André Gounelle
Sommaire
Préliminaires
1. Les textes étudiés
2. Récit, mythe
et message
L'Évangile de Matthieu
1. Le récit
2. Le mythe
3. Le message
L'Évangile
de Luc
1. Le récit
2. Le mythe
3. Le message
Conclusion
Le
travail des spécialistes du Nouveau Testament sur les récits
de la naissance de Jésus a quelque chose de cruel et d'irritant.
Il enlève à Noël beaucoup de cette poésie,
qui fait son charme et à laquelle nous sommes nombreux à être
sensibles. Si, il y a trois ans, notre président, M. Bécriaux
nous a enchantés en égrenant pour nous les légendes
de Noël, l'exégèse opère ce qu'on peut
appeler à la suite de Max Weber un "désenchantement",
voire une profanation. De plus, que des théologiens, toutes
confessions confondues, catholiques comme protestants, se livrent à cette
opération déconcerte et parfois scandalise. On a
le sentiment qu'ils manquent à leur devoir, et qu'ils trahissent
leur mission, en sapant des croyances qu'ils ont pour mission de
défendre. Malgré ce décapage désagréable,
que l'on peut d'ailleurs refuser ou disqualifier, leurs études
ne sont pas aussi négatives et destructrices qu'on pourrait
le penser de prime abord. À travers dissection et déconstruction,
elles visent non pas à éliminer les récits
de la nativité, mais à retrouver le message qu'initialement
leurs auteurs entendaient faire entendre. Il importe de ne pas
oublier leur intention même quand leurs travaux, heurtent
ou choquent. Je vais les présenter en trois temps : d'abord
des préliminaires;
ensuite, le récit de Matthieu; puis celui de Luc. Je terminerai
par quelques remarques de conclusion
Préliminaires
1. Les textes étudiés
Le Nouveau Testament contient
deux récits de la naissance
de Jésus : le premier dans l'évangile de Matthieu,
1/18 à 2/23, le second dans celui de Luc 1/5 jusqu'à 2/20.
Dans ces deux évangiles, on ne trouve ensuite plus aucune
référence ni allusion à Noël. Les évangiles
de Marc et de Jean n'en disent pas un mot. Ils commencent non pas
avec le début de la vie de Jésus, mais avec le début
de sa prédication, avec le surgissement d'une parole et
non avec la naissance d'une personne. Marc et Jean n'ont pas l'air
de
s'intéresser aux origines familiales de celui qui porte
et fait entendre cette parole.
En dehors des deux récits
de Matthieu et de Luc ( 1 ), on ne trouve pratiquement rien dans
le Nouveau Testament sur la naissance de Jésus.
L'apôtre Paul la mentionne une seule fois. Dans Gal. 4/4;
il écrit
que Jésus est né d'une femme (il emploie le mot gune,
qui s'applique à une femme mariée, et non parthenos,
qui désigne une jeune fille). Il semble tout ignorer des
circonstances de cette naissance. Il n'y fait en tout cas aucune
allusion.
2. Récit, mythe et message
Dans l'examen de ces deux récits,
je procéderai en
trois temps.
1. Premièrement, j'indiquerai ce qu'ils racontent
exactement, en les dégageant des légendes, parfois
très
belles, qu'on a brodées autour au fil des siècles.
Je les désencombrerai, les débarrasserai des fioritures
si souvent reprises que beaucoup les croient bibliques. En ce qui
concerne Luc, les spécialistes ont essayé de repérer
les documents qu'il a utilisés pour la rédaction
de l'évangile. Je résumerai leurs conclusions où il
y a une part importante d'hypothèses, de suppositions.
2.
Dans un deuxième temps, je dirai pourquoi la plupart des
spécialistes estiment que ces récits appartiennent
au genre littéraire du mythe. Pour bien comprendre ce terme,
il importe de distinguer mythe et mythologie.
• Le mythe exprime, sous forme de récits, des vérités
ou des réalités qui ne relèvent pas du savoir ordinaire.
Il nous ouvre à des mystères qui à la fois nous touchent,
nous atteignent et nous dépassent. Le mythe ne doit pas être assimilé à l'erreur, à la
fabulation ou à la tromperie. Il traduit des convictions et des expériences
qu'on ne peut pas exprimer dans le langage habituel, parce qu'elles ne sont pas
de même nature que nos perceptions, nos émotions, nos connaissances
communes. De la même manière, l'art fait sentir des choses que la
science ne peut pas dire. L'art n'est pas moins vrai que la science, mais il
a une vérité de type différent.
• La mythologie est une déviation et une perversion
du mythe. Elle tente de faire du mystère, exprimé par
le mythe, un savoir. Elle ramène ce qu'il raconte à des
faits empiriques, au lieu d'y voir un langage pour transmettre
un sens qui se situe à un autre niveau. Ainsi,
elle fait des premiers chapitres de la création un rapport historique
qui décrirait ce qui s'est passé au début de l'univers,
de la même manière que l'on pourrait raconter ce qu'on a vécu
durant la journée d'hier. Le mythe préserve le mystère
tout en le dévoilant. La mythologie le supprime en lui donnant le
même
statut que celui des connaissances et expériences ordinaires.
3. Le troisième temps de chacune des parties
va s'interroger sur le message des récits de Noël, sur ce
qu'ils veulent nous faire comprendre. Les évangélistes
ne sont pas des historiens, mais des pasteurs, des catéchètes,
des prédicateurs. Ils ne cherchent pas à donner
des informations sur des événements passés, mais à expliquer
la signification de Jésus.
L'Évangile de Matthieu
1. Le récit
Il est assez bref, 48 versets seulement. On
peut y distinguer trois parties, trois épisodes ou trois
scènes :
- Premièrement, l'annonce faite en songe
par un ange à Joseph pour
lui apprendre que l'enfant qu'attend Marie, sa fiancée ( 2 ),
vient du Saint Esprit.
- Deuxièmement, la visite, après la
naissance, des mages venus d'Orient. Le récit n'indique pas
leur nombre. On a supposé qu'ils étaient
trois parce que sont mentionnés trois cadeaux : l'or, l'encens
et la myrrhe. C'est possible, mais aléatoire. Aucune indication,
non plus, sur leurs noms; ceux de Melchior, Gaspard et Balthazar
n'apparaissent qu'au sixième
siècle. Les mages sont des prêtres de cultes astrologiques,
et nullement des rois. Il semble que la royauté leur ait été attribuée
pour la première fois par l'évêque Saint Césaire
d'Arles qui vécut de 470 à 543 ( 3 ).
Plus qu'une exagération
de méridional,
cette transformation des mages en rois traduit probablement une gêne
des responsables ecclésiastiques. L'Église s'est beaucoup
battue contre les astrologues , et ne tient pas à attirer
l'attention sur des personages qui peuvent servir à les valoriser;
elle préfère
qu'on les prenne pour des rois.
- Troisième épisode,
la fuite en Égypte et le massacre des
enfants racontés très sobrement, sans aucun détail,
sinon qu'il s'agissait d'enfants de moins de deux ans, indication
qui laisserait penser
que les événements racontés s'étalent
au moins sur plusieurs mois.
2. Le mythe
Trois éléments conduisent les spécialistes à parler
de mythes.
1. D'abord, la présence importante d'un merveilleux
conventionnel. On mentionne quatre songes en quelques lignes. Dans
trois d'entre eux, des anges
interviennent. Une étoile ( 4 ) se déplace et montre
le chemin. Il ne s'agit pas de nier par principe le merveilleux,
mais
son accumulation constitue
un indice qu'on a affaire plutôt à un mythe, d'autant
plus que songes et étoiles servent souvent dans la littérature
mythique à signaler
la présence du sacré.
2. Ensuite, l'utilisation abondante
de textes de l'Ancien Testament. On a le sentiment que c'est à partir
d'eux qu'on a construit tel ou tel épisode
: ainsi, la fuite en Égypte vient d'un verset du prophète
Osée;
le massacre des enfants d'un passage du prophète Jérémie.
Ces deux événements, qui ne sont ni développés
ni commentés, dont on n'a aucune attestation ailleurs dans
le Nouveau Testament ou hors de lui, ne servent strictement qu'à amener
une citation. Il en va de même de la conception virginale
qui interprète une phrase
d'Esaïe : "voici la vierge sera enceinte". En fait,
le texte hébreu
d'Esaïe mentionne une jeune femme; c'est la Septante, version
grecque datant du troisième siècle avant Jésus
Christ qui parle d'une vierge.
3. Un troisième élément
a plus de poids que les précédents.
Il existe un midrash (un récit pieux et édifiant)
concernant Moïse,
que deux écrivains juifs, Flavius Josèphe et Philon
( 5 ) contemporains de la rédaction des évangiles,
nous transmettent. Matthieu reprend et démarque ce récit.
D'après ce midrash, le père
de Moïse fait un songe lui annonçant la naissance et
la mission de son fils (ce qui correspond au songe de Joseph).
Le Pharaon, averti aussi par
un songe, a peur que cet enfant ne devienne pour lui un rival;
il consulte conseillers et astrologues (de même Hérode
averti par les mages consulte les docteurs de la loi et les prêtres).
Le Pharaon décide de tuer tous
les enfants qui peuvent vérifier la prédiction, mais
le père
de Moïse, averti toujours en songe soustrait son fils au massacre.
Ajoutons que la mère de Moïse se nomme Myriam (Marie).
Le récit de
Matthieu semble calqué sur une version de ce midrash à ceci
près
qu'il l'applique à Jésus et non à Moïse.
3. Le message
J'ai dit à l'instant qu'il ne faut pas voir
dans un mythe une histoire dépourvue de sens, d'intérêt
et de vérité.
Le mythe, comme la parabole, a pour but de faire entendre un message à travers
une histoire réelle ou fictive. Quel message entend délivrer
Matthieu? Il consiste en deux points :
1. D'abord, la venue du
Christ répond aux espérances du peuple
juif, et exauce aussi les attentes des païens, d'où l'insistance
sur les prophéties pour le judaïsme, et sur les mages
pour le paganisme. Le Christ et son évangile apportent aux
humains ce à quoi ils aspirent
tous, qu'ils appartiennent au peuple croyant ou aux nations idolâtres.
2. Ensuite, et surtout, Matthieu entend présenter Jésus
comme le nouveau Moïse. Le judaïsme, à cette époque,
accorde à Moïse
une importance centrale, bien supérieure à celle
de David, le roi type ou d'Elie le prophète exemplaire.
Moïse, en effet, a libéré les
hébreux de l'esclavage et leur a donné la loi, il
a été à la
fois le bras et la bouche de Dieu. Comme le dit la fin de Deutéronome
: "il ne s'est plus levé en Israël de prophètes
comme Moïse, il est incomparable". Or,
le personnage dont l'Ancien Testament parle quelques lignes avant
de passer à Moïse
s'appelle Joseph, et a des songes, comme le père de Jésus
dans le récit de Matthieu.
Il va aussi en Égypte. Jésus échappe à un
massacre d'enfants comme Moïse; et les mages lui rendent hommage
de même que
les magiciens d'Égypte s'inclinent devant Moïse ( 6 ).
Le rapprochement entre Moïse et Jésus paraît à la
fois audacieux, puisque le Deutéronome proclame Moïse "incomparable",
et compréhensible
parce que le même Deutéronome annonce que Dieu enverra
un jour un nouveau Moïse. La suite de l'évangile de
Matthieu poursuit le parallèle.
Ainsi, les quarante jours de Jésus dans le désert
au moment de la tentation évoquent les quarante ans de pérégrination
de Moïse et des hébreux avant d'arriver en Canaan.
À la loi donnée
sur le Sinaï correspond le sermon sur la montagne. De même,
la Cène
est le pendant du repas pascal juif; au moment où pendant
ce repas on évoque
Moïse et l'exode, référence et fondement de
la foi juive, Jésus parle de sa mort et de sa résurrection,
en indiquant ainsi ce qui va devenir le fondement et la référence
de la nouvelle alliance, et y prendre la place qu'occupaient dans
l'ancienne Moïse et
l'Exode.
Ce parallélisme correspond à l'orientation
d'ensemble de Matthieu. Il écrit pour des juifs, et s'inscrit
dans la culture religieuse du judaïsme
traditionnel, il en reprend les procédés littéraires,
les modes d'argumentation, et les références. Pour
souligner l'importance de Jésus, il le présente comme
un nouveau Moïse. Il n'exclut
cependant pas les païens. L'épisode des mages montre
que Jésus
les concerne également.
L'Évangile de Luc
1. Le récit
Le récit de Luc est beaucoup plus long
et complexe que celui de Matthieu : 127 versets contre 48, plus
du double. Il paraît
probable que Luc a utilisé plusieurs
documents antérieurs qu'il a raccordés les uns aux
autres, combinés,
harmonisés et entrelacés. Cette hypothèse
s'accorde avec ce qu'il dit dans sa préface (ch.1, v.3) à savoir
qu'il a fait des recherches avant d'écrire son évangile.
Le texte de Luc comprend quatre parties. On pense que chacune reprend
et modifie un document antérieur.
- Première partie
: les récits qui concernent Jean Baptiste, ses
parents et sa naissance : l'annonce à Zacharie, qui, à cause
de son scepticisme, se voit atteint d'aphasie jusqu'à la
naissance de son fils, la grossesse d'Élisabeth jusque là stérile,
et la naissance de Jean. On estime, c'est une hypothèse,
que ces récits
viennent du groupe qui entoure et suit le Baptiste, et qu'ils n'ont à l'origine
rien à voir avec Jésus. Ainsi s'expliquerait que
l'ange qui annonce à Zacharie
ce que va faire Jean, ne le présente pas comme un précurseur,
un avant-coureur, mais comme un grand prophète, voire comme
le messie, ou, en tout cas comme celui qui accomplit l'œuvre
de Dieu. On sait que toute une secte entourait et vénérait
Jean-Baptiste; et qu'il y a eu une rivalité assez vive entre
cette secte et les disciples de Jésus. - Deuxième
unité littéraire, la scène de l'annonciation.
L'ange Gabriel visite Marie pour la prévenir de la naissance
de Jésus.
Ce récit vient vraisemblablement, on est à nouveau
dans l'hypothèse,
d'une autre source documentaire, celle-ci chrétienne, et
il semble que Luc l'ait insérée dans le premier document,
celui qui concerne Jean, pour mettre en parallèle les deux
annonciations. Si on lit à la
suite 1/25 et 1/57, on se rend compte qu'ils s'enchaînent
naturellement.
Plusieurs spécialistes supposent que le document
qu'a utilisé Luc
ne comportait aucune mention de Joseph. Il aurait été rédigé ainsi
: "l'ange Gabriel fut envoyé par Dieu dans une
ville de Galilée,
du nom de Nazareth, chez une vierge qui s'appelait Marie. Il
entra chez elle et dit je te salue, etc.". Luc aurait
ajouté "fiancée à un
homme du nom de Joseph" pour harmoniser avec les autres
documents dont il se sert . Ce qui expliquerait que Marie au
v. 34 demande
: "comment cela
se produira-t-il puisque je ne connais pas d'homme?",
question étrange
de la part d'une fiancée qui va se marier.
Il serait
naturel qu'elle comprenne que le message de Gabriel concerne
un fils qui
naîtra de son prochain mariage,
d'autant plus qu'on a plusieurs exemples dans la tradition
juive d'annonces de ce type ( 7 ). Si on supprime la mention
de Joseph au
v. 27, la difficulté disparaît.
On a l'annonce de la grossesse miraculeuse d'une jeune fille
qui n'a pas de projet de mariage.
- Je passe très vite sur la
troisième unité littéraire.
Il s'agit de deux cantiques de louange à Dieu, attribués
l'un à Marie,
l'autre à Zacharie. Ces deux cantiques n'ont rien d'original.
Ils reprennent des texte soit de l'Ancien Testament soit de la
littérature religieuse
juive. En particulier, le cantique de Marie est entièrement
composé de
citations; il n'a pas une seule phrase originale, et probablement
l'évangéliste
veut présenter Marie comme la fille, voire l'incarnation
d'Israël;
elle en récapitule la spiritualité dans son chant.
- La quatrième unité comporte le récit
de la naissance de Jésus, avec le recensement, le
voyage de Nazareth à Bethléem,
l'accouchement, et les bergers. On a beaucoup dramatisé ce
récit,
on a fait de Joseph et Marie des personnes en détresse,
arrivant à Bethléem
lors d'une soirée glaciale d'hiver, dans une pauvreté extrême,
ne sachant pas où s'installer, rejetés par
un méchant
hôtelier.
Le texte ne dit rien de tel. La naissance de Jésus
n'a pas lieu en hiver, puisque bergers et troupeaux sont
aux champs
(ils
passaient la nuit dehors de
mai à octobre, et d'octobre à mai ils rentraient à la
nuit tombante); la naissance de Jésus ne se produit
pas le jour de leur arrivée,
mais durant leur séjour à Bethléem
("pendant
qu'ils étaient
là", dit le v.6). Joseph et Marie ne sont pas
démunis,
puisqu'ils ont prévu et préparé de
quoi emmailloter le bébé (v.7).
L'hôtellerie pose
un problème de traduction. Le grec utilise le
mot kataluma, qui désigne soit
la salle commune (souvent la seule pièce)
d'un logement, soit une maison ordinaire ( 8 ), mais
jamais une hôtellerie ( 9 ).
La phrase "Il n'y avait pas de place pour eux dans
le kataluma" vient
expliquer qu'on ait mis l'enfant dans un berceau inhabituel.
Joseph et Marie ont manqué non pas d'une maison
pour se loger, mais d'un lit pour coucher l'enfant, et
c'est pourquoi
ils ont pris une mangeoire. Je rappelle que crèche
signifie mangeoire, et non étable. Je lis le texte
ainsi compris : "Pendant
qu'ils étaient en séjour à Béthléem,
le terme de Marie arriva, elle mit au monde son fils
premier né. Elle l'emmaillota
et le coucha dans une mangeoire, parce qu'ils n'avaient
pas d'autre place où le
mettre dans la maison". La crèche n'indique
nullement une situation de misère. Elle est le
signe qui permettra un peu plus tard (v.12) aux bergers
de trouver et d'identifier
l'enfant (elle est l'équivalent pour
eux, en plus simple, de l'étoile qui dans Matthieu
guide les mages).
Le kataluma dont il s'agit ici ressemble
probablement à ces
maisons que l'archéologie
a permis de reconstituer : à même le sol
une étable
assez basse (destinée à des moutons) munie
de mangeoires; à 1
m. 50 environ un plancher et la pièce d'habitation
au dessus. On peut supposer que Joseph et Marie avaient
loué cette
maison aux bergers
qui ne l'utilisaient pas pendant la belle saison; ce
qui expliquerait que lorsque l'ange leur parle
d'un enfant
dans une mangeoire, ils savent où aller.
Nulle part le récit ne mentionne un boeuf et un âne.
Une tradition très postérieure les a introduits à partir
d'un texte de l'Ancien Testament. Pas d'indication non
plus d'une grotte, mais souvent les
bergeries s'adossaient à des grottes qui les prolongeaient.
Voyons maintenant les hypothèses sur cette unité littéraire.
De nombreux exégètes pensent que Luc utilise ici
un récit
antérieur où il n'était pas question de
conception virginale, mais d'un couple marié ordinaire.
Ce récit aurait raconté comment
Joseph et Marie qui n'en savaient rien auparavant apprennent
des bergers, qui le tiennent eux-mêmes des anges, le caractère
extraordinaire de leur enfant.
Trois indices vont dans ce sens :
- Premièrement, la seule
mention de la virginité de Marie se trouve
au v. 5 : "afin de se faire inscrire, avec Marie, sa fiancée,
qui était
enceinte". Plusieurs manuscrits disent non pas fiancée,
mais femme. En effet, si Marie est la fiancée et non la
femme de Joseph, elle n'a aucune raison d'accompagner Joseph à Bethléem,
pour s'y faire recenser; il serait même inconvenant qu'elle
le fasse.
- Deuxième indice : la proclamation de l'ange
aux bergers ne parle pas de conception virginale, d'une naissance
surnaturelle. De plus, l'indication
que Joseph (et non Marie) descend de David (v.4) fait plutôt
penser que ce document considère Joseph comme le père
effectif de Jésus.
- Troisième indice : les bergers,
informés par l'ange, annoncent
ce que sera cet enfant, non pas aux habitants de Bethléem,
mais à ceux
qui entourent le bébé, ses parents et peut-être
deux ou trois personnes en plus. Le v. 18, dit que ceux qui les
entendirent furent dans l'étonnement.
Il s'agit donc de quelque chose qu'ils ignoraient, et qui touche
particulièrement
Marie ("elle conservait toutes ces choses et les repassait
dans son coeur").
Le document utilisé et transformé par Luc serait
un récit
d'annonciation où les bergers apprennent aux parents et
aux proches de Jésus qui il sera ( 10 ).
2. Le mythe
J'en arrive au second temps de cette partie sur Luc
: après le récit,
le mythe, au sens que j'ai indiqué. On en distingue en général
trois que Luc aurait assemblés, cousus ensemble, adaptés
pour les faire coexister.
1. Le premier concerne Jean Baptiste. Il vise à légitimer
sa mission et à souligner son importance par les événements
hors du commun arrivés à sa naissance. Ce genre de
thème se rencontre
fréquemment dans la littérature tant juive que gréco-romaine.
On racontait pour tous les grands hommes les signes qui à leur
naissance faisaient présager de leur grandeur future.
2.
Le second mythe raconte une naissance divine, due à l'action
d'un Dieu. Ce thème se rencontre aussi, un peu plus rarement
que le précédent,
dans le monde grec : ainsi Hercule, Platon, Alexandre, Auguste
passaient pour avoir été conçus par un dieu.
Chez les juifs hellénisés,
imprégnés par la culture grecque, on trouve également
des récits de naissance divine. Ainsi, pour Philon d'Alexandrie,
la parole de l'ange qui annonce la naissance d'Isaac féconde
Sarah; Abraham n'y est pour rien, on a une conception sans intervention
masculine. On s'est demandé si
Paul se fait l'écho de ce texte de Philon quand dans Galates
4/29 il oppose Ismaël engendré selon la chair, à Isaac
engendré selon
l'esprit. C'est possible, mais non certain.
3. Le troisième
mythe tourne autour des bergers à qui les anges
apprennent la mission extraordinaire du nouveau-né couché dans
une crèche. Dans l'Antiquité gréco-romaine,
les bergers passent pour être dans le secret des dieux, et
en sont fréquemment
les messagers. Dans le monde juif, la figure de David donne aussi
du prestige aux bergers.
Remarquons que les mythes utilisés ici se situent tous à la
frontière
de la culture juive et de la culture gréco-latine; ils reprennent
des éléments
qui leur sont communs, ce qui confirme l'hypothèse que Luc écrit
son évangile pour des juifs hellénisés vivant
loin de la Judée (alors que Mathieu s'adresse plutôt à des
juifs palestiniens). 3. Le message
Après le récit et le mythe, voyons
maintenant le message. Qu'est ce que Luc veut dire à travers
ces mythes? A mon sens, trois choses :
1. D'abord, premier message, il reprend
le mythe baptiste, il ne
le disqualifie nullement, au contraire il le confirme, mais le
détourne de son sens initial
au profit de Jésus. C'est ce que fait la scène de
la visitation de Marie à Élisabeth. Ayant senti son
enfant tressaillir en son sein comme pour saluer la présence
de plus grand que lui, Élisabeth
proclame la supériorité de Jésus. Pour Luc,
Jean a certes une mission divine, corroborée, authentifiée
par des signes; il n'est pas un faux prophète, mais il n'est
pas non plus le prophète
suprême. Il est subordonné à Jésus.
Pour l'Église
primitive, il s'agissait d'un point important, et elle a pu rallier à elle
de nombreux disciples du Baptiste, en montrant que devenir chrétien
n'obligeait pas à renier Jean Baptiste, à lui refuser
le titre d'envoyé de
Dieu.
2. Deuxième message. On a soutenu que la scène
de l'annonce à Marie
ne fait que reprendre le mythe assez courant dans l'Antiquité d'une
naissance due à l'action d'un Dieu. Je crois que c'est faux.
Il y a une différence
importante. Les légendes du monde gréco-latin insistent
sur l'union sexuelle entre un dieu et une mortelle (sans d'ailleurs
que ces récits
soient forcément grivois ou érotiques). Dans Luc,
rien de tel. La parole de l'ange (v.35) dit "le Saint Esprit
viendra au dessus de toi et la puissance du très haut te
couvrira de son ombre" n'évoque
nullement un accouplement sexuel. En hébreu-araméen,
l'Esprit appartient au genre féminin, et en grec au neutre,
il est donc asexué. Ce
verset évoque plutôt, au début de la Genèse,
l'Esprit de Dieu qui plane au dessus des eaux avant la création.
La naissance de Jésus n'appartient pas au registre de la
sexualité, de la transmission
de la vie. Il s'agit d'un acte de création, de surgissement
d'une existence nouvelle, inédite; création d'un
nouvel Adam, pour reprendre une expression de Paul, ou d'une nouvelle
humanité, point de départ
d'une nouvelle genèse.
3. Le troisième message, celui
dont les bergers sont porteurs et qu'ils transmettent aux parents
et aux proches de Jésus
est d'une telle clarté qu'il
ne demande pratiquement pas de commentaire : "je vous annonce
une bonne nouvelle, aujourd'hui vous est né un sauveur".
Le mythe a ici pour fonction de mettre en valeur ce message, de
le souligner, d'empêcher qu'on
ne le banalise ou qu'on n'y prête pas suffisamment d'attention. Conclusion
Je conclus avec trois remarques. 1. D'abord, je rappelle que dans
les analyses que je viens de rapporter, il y a beaucoup d'hypothèses
et de suppositions. Elles ne sont pas gratuites; elles se fondent
sur des indices et sur une étude
rigoureuse des textes. Il n'en demeure pas moins qu'on ne peut
pas les présenter comme des certitudes;
on ne sort pas du domaine du plus ou moins probable. Personne ne
peut reconstituer les événements. Il n'y a peut-être
rien d'historique dans l'ensemble de ces récits qui seraient,
alors, des romans à thèse,
ce qu'a soutenu Charles Guignebert; mais il est possible que pour
construire leurs récits, les évangélistes
aient repris de très
nombreux éléments historiques, comme le pense Xavier
Léon-Dufour.
Nous n'en savons rien; en tout cas, ce n'est pas la matérialité des
faits, mais le message à transmettre qui importait aux évangélistes.
2. En contraste avec ces incertitudes quant aux événements
et à leur
déroulement, le message de ces textes est très clair.
Ce qui a amené certains théologiens à dissocier
le message du récit, à garder
la prédication en écartant la narration. Ainsi André Malet,
dans la ligne de Bultmann, voit dans les récits de Noël,
je cite, "une
manière mythologique (que nous ne pouvons plus faire nôtre)
de traduire la foi (que nous faisons nôtre) en Christ. On
peut retenir l'intention du récit, tout en refusant sa forme".
On pourrait parler ici de démythisation
: éliminons le mythe pour ne garder que le sens qu'il entend
transmettre.
3. Depuis quelques années, une autre attitude
prédomine en théologie.
Elle insiste sur la valeur du mythe. Il a un double effet, un double
pouvoir:
• D'abord, exprimer ce qui échappe au discours ordinaire ou direct,
faire sentir ce qu'une connaissance intellectuelle et objective ne peut pas saisir.
Il y a des choses que les mots, les concepts ne peuvent pas dire. Le mythe (comme
l'art, en général) les évoque, les suggère, en donne
non pas un savoir, mais une saveur. Le mythe est le langage qui permet d'évoquer
l'ineffable, de ne pas être condamné à le
taire.
• Ensuite, le mythe donne au message de la couleur, de la
chair, du rayonnement, il le rend parlant et lui permet de nous
toucher. Supprimer le mythe enlève
au message une partie de son impact, de sa puissance d'interpeller
et d'émouvoir.
L'enseignement, le discours instruit; le mythe à la fois
instruit et fait vibrer. La doctrine fossilise le sacré,
le mythe le fait palpiter. Les évangiles
n'éliminent pas les mythes d'Israël ou du monde gréco-latin
(pas plus que l'Ancien Testament n'écarte les mythes babyloniens
ou égyptiens).
Les écrits bibliques se servent de ces mythes, en les
modifiant, en les utilisant comme vecteurs de communication.
Les mythes ne
donnent pas des informations sur des événements
(croire cela, c'est tomber dans la mythologie, et régresser
de la saveur au savoir). Ils fonctionnent comme des poèmes,
ou des paraboles, qui disent ce qui ne peut pas l'être autrement,
qui éveillent, et suscitent en nous
des réalités qu'aucun autre mode d'expression ne
peut faire surgir. On nous invite donc à recevoir le mythe
en tant que tel, c'est à dire
en sachant qu'il s'agit d'un mythe, sans le transformer en mythologie,
mais sans non plus le faire disparaître.
J'illustre cette
troisième attitude par une comparaison
un peu audacieuse. Prenons La flûte enchantée de Mozart.
Cet opéra contient
un message de style maçonnique (la victoire de la lumière
sur les ténèbres), qu'il met en scène dans
une histoire fantasmagorique. La mythologie affirmera que l'histoire
est vraie; la démythisation voudra
se passer de l'histoire pour ne retenir qu'un message qui, du coup
devient exsangue et sec. La plupart des auditeurs évitent
aussi bien la mythologie que la démythisation. Ils entendent à travers
l'histoire et sa musique, sans la tenir pour un reportage sur des
faits, un message qui ne peut être
dit autrement. La flûte enchantée enrichit et apporte énormément,
même si, en tant qu'histoire, il s'agit d'une légende,
d'un mythe, voire d'une fiction. Cette troisième attitude
on la nomme non pas démythisation,
mais démythologisation.
Comme vous le voyez, j'ai ouvert
ce soir un dossier épineux,
complexe, qui montre que rien n'est simple ni facile, même
en religion et en théologie. André Gounelle, Montpellier
10 décembre 2001
( 1 )Ces
deux récits laissent incertain quant à la
date de la naissance de Jésus. Pour Matthieu, elle a lieu
sous le règne d'Hérode (mort en 4 avant notre ère).
Selon Luc, l'annonciation à Zacharie a lieu "aux temps
d'Hérode", et la naissance de Jésus au moment
d'un recensement pendant que Quirinius était gouverneur de
Syrie. Quirinius entre en fonction en 3 avant notre ère, et
un recensement sous son gouvernement a lieu en 6 après notre ère;
mais il y a eu peut-être des recensements antérieurs
(Luc parle du "premier recensement); de même il y a eu
plusieurs Hérode. C'est un moine scythe, Denys le Petit, qui
au sixième siècle a fait commencer l'ère chrétienne
en l'an 754 de Rome.
( 2 ) Le
terme de fiancée, employé dans
Mt 1/18 et dans Lc 2/5 serait mieux traduit par "accordée".
Le mariage s'effectuait en deux temps : après l'accord (pris
en général
par les familles) qui liait juridiquement les époux, les époux
(souvent très jeunes entre 10 et 15 ans) vivaient sous le
toit paternel, jusqu'à la puberté, et en tout cas durant
une année. Pendant ce temps, ils n'avaient pas de relations
sexuelles.
( 3 ) Il leur attribue la royauté à partir
du Psaume 72, v. 10-11.
Ce récit en trois scènes ne parle pas d'un déplacement prénatal
depuis Nazareth, et ne cite cette ville qu'à la fin du récit pour
dire que Joseph s'y installe à son retour d'Égypte par peur d'Hérode
et d'Archélaüs, sans mentionner que la famille de Jésus y
aurait résidé antérieurement.
( 4 ) On a parlé d'étoile filante
ou de comète,
mais de tels phénomènes ne permettent pas de suivre
un itinéraire.
( 5 ) Philon, (-13 + 54) Vie de Moïse.
Flavius Josèphe (37-100) Antiquités
juives II; 9, 3-4 - 2, 210. On trouve aussi ce midrash dans des livres postérieurs
aux évangiles, chez le Pseudo-Philon et dans le Targum Palestinien.
( 6 ) Cette reprise de motifs traditionnels
s'accompagne peut-être
d'allusions à l'actualité D'après Pline, et
Suetone, des mages de Perse seraient venus en 66 honorer Néron,
sur l'indication des astres, et seraient repartis par un autre chemin
(les évangiles ont été rédigés
entre 70 et 90). On raconte aussi que Néron fit exécuter
des enfants à la suite de l'apparition d'une comète.
( 7 ) Pour Abraham, Isaac, Samson, Samuel.
( 8 ) Matthieu parle d'une "maison",
2/11.
( 9 ) Lorsque dans Luc 10/34 (parabole du
bon samaritain), il est question d'une hôtellerie, le mot
employé est
pandokeion. Par contre le cénacle,
la pièce où le jeudi saint Jésus prend son dernier repas
avec ses disciples est nommé kataluma. (Luc, 22/11).
( 10 ) A la différence des mages, les
bergers n'adorent pas l'enfant Jésus, peut-être parce
qu'il appartiennent au monde juif où on n'adore que Dieu
seul, et jamais les créatures,
alors que les mages sont des païens qui adorent la divinité à travers
des créatures. |