Philippe François
Un théologien ignoré par
les siens
Qu'il s'agisse de théologie, de musicologie,
d'éthique, de philosophie, d'histoire des religions, de mystique,
d'aventures africaines, la vie d'Albert Schweitzer (1875-1965) est
suffisamment riche pour que nous soyons quelques-uns de par le monde
à y trouver matière à admiration.
Même en France, où son œuvre est
mal connue, on a quand même entendu parler du prix Nobel de
la paix; on sait aussi que le docteur Schweitzer a fondé
un hôpital quelque part en Afrique; on connaît sa silhouette
immortalisée par de grands photographes et on l'associe parfois
également au combat contre le nucléaire.
Mais les Français savent peu de chose sur son
œuvre écrite et ses ouvrages sur le Nouveau Testament
sont à peu près ignorés. Et pourtant, si l'on
tient compte de la chronologie, Albert Schweitzer fut d'abord un
acteur majeur de la scène néotestamentaire allemande
(donc mondiale) notamment grâce à son ouvrage sur l'Histoire
des recherches sur la vie de Jésus
(1). Et c'est par ce biais que j'aimerais aborder le caractère,
me semble-t-il, irrémédiablement protestant de la
trajectoire schweitzerienne.
Que Schweitzer soit de confession
protestante, c'est un fait qui ne souffre aucune contestation.
Fils de pasteur, pasteur lui-même, Privatdocent à la faculté de théologie protestante
de Strasbourg, son enracinement protestant est solidement attesté.
Toutefois, un enracinement sociologiquement protestant n'implique
pas obligatoirement une trajectoire biographique théologiquement
protestante.
Le principe protestant
Ce double usage de l'adjectif
protestant, sociologique ou théologique, renvoie à la distinction opérée
par le théologien américain d'origine allemande Paul
Tillich, entre d'une part la "réalité protestante"
et d'autre part le "principe protestant".
La "réalité protestante" relève
de la sociologie. Ainsi, la décision d'un synode d'Eglise
protestante sera d'emblée qualifiée de "protestante",
même si elle contredit une affirmation théologique
fondamentale de la Réforme. Autrement dit, la réalité protestante,
c'est ce que font les protestants.
Le "principe protestant" relève de
la philosophie ou de la théologie. C'est un principe essentiellement
critique. Ce principe entend faire œuvre de vérité
en s'élevant "contre la prétention de toute forme
finie à incarner l'absolu" (2). Le principe protestant
peut entrer en contradiction avec la réalité protestante;
ce n'est pas parce qu'un synode prend une décision que cette
décision est conforme au principe protestant. Les prophètes
de l'Ancien testament sont l'exemple type d'une manifestation du
principe protestant dans l'histoire.
Cette notion de principe protestant
se trouve dans de nombreux textes de Paul Tillich (3) notamment
dans un article
de 1931 (en allemand), repris en 1948 (en anglais), intitulé
: "Principe protestant et situation prolétarienne"
(4). Ce texte critique l'attitude des Eglises allemandes accusées
de ne pas avoir su prendre la mesure de la situation des ouvriers
et d'être restées du côté de la bourgeoisie.
Ce texte comprend, indépendamment
de son sujet, une définition du principe protestant qui,
à mon sens, éclaire la trajectoire schweitzerienne.
"Le protestantisme, écrit Paul Tillich, a un principe
qui se situe par-delà toutes ses réalisations. Ce
principe est la source critique et dynamique de toutes les réalisations
protestantes."
Paul Tillich affirme ici non
seulement le caractère critique du principe protestant mais
également son caractère dynamique et donc créateur.
La critique seule est insuffisante si elle ne débouche pas
dans un second temps sur une création. Martin Luther est
une belle illustration de cette définition dans de nombreux
domaines; par exemple le domaine littéraire : sous-tendue
par cette conviction selon laquelle tous les hommes sont à
égale distance de Dieu, sa contestation des conditions d'accès
de tous au texte biblique le conduit à traduire la Bible
en langage vernaculaire, effort intellectuel considérable,
création majeure de son siècle au plan théologique
et littéraire. La critique aux accents prophétiques
de Luther s'est transformée en dynamique créatrice.
Une théologie pratique
Il me semble que cette définition particulière
du principe protestant peut également s'appliquer dans le
cas d'Albert Schweitzer. Depuis l'article d'André Gounelle
"Schweitzer vu par Tillich" (5), nous savons de manière
plus précise l'admiration que Paul Tillich portait à Schweitzer
et en particulier à l'Histoire des recherches
sur la vie de Jésus. Pour Tillich, "tout étudiant en théologie
devrait lire ce livre; c'est un des premiers must théologiques
et il y en a peu" (6).
Cette valorisation par Tillich
de cet ouvrage particulier de Schweitzer ne doit pas surprendre
: il s'agit d'un livre fondamentalement
critique pour ne pas dire iconoclaste et cela avait tout pour séduire
un théologien comme Tillich.
D'évidence, le principe protestant est à
l'œuvre dans l'Histoire des recherches sur la vie de Jésus. De nombreuses icônes de l'histoire de la théologie
y sont malmenées; Schleiermacher et Renan n'étant
pas les moindres des victimes du jeune Schweitzer qui à 31
ans était un débutant, d'un point de vue académique,
mais un débutant talentueux et plein d'assurance, un grand
critique promis à une carrière universitaire prestigieuse
au sein de l'université allemande. Cette carrière
universitaire, Schweitzer n'en a pas voulu. Tirant de manière
radicale les conséquences de ses brillantes études
sur Jésus, il choisit une autre voie, une voie nouvelle en
ce qui concerne les spécialistes du Nouveau Testament, une
voie que l'on résumera en un mot : l'Afrique.
Bien sûr, Schweitzer n'est pas le premier écrivain
blanc européen à s'aventurer sur ce continent. On
pourrait de manière ludique, en remontant une génération,
se référer à Arthur Rimbaud, le poète,
né en 1854, auteur d'une œuvre fulgurante qui, après
avoir abandonné la littérature à l'âge
de 20 ans, se rend en Afrique pour y faire fortune. Il y devient
(entre autre) trafiquant d'armes, tombe gravement malade pour revenir
mourir en France à l'âge de 37 ans en 1891. Un peu
plus de 20 ans après, Schweitzer se rend en Afrique à
son tour, renonçant à un confort matériel annoncé
pour y soigner les malades. Il y trouvera, sans l'avoir vraiment
cherché, une notoriété mondiale de son vivant,
notoriété symbolisée par le prix Nobel en
1952.
Une tradition d'exil
S'il n'est pas le premier écrivain à
s'aventurer en Afrique, Schweitzer n'est pas non plus le premier
professeur de la Faculté de Théologie protestante
de Strasbourg à abandonner l'université en cours de
carrière.
Une quarantaine d'années avant lui, en 1870,
Timothée Colani (7), né en 1824, l'un des grands théologiens
français du XIXe siècle avec Edouard Reuss, avait
également abandonné l'université lorsque les
allemands entrèrent dans Strasbourg. Timothée Colani
avait été pasteur à St-Nicolas à Strasbourg
(Schweitzer sera pasteur dans la même paroisse, à partir
de 1900), avait rédigé une thèse sur La
philosophie de la religion de Kant (Schweitzer également), une thèse
sur David
Friedrich Strauss, puis une thèse de doctorat sur Jésus et les
croyances messianiques de son temps (l'un
des sujets de prédilection de Schweitzer exégète).
Fondateur de la Revue de Théologie de Strasbourg en 1850, il fut professeur à la Faculté
de Strasbourg de 1864 à 1870. Par la suite, Colani tenta
sans succès de faire fortune dans l'industrie et finit sous-bibliothécaire
à la Sorbonne.
Les quelques paragraphes qui
lui sont consacrés
dans l'Histoire des recherches sur la vie de Jésus attestent
qu'Albert Schweitzer tenait son œuvre en haute estime
même s'il ne partageait pas toutes ses conclusions.
S'il n'est pas le premier théologien à
quitter l'université en cours de carrière, Schweitzer
n'est pas non plus le premier théologien à franchir
les limites du territoire français (dans la mesure où
l'on considère que l'Alsace est un territoire fondamentalement
français, de temps à autre administré par l'Allemagne,
selon les péripéties de l'histoire).
Toujours à titre ludique,
peut-être aussi pour marquer le caractère français
de la trajectoire schweitzerienne, on pourra donc remonter jusqu'à
Jean Calvin lui-même, le premier théologien protestant
français qui, pour les raisons que l'on sait, a dû
s'exiler à Genève marquant par là, dès
le début, le caractère marginal de la théologie
protestante dans le paysage intellectuel français.
Une dynamique de création
Depuis Calvin, l'histoire de
la théologie protestante
en France ressemble à une longue succession d'exils. Jusqu'au
XXe siècle, où avec Schweitzer, on citera les noms
de Guillaume Baldensperger (en Allemagne), d'Oscar Cullmann (en
Suisse), de Gabriel Vahanian, de Daniel Patte ou de Paul Ricoeur
(tous trois aux Etats-Unis). Et l'internement des Schweitzer (considérés
comme citoyens allemands) en 1917 et 1918 à Garaison puis
St Rémy de Provence est un symbole extrême du rapport
que la France entretient avec les théologiens protestants.
En choisissant d'infléchir une trajectoire
a priori toute tracée, de l'université de Strasbourg
à l'hôpital de Lambaréné, Schweitzer
est passé de la critique pointant les dysfonctionnements
d'un certain type de science néotestamentaire à la
création de quelque chose de neuf, cet hôpital de brousse
conçu par un théologien interprétant de manière
contemporaine et personnelle l'enseignement de Jésus (Jésus
dont il convient de rappeler que s'il écrivit fort peu,
il soigna par contre beaucoup).
Et c'est parce qu'il est passé de la critique
à une dynamique de création que la trajectoire schweitzerienne
m'apparaît comme authentiquement protestante, au sens théologique
du terme, tel que Paul Tillich l'entendait. Un Paul Tillich qui,
s'il admirait l'Histoire des recherches sur la vie de Jésus,
n'a pas semblé vouloir commenter la partie africaine de la
vie de Schweitzer. Il est vrai que le choix effectué par
ce dernier en faveur de l'abandon d'une carrière théologique
universitaire au profit d'une aventure extrêmement risquée,
ce choix constitue une formidable remise en question du statut du
théologien. Paul Tillich, qui finit sa vie au plus haut niveau
universitaire à Harvard, a peut-être été
sensible à cette remise en question implicite.
Mais au-delà du cas
de Paul Tillich qui par ailleurs a pris de vrais risques dans sa
vie, notamment dans les années trente (8), c'est bien sûr
l'ensemble des théologiens que questionne la trajectoire
de Schweitzer. Ainsi, au jour du jugement dernier, il n'est pas
interdit d'imaginer (toujours à titre ludique) que les théologiens
protestants s'entendront peut-être poser les questions suivantes
: contre quoi vous êtes-vous élevés? quels sont
les risques personnels que vous avez pris? qu'avez-vous créé?
Des questions aussi conséquentes que l'eschatologie vue
par Schweitzer.
Philippe François
pasteur et membre du Conseil Synodal de l'Eglise
Réformée d'Alsace-Lorraine, docteur en théologie
protestante (à Strasbourg sous la direction de Gabriel Vahanian).
Contribution au Colloque Schweitzer de
Gunsbach, octobre 1998
1 L'ouvrage de Schweitzer
Von Reimarius zu Wrede. Eine Geschichte der Leben-Jesu Forschung (1906, édition définitive
1913)
n'a malheureusement jamais été traduit en français.
Traduction anglaise : The Quest of the historical Jesus (première édition 1910). Sur le contenu
de l'ouvrage, lire M. Arnold, "Le Jésus de l'histoire,
un Jésus pour notre histoire? D'Albert Schweitzer à
Etienne Trocmé : les néo-testamentaires strasbourgeois
et les recherches sur Jésus au XXe siècle" Etudes
Schweitzerienne 8, printemps 1998, p.59-79.
2 Cette définition très synthétique
est due à Jean-Paul Gabus, Introduction à la théologie
de la culture de Paul Tillich,
p. 141.
3 De nombreux textes sur le principe protestant sont regroupés
dans le volume : P. Tillich, Principe protestant et substance
catholique.
4 Ce texte a été publié en français
dans : P. Tillich, Christianisme et socialisme, p. 411-448.
5 A. Gounelle, "Schweitzer vu par Tillich", Etudes
Schweitzeriennes 8, printemps
1998, p.41-46.
6 Cité par A. Gounelle, Ibid. p.43.
7 Sur Colani, consulter la notice rédigée
par F. Laplanche dans : Les Protestants
( t.5 du Dictionnaire du monde religieux dans la France
contemporaine), p.133-135.
8 Paul Tillich fut en 1933 le premier professeur d'université
non-juif à être révoqué par le régime
nazi.
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