Pierre-Jean Ruff
Tous les commentateurs de l'évangile de Jean
lui reconnaissent des accointances avec le gnosticisme chrétien.
Certains les reconnaissent seulement formelles. Pour moi et d'autres, elles
sont beaucoup plus profondes : cet évangile est aux origines
du gnosticisme chrétien.
Les spécialistes s'accordent à reconnaître
que le quatrième évangile et le gnosticisme chrétien
ont tous les deux leur origine dans la région d'Ephèse.
Des traditions, il est vrai moins fiables, veulent que le disciple
Jean se soit retiré à Ephèse, mais aussi Marie,
mère de Jésus, et Marie de Magdala.
Dans mon livre sur cet évangile,
je me réjouis de l'ajout du chapitre 21. En effet, cette
adjonction où Pierre revient en force est à mes yeux
en partie une bénédiction. C'est probablement à
elle que nous devons l'incorporation de cet évangile assez
dissident dans le Canon des Écritures.
1 - La langue et le style de cet évangile
Cet évangile ne se veut nullement narratif.
La plupart des chapitres commencent par une guérison, un
événement ou une parabole qui tient lieu d'introït
à un enseignement du Maître.
Le style de cet évangile
est toujours symbolique ou parabolique. Ses propos ont toujours
plusieurs niveaux de compréhension. Il est résolument
mystique puisqu'il invite à des niveaux progressifs
de spiritualité. Le mode d'expression est hellénistique
et gnostique. Les termes y sont suggestifs plus que descriptifs.
La langue est duelle : le monde d'en haut s'oppose au monde d'en
bas, la lumière aux ténèbres, la chair à l'esprit,
Dieu au Prince de ce monde.
2 - Les personnages
clés de cet évangile
Excepté le chapitre 21 qui est d'une
autre griffe, les acteurs dominants de cet évangile ne sont
pas ceux des évangiles synoptiques. D'abord, il ne s'y trouve
nulle trace de l'institution d'un cercle privilégié
de douze autour de Jésus. Pour Jean, les proches de Jésus
vont et viennent, les femmes autant que les hommes, et si certains
ont une place privilégiée, ce sont ceux qui, amis
du Maître, intuitivement et affectivement le comprennent le
mieux et sont en plus grande proximité de cœur.
Les plus proches n'y sont
pas Pierre et Marie, mère de Jésus, mais le
disciple que Jésus aimait (Jean
ou un autre), Marie de Magdala, Thomas, le jumeau et
non le douteur au sens où bêtement on le campe d'ordinaire.
3 - Le Jésus johannique
Contrairement aux commentateurs
habituels, avec arguments à l'appui, je crois que le Jésus
johannique relève d'un apparent docétisme, proche
de la théorie adoptianiste. Je crois que dans cet évangile,
une priorité absolue est accordée à l'Esprit,
vecteur et canal incontournable de toute vie nouvelle, émanation
directe de Dieu, puissance de toutes les novations et de toutes
les libertés. L'Esprit, le Logos, le Verbe ou le Christ sont
des vocables identiques et interchangeables. Ils préexistent
de toute éternité auprès de Dieu, et non Jésus.
Tillich dira : « Le Logos ne commence pas à
être et à agir avec Jésus. Il existe de
toute éternité ». Il y a donc une
association exceptionnelle entre le Verbe et Jésus, mais pas une
totale fusion et identité entre eux. Jésus est
et reste homme. Dans la même perspective, Sébastien
Castellion suppose trois âges ou trois étapes dans
la vie spirituelle : l'âge de la Loi, celui du Christ et
celui de l'Esprit.
4 - Les lignes-forces
de l'évangile de Jean
Dans cet évangile, la priorité absolue
est donnée à l'Esprit, disais-je. L'Esprit, c'est
la souveraine liberté de Dieu qui appelle la liberté
de l'homme. Les chapitres 3 et 4 de cet évangile sont
sans appel à ce sujet. Aucun dogme, aucune théologie,
aucun magistère n'ont le droit de s'interposer entre Dieu
et la conscience de chacun.
Il en découle :
• Cet évangile parle de nouvelle naissance
qui induit un manque de vie naturelle, mais pas de repentance ou de conversion, qui sont un jugement sur le statut de l'homme sans
Dieu.
• On nous y parle de vie
éternelle,
mais pas de Royaume de Dieu. La vie éternelle est déjà
donnée. Elle concerne le futur, mais sans rupture avec le
présent.
• On nous y parle des disciples de Jésus (relation
affective) mais pas d'apôtres (fonctions instituées
et institutionnelles). On n'y trouve pas davantage le terme d'église.
• Le statut humain n'y est pas minimisé. Pas de
culture culpabilisante. Tous sont des dieux. Le disciple est
appelé à être l'ami du Maître et à
faire des œuvres plus grandes que les siennes.
5
- Les sommets du quatrième évangile
Ces sommets sont la mystique
et l'éthique,
ou encore l'Esprit et l'amour.
Nulle part mieux qu'ici ils n'ont été proclamés.
Il faut naître à la vie d'en haut. Celui que l'Esprit
conduit acquiert une liberté totale. Adorer Dieu
n'a de sens qu'en esprit et en vérité, au-delà
des catégories confessionnelles et religieuses de ce monde.
De même, nulle part la place de l'amour ou de
l'éthique n'est aussi fortement attestée que dans
les chapitres 13 et 15 de cet évangile.
Charles Wagner dira : «
Nous autres, protestants libéraux, aimons beaucoup penser
et dire que Dieu est esprit et qu'il est amour. Le plus souvent
nous nous contentons de l'appeler Père ».
Pierre-Jean Ruff, le
28 décembre 2003
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