la question posée comme mettant en péril l'intégrité même de la foi.

Des réponses insatisfaisantes 

Ces deux réponses sont aussi insatisfaisantes l'une que l'autre. La seconde l'est parce qu'elle est une réponse d'autorité qui tranche la question en affirmant en fait qu'elle ne doit tout simplement pas être posée. Autrement dit, elle interdit de se poser une question qui peut tout de même avoir son intérêt. Ce faisant, elle porte atteinte à la pensée de Paul lui-même, lui qui affirmait que nous sommes sauvés par la foi et non par les oeuvres, donc pas non plus par l'oeuvre méritoire que serait un sacrifice de notre intelligence et des questions dont elle peut être la cause.
La première réponse est plus subtile dans la mesure où elle suppose tout un effort de réflexion et implique que l'on puisse vérifier, donc éventuellement infirmer, les arguments et le raisonnement au nom desquels on pense pouvoir maintenir l'exacte convergence de l'enseignement de Jésus et de celui de Paul. En fait ces arguments sont généralement choisis et ce raisonnement conduit en fonction de la thèse que l'on entend démontrer et qui est justement celle de cette convergence. C'est de bonne guerre. Mais il faut rétorquer que, ce faisant, on propose une interprétation de Paul aussi bien que de Jésus. Or d'autres interprétations seraient tout aussi plausibles ou légitimes.

Des remarques qui donnent à réfléchir 

Voici quelques éléments d'information et de réflexion très simples, qui n'ont rien de très savant et qui montrent qu'on peut à bon droit de se demander s'il est absolument nécessaire d'en passer par l'apôtre Paul pour être vraiment chrétien.

   Selon ses propres dires, Paul n'a pas connu Jésus de son vivant, mais seulement par une vision du Christ ressuscité et par le truchement de ce que lui avaient raconté des chrétiens qui, eux, l'avaient vu et entendu. Sa connaissance de Jésus ne fut donc pas de l'ordre de l'enquête historique, mais de l'expérience mystique et de la connaissance théologique. Cela ne signifie pas que nous devions ou puissions la suspecter par principe d'erreur ou de fausseté. J'ai même de bonnes raisons de penser que son enseignement est particulièrement estimable et utile pour une bonne compréhension de la foi chrétienne. Mais cela n'ôte rien au fait que cet enseignement n'est que l'interprétation théologique de ce que des témoins lui avaient rapporté au sujet de Jésus. Or d'autres témoins auraient pu lui donner une image légèrement différente du maître de Nazareth. La normativité de ce qu'enseignait Paul est donc limitée.

   Tous les derniers travaux sur le Nouveau Testament insistent sur le fait que, dès l'origine, il n'y pas eu un, mais des «mouvements de Jésus». Il suffit d'ailleurs d'ouvrir sa Bible et d'en lire la seconde partie de manière tant soit peu intelligente pour en prendre conscience: les quatre évangiles ne se ressemblent entièrement ni dans l'image qu'ils donnent de Jésus ni dans l'interprétation qu'ils proposent de son enseignement. Or certains de ces mouvements ont existé avant l'apôtre Paul, d'autres sans être en contact direct ni avec lui, ni avec ses écrits. À lire les écrits johanniques, on a même l'impression que leurs rédacteurs sont restés étrangers à toute influence paulinienne. Dès les origines, il y a donc eu des chrétiens qui l'ont été sans aucune référence à l'apôtre Paul. Si tel est le cas, c'est qu'on peut l'être sans lui. N'excluons pas celles et ceux qui se trouvent mal à l'aise devant les écrits pauliniens ou qui n'y reconnaissent pas une expression convaincante de la foi chrétienne.

   Si Luther a donné une place centrale, dans son propre enseigne;ment, à celui de Paul, ce n'est pas le cas de tous les réformateurs, du moins pas à ce point. Zwingli, par exemple, s'est laissé guider par sa lecture de Matthieu bien davantage que par celle de Paul. Et puis, très tôt l'on en est venu à se demander s'il fallait accorder autant d'importance, autant d'autorité, aux paroles de Paul qu'à celles de Jésus. La réponse, évidemment, est non, même si reste complètement ouvert le problème de savoir quelles paroles sont effectivement de Jésus et lesquelles lui ont été attribuées après coup. Or si l'on admet cette possibilité de décalage, comment ne pas se demander aussi dans quelle mesure certains principes pauliniens sont aussi centraux et décisifs que la doctrine chrétienne traditionnelle le postule? Ainsi celui du salut par la foi, que Luther a encore accentué en insistant sur la foi «seule». Les lecteurs de Matthieu, mais aussi ceux de l'épître de Jacques, ne peuvent éviter de se demander dans quelle mesure cette insistance presque unilatérale ne porte pas atteinte à des aspects importants de l'évangile effectivement prêché par Jésus.

   Quelle était la pointe de cet évangile de Jésus, son aspect le plus important? Albert Schweitzer affirmait que c'était l'annonce du Royaume de Dieu et de sa venue. De nombreux interprètes sont d'accord avec lui sur ce point. Le problème n'est pas simplifié pour autant, car encore faudrait-il savoir non seulement ce qu'est ce «Royaume» et ce que Jésus entendait par la «venue», mais aussi et surtout ce que ces deux expressions peuvent signifier pour nous aujourd'hui. Schweitzer donnait à cet égard une réponse que je trouve parfaitement convaincante: en termes actuels, il s'agit essentiellement du respect de la vie et de l'urgence de nous y consacrer. Mais ce n'est là qu'une interprétation de plus. Pour notre problème, j'en retiens que cette transposition-là de la prédication de Jésus n'est pas exactement celle qui semble découler de la lecture des épîtres de Paul, en tout cas pas celle qui ressort de l'interprétation que les siècles ultérieurs ont donnée de ces épîtres.

Paul à sa juste place 

On peut donc bel et bien être chrétien sans l'apôtre Paul. Je ne dis pas qu'on doive l'être. La lecture de ses épîtres a été à l'origine de trop de vies riches, dévouées, consacrées, pour que je cherche jamais à les dénigrer. Je regretterais en tout cas beaucoup d'en être privé. Mais je dis que la référence à l'apôtre Paul n'est pas un passage obligé pour tout chrétien. D'ailleurs, de nombreux croyants n'ont pas attendu des démonstrations comme la mienne (elle reste très sommaire) pour préférer se référer par exemple à l'évangile de Jean, parfois même exclusivement à lui. Je demande seulement que les chrétiens selon Paul n'excluent pas les chrétiens selon Jean, et réciproquement, mais qu'ils cherchent à se comprendre. Or l'un des meilleurs moyens de le faire reste de lire malgré tout les écrits de Paul aussi bien que ceux qui sont attribués à Jean.

Et puis, pour être conséquent avec les quelques constatations ci-dessus, je dois insister sur le fait que Paul n'est pas Jésus, encore moins le Christ. Les prédicateurs et autres responsables de lectures bibliques dans le culte seraient bien inspirés d'en tenir compte. Les écrits de Paul sont et doivent rester résolument seconds par rapport à Jésus lui-même. Les paroles qui s'y trouvent sont souvent riches d'enseignements. Mais elles ne sont pas à proprement parler paroles de Dieu. Elles ne sont que des interprétations humaines, donc sujettes à discussion. D'ailleurs ne trahit-on pas l'intention de Paul lui-même quand on se réclame de l'une de ses affirmations comme d'un argument faisant tellement autorité que tout devrait capituler devant lui? «Paul dit que…», d'accord; mais pourquoi le dit-il? A-t-il raison de le prétendre? Ses écrits sont faits pour susciter des questions de cet ordre. Et si l'on n'est pas suffisamment d'accord avec lui, on peut toujours se plonger dans la lecture d'autre écrits du Nouveau Testament.

Bernard Reymond, Le Protestant N° 5, Genève, mai 1998  



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