Philippe
Aubert
Cet article
n'est pas un exposé de la doctrine protestante. Le lecteur
restera certainement sur sa faim en n'apprenant pas ce que dit le
protestantisme sur tel point de doctrine ou sur telle question éthique.
Mais c'est là le prix à payer pour rester fidèle
à l'esprit du protestantisme.
Un exposé systématique
de la doctrine ne sera toujours que le point de vue d'un théologien
protestant. A cet égard, le lecteur pourra se reporter à
l'œuvre de Karl Barth La dogmatique d'Église, les
vingt-sept gros volumes suffiront, à n'en pas douter, à
étancher sa soif. Il n'en est pas moins vrai qu'une œuvre
théologique peut être qualifiée de protestante
ou non. Le protestantisme se reconnaît à quelques
principes.
1 -
La protestation
2 - Pas
de dogmes, des doctrines
3 - Eglise
réformée parce qu'elle doit toujours se réformer
4 - Les
grandes tendances du protestantisme contemporain
5 - Les
principes fondamentaux du protestantisme
La protestation
Dès ses origines, le protestantisme se présente
à la fois comme une rupture et un retour. Contrairement à
l'idée généralement répandue, la rupture
avec l'église ne sera que la conséquence de l'impossible
dialogue entre Luther et la papauté. L'objet de la Réforme
et avant tout une question de théologie.
En mai 1517, Luther, encore
confiant, écrit
à un ami:
« Notre théologie et Saint-Augustin progressent
heureusement et règnent en notre université par la
providence de Dieu; Aristote dégringole, il est près
de sombrer, peut-être pour toujours. On est merveilleusement
dégoûté des conférences faites sur les
sentences. Nul ne peut plus espérer grouper un auditoire?
S'il ne parle de la bible, de Saint-Augustin ou d'un autre maître
de réelle autorité ecclésiastique ».
Toute la Réforme tient en cette phrase!
Derrière Aristote et les sentences, c'est toute
la théologie scolastique (2) du Moyen Age qui est visée.
Les réformateurs veulent rompre avec un système religieux
qu'ils pensent contraire à la révélation biblique.
Dans son effort de synthèse
entre la foi et la raison, saint Thomas d'Aquin
(1224-1274) admet que la raison peut conduire l'homme à la foi. Parmi les vérités
de foi qui sont nécessaires au salut, il en est certaines,
dit saint Thomas, auxquelles on peut aboutir par le jeu de nos capacités naturelles. Ces
vérités sont les «revelabilia» auxquelles
correspondent les «revelata », vérités
absolument inaccessibles à l'esprit humain sinon par le don
gratuit de Dieu. Cette distinction entre «revelabilia»
et «revelata» correspond à la distinction classique
en théologie catholique entre théologie naturelle
et théologie surnaturelle. Nul n'est besoin d'insister longuement
sur l'importance d'une telle question. Il ne s'agit pas moins de
la possibilité qu'a l'homme de connaître Dieu et par
voie de conséquence connaître la manière dont
Dieu se révèle.
Ces prolégomènes (3) au discours théologique
sont encore systématiquement rappelés dans la tradition
catholique. Le catéchisme de l'église catholique commence
par cette paraphrase de saint Thomas d'Aquin: « La Sainte
Église, notre
mère, tient et enseigne que Dieu, principe et fin de toutes
choses, peut être connu avec certitude par la lumière
naturelle de la raison humaine à partir des choses créées.
Sans cette capacité, l'homme ne pourrait accueillir la révélation
de Dieu. L'homme a cette capacité parce qu'il est créé
à l’image de Dieu (4).»
La raison joue ici un rôle propédeutique
(5) nécessaire à la réception de la révélation.
Il est évident que la révélation n'est pas
soumise à la raison et qu'elle garde son autonomie, laissant
à Dieu l'initiative. A l'opposé de cette conception, L'lnstitution
de la religion chrétienne s'ouvre
sur le chapitre de la connaissance de Dieu dans une perspective
radicalement différente: « Toute la somme presque de
notre sagesse, laquelle à tout compter, mérite d'être
réputée vraie et entière sagesse, est située
en deux parties. C'est qu'en connaissant Dieu, chacun de nous aussi
se connaisse... Or j'entends que nous connaissons Dieu, non pas
quand nous entendons dûment qu’il y a quelque Dieu,
mais quand nous comprenons ce qu’il nous appartient d’en
comprendre, ce qui est utile pour sa gloire,
bref ce qui est expédient (6).»
Calvin insiste sur la différence entre la connaissance
et la foi, le Dieu de qui on sait quelque chose n'est pas encore
celui auquel on croit. Et pour cause, même à l'image
de Dieu, l'événement de la chute a totalement séparé
la créature de son créateur. Cette distance entre
l'homme et Dieu n'est autre que le péché, elle ne
peut se réduire et disparaître que par un acte de Dieu,
aucune tentative humaine ne peut rapprocher d'une seule coudée
l'homme et Dieu.
C'est donc la révélation qui sera centrale
dans la pensée protestante, car elle exprime à la
fois l'amour, la toute puissance et la totale liberté de
Dieu. L'homme est incapable de faire son salut, encore moins de
forcer la main au créateur. Pour la théologie protestante,
la révélation ultime de Dieu c'est Jésus-Christ.
Encore faut-il ne pas opposer l'Évangile à la loi,
le Nouveau Testament à l'Ancien, Jésus-Christ à
Israël. Or, cette révélation ne nous est connue
que par les Écritures. Le clergé, l'Église
ne sont que des réalités secondaires. L'Écriture
seule est un des principes fondamentaux du protestantisme. Voulant
rompre avec la théologie scolastique, Luther voulait retrouver
la source de la foi chrétienne: la bible. Il n'était
pas le seul, le mouvement humaniste avait, lui aussi, ressenti ce
besoin de retour aux sources, une de ses plus grandes figures, Erasme
écrivait à ce propos: « Prétendre que
la théologie est trop grande pour se plier aux lois de la
grammaire et que tout le travail de la traduction dépend
du Saint Esprit, c’est vraiment donner aux théologiens
une dignité, toute nouvelle que de permettre à eux
seuls de parler barbare (7)»!
Rupture avec la scolastique,
retour à l'Écriture, le protestantisme s'inscrit bien
dans cette période charnière entre le Moyen Age et
la Renaissance.
Pas de dogmes,
des doctrines
En remplaçant l'autorité de l'église
par celle de l'Écriture, les réformateurs allaient
donner naissance à une religiosité radicalement différence
de celles qui se pratiquaient alors. Deux tendances vont naître
de cette affirmation du Sola scriptura, elles
traversent toujours et encore le Protestantisme et tentent de cohabiter
avec plus ou moins de bonheur.
Pour une de ces tendances, la
bible nécessite
une interprétation, elle doit faire l'objet d'une étude
de type scientifique qui utilise tous les moyens d'investigations
mis à la disposition du théologien par les sciences
humaines. Cette école exégétique prendra un
essor particulièrement important à la fin du 19e siècle.
La méthode employée était celle de la critique
historique appliquée à l'étude des textes bibliques.
Si dans un premier temps ces études ne semblaient concerner
qu'une minorité de spécialistes, les conclusions
de certains d'entre-eux ne manquèrent pas
de mettre le feu aux poudres.
Des travaux comme L'Histoire
de l’église ancienne de
H. Lietzmann, Das Leben Jesu Forschung d'Albert
Schweitzer ou L'lntroduction au Nouveau Testament de
Maurice Goguel, ne relèvent pas uniquement de la science
exégétique, ils reprennent une tradition intellectuelle
héritée de Hegel, Dilthey et de Troeltsch, pour qui
dans le domaine religieux et moral, l'histoire est source unique
de certitudes.
Cette conviction avait pour
effet de relativiser certains textes plus ou moins douteux sur
le plan historique et donc affaiblir
des dogmes qui dans leur forme devaient rendre compte de la vérité.
Parfois désabusé par le manque de fondement historique
des textes bibliques, le mouvement libéral en arrivera à
transformer la foi en code moral ou en religion de l'expérience,
telle que nous la trouvons dans le mouvement piétiste.
Cette attitude critique par
rapport aux textes de la révélation n'allait pas manquer
de susciter une réaction inverse: le fondamentalisme. Le
protestantisme ne connaît pas de mouvements intégristes
comme d'autres courants religieux, mais une partie, non négligeable,
des églises protestantes se définissent comme fondamentalistes.
L'Écriture n'est pas à discuter, elle est la norme
de la foi, telle qu'elle nous est présentée dans la
bible. Ces deux courants, le libéralisme et le fondamentalisme,
sont les conséquences directes du principe du Sola scriptura.
Ils sont d'autant plus difficiles à gérer que cette place primordiale de l'Écriture
comme ayant seule l'autorité, a totalement dépourvu
l'église de l'exercice du magistère. Le protestantisme
ne peut se comprendre qu'à la condition de saisir ce qu'il
entend par église !
Ecclesia
reformata quia semper reformanda (8)
Tous les systèmes religieux ont besoin d'une
institution afin de réguler les rapports avec le divin. Ce
qui caractérise le protestantisme c'est la faiblesse de l'institution
ecclésiale. Tout d'abord, la prêtrise y est partagée
par l'ensemble des fidèles, c'est le principe du sacerdoce
universel. Mais cette prêtrise n'a que peu de rapport avec
la notion traditionnelle du mot. La théologie protestante
refuse, sans aucune ambiguïté, l'idée d'une médiation
assurée par un homme. Le rapport entre Dieu et le croyant
est direct, il se joue dans cette démarche personnelle qu'est
la foi. C'est ainsi que le protestant se doit d'être un théologien
en herbe, car il se doit d'interpréter l'Écriture.
La lecture quotidienne de la bible est une base fondamentale de
la spiritualité et de l'éducation protestante. Le
sacerdoce universel est un défi de tous les instants, il
demande aux croyants un effort intellectuel qui n'est pas négligeable,
il explique, aussi, la relative difficulté qu'a toujours
rencontré le protestantisme dans les milieux populaires.
Cette réalité du sacerdoce universel n'est pas qu'un
simple principe théologique, il fonctionne au quotidien dans
les communautés. Les croyants peuvent parfaitement assumer
l'ensemble des fonctions du pasteur. Cependant toute institution
a ses permanents, c'est le cas des pasteurs.
Contrairement au prêtre catholique qui «bénéficie»
du sacrement de l'ordination, les pasteurs n'ont rien de plus que
les laïcs, leur légitimité leur est reconnue
uniquement en fonction de leur compétence théologique.
Celle-ci est sanctionnée par une maîtrise universitaire.
Le pasteur n'est donc rien de plus pour la communauté qu'un
spécialiste. Sa tâche première est d’interpréter
l'Écriture à l'aide de sa culture théologique.
Suivant à la lettre le deuxième commandement:
«Tu ne te feras pas d'images taillées, ni de représentations
des choses qui sont là-haut dans les cieux, ici-bas sur la
terre, ou dans les eaux plus bas que la terre pour te prosterner
devant elles, et pour les servir...», la tradition protestante
ne représente jamais la divinité, la prédication
est le seul mode de représentation légitime de Dieu.
Pour le fidèle, Dieu n'est pas dans la personne du pasteur
qui célèbre, pas plus dans le pain et le vin, il est
dans les mots, dans la parole proclamée. Toujours dans la
même ligne herméneutique, les protestants ne comprennent
pas le culte comme un sacrifice offert à la divinité,
c'est une rencontre entre Dieu et l'homme, une rencontre où,
conformément à sa compréhension de l'Écriture,
ce n'est pas l'homme qui monte vers Dieu, mais Dieu qui descend
vers l'homme.
Religion de l'herméneutique, communauté
de langage plus que forum du sacré, l'église est soumise
au changement. Ce changement lui est imposé à la fois
de l'intérieur et de l'extérieur. De l'intérieur,
car la théologie doit toujours être iconoclaste, si
l'image risque d'enfermer la vérité, une formule le
peut tout autant. La communauté doit donc, sans cesse, trouver
un équilibre entre la fidélité à la
tradition et un renouvellement du langage de la foi, cet exercice
d'équilibriste n'est pas toujours un des plus simples à
réaliser, mais comme l'écrivait Kierkegaard: «La
pire des choses est de faire de Dieu un radoteur». Soumise
au changement, il lui est aussi imposé de l'extérieur.
Le message biblique est né dans une culture soutenue par
le mythe et tributaire d'une conception sacrale du monde: la terre,
les cieux en haut et l'enfer en bas. Même si cette vérité
symbolique peut encore parler à nos contemporains, il n'en
est pas moins vrai, qu'aujourd'hui notre culture fait fond sur une
toute autre symbolique, E = mc2. Du monde de Ptolémée,
nous sommes passés à celui d'Einstein, c'est tellement
vrai qu'il a fallu réhabiliter Galilée. Une telle
révolution culturelle impose une révision du langage,
plus encore, une révolution ecclésiale. L'Église
n'est pas un havre de paix, elle est le laboratoire du règne
de Dieu, un lieu où hommes et femmes confrontent leur foi
avec la réalité du monde, car c'est le monde que Dieu
a tant aimé, et pour la tradition biblique, la foi consiste
à changer non pas de monde, mais le monde.
« Je veux dire qu'avec
la Réforme, c'est l'église qui a bougé et qui,
au 16e siècle, a su montrer qu'elle en était encore
capable. Capable en particulier d'affronter un monde où la
cité, l'habitat « culturel » est en train d'éclipser
le village, l'habitat « naturel », où à
la différence du paysan qui est un sédentaire, le
citadin est déjà virtuellement, un migrant. Mais l'église
sait encore qu'elle doit et donc qu'elle peut se mettre à
l'heure du monde, et le fait en transformant la paroisse (entité
géographique) en congrégation (entité fonctionnelle,
sinon politique). En faisant disparaître l'autel, qui souligne
encore la séparation de l'Église d'avec le monde,
la Réforme, considérant que les conditions sont réunies,
entérine la nécessité pour l’utopisme
chrétien de renouveler sa stratégie, et passe à l'acte
(9). »
Les grandes
tendances du protestantisme contemporain
Le vingtième siècle
a été une période fertile pour la tradition
protestante. En assumant l'héritage légué par
les réformateurs, un nombre important de théologiens
ont essayé de renouveler l'intelligence de la foi et parmi
ceux-ci, Karl Barth.
La théologie de Barth est avant tout une réaction
contre le libéralisme qui enseignait que l'histoire était
la manifestation du jugement de Dieu. Le désastre de la Première
Guerre mondiale, puis le drame des camps de concentrations rendaient
cette pensée totalement inacceptable pour bon nombre des
contemporains de Barth. Hanté par sa responsabilité
de pasteur, c'est l'annonce de l'Évangile qui sera au centre
des préoccupations de Barth. Il lui semble indispensable
de restructurer tout le message chrétien à partir
de Jésus-Christ, seule grille de lecture. Cette reconstruction
ne peut se faire sans une critique de toute la théologie
élaborée depuis le siècle des Lumières.
Barth reproche à tous ses prédécesseurs d'avoir
remplacé Dieu et sa révélation par l'homme
et sa foi. Feuerbach, n'avait-il pas déclaré à
ce propos, que la théologie n'était qu'une anthropologie
déguisée et que Dieu c'était l'homme avec un
grand H. Barth se lance dans une critique de la religion qu'il oppose
à la foi.
Il faut renoncer à trouver un présupposé
métaphysique comme l'analogia entis (10), ou religieux à la révélation
chrétienne.
Ce qui importe c'est le fait
que Dieu a parlé,
événement sans précédent, sans commune
mesure avec toutes les expériences historiques et spirituelles
faites par les sociétés humaines. L'homme et Dieu
sont séparés par une faille que seul Dieu peut combler.
Barth définit Dieu comme le Tout Autre, formule qu'il emprunte
à Kierkegaard.
La théologie de Barth connaîtra une grande
audience dans le protestantisme, elle fera aussi des disciples parmi
les théologiens catholiques. L'engagement de Barth contre
Hitler, ses prises de position et sa lutte en faveur de l'église
confessante allemande feront de lui une des plus grandes personnalités
du monde religieux du vingtième siècle. Le pape Jean
XXIII n'hésitera pas à le qualifié de plus
grand théologien du siècle !
Même si la pensée de Barth est encore
présente aujourd'hui, elle n'en est pas moins fortement contestée.
La théologie barthienne tourne dans un monde clos, celui
des églises et des croyants. Barth ne s'est jamais demandé
si la culture moderne ne rendait pas son message difficilement compréhensible.
En fait, Barth s'est adressé aux chrétiens, il n'a
jamais tenu compte de l'incroyant.
A la même époque, Bultmann allait prendre
une direction totalement opposée à celle de Barth.
Spécialiste du Nouveau Testament, Bultmann partageait largement
la critique que Barth adressait au mouvement libéral, mais
Bultmann mit magistralement l'accent sur le problème herméneutique
que posait le message biblique. En effet, la bible est un livre
ancien, écrit dans une culture sans aucune commune mesure
avec celle que nous a léguée la modernité.
L'enveloppe mythologique de l'Écriture risque d'être
une pierre d'achoppement pour l'homme moderne, il faut donc entreprendre
la démythologisation (11) du Nouveau Testament, si nous voulons
retrouver le sens du message de Jésus. Alors que Barth était
préoccupé par la rectitude du message en se mettant
à la place du prédicateur, Bultmann s'intéresse
à la crédibilité du message pour l'auditeur.
Cette entreprise de démythologisation, Bultmann la poursuivra
sans concession, mettant en cause des notions traditionnelles et
ô combien sensibles comme la parousie. Pour rendre compte
de la profondeur du message de l’Évangile, il utilisera
les catégories existentielles selon la pensée de Heidegger.
Dans la foi, le chrétien n'est plus enfermé entre
un «déjà» et un «pas encore».
Jésus dépasse toutes interprétations historiques,
il se donne totalement dans l'existence humaine.
Paul Tillich développera une théologie
à la fois héritière et critique à l'égard
de Bultmann et de Barth. Pour lui, la théologie est par excellence
une science des frontières. Elle se doit d'entretenir un
dialogue avec toutes les recherches humaines ou scientifiques. L'œuvre
de Tillich peut se résumer en un formidable essai de traduction
du langage religieux. Il insiste fortement sur le fait que tout
langage religieux est symbolique, il ne faut donc pas prendre les
formules dogmatiques au pied de la lettre, mais entrer dans le jeu
des interprétations possibles que livre le symbole. Le symbole
rend en fait impossible toute tentation d'objectivation de Dieu,
il est signifiant plus que parlant, il montre plus qu'il ne dit.
Cet aspect du symbole est particulièrement visible dans la
culture, car pour Tillich, toute culture est fondamentalement religieuse,
elle reflète la tentative humaine d'échapper au nécessitarisme
de la nature ou au déterminisme de l'histoire en manifestant
une transcendance. En reprenant les catégories de l'essence
et de l'existence, Tillich parlera du péché comme
d'une aliénation existentielle, de la mort comme d'un état
de non-être, de Dieu comme la réconciliation entre
l'essence et l'existence. Son œuvre reste importante, car elle
a permis à de nombreux théologiens de se débarrasser
d'un langage suranné; une phrase résume bien la tentative
de Tillich: «Soyez très exigeant avec votre pasteur
ou vos amis religieux quand ils vous jettent des interprétations
fausses ou mal comprises des symboles religieux. Tendez-leur un
piège en leur demandant: “Que voulez-vous dire?”
Alors vous découvrirez qu'il est peut-être possible
de leur apprendre que les symboles ne peuvent plus désormais
être utilisés d'une manière aussi déformée».
Les
principes fondamentaux du protestantisme
Ces
principes sont particulièrement
mis en valeur dans l'œuvre de Gabriel Vahanian. Après
son célèbre livre La Mort de Dieu, l'auteur
constate que notre culture moderne est caractérisée
par un immanentisme (12) radical qui risque de vider l’Évangile
de sa substance. Certes, les églises subsistent, les religions
n'ont jamais été aussi florissantes, mais la foi se
transforme en religiosité. Une religiosité du confort,
où Dieu joue tour à tour le rôle de confident,
d'ami, un rôle qui n'a plus rien à voir avec le Dieu
vivant de la tradition biblique, qui en nous faisant sortir de nous-mêmes,
suscite une exigence qui est un élément de trouble.
Cette attitude, Vahanian la caractérise par une formule:
elle n'est pas, dit-il, « foi en Dieu » mais «
foi en la foi ». Ce qui compte, c'est de croire; ce que l'on
croit, le contenu de la foi est tout à fait secondaire. Ce
qui rend le christianisme désuet, c'est son incapacité
à maintenir l'équilibre qui fait son originalité
et sa pertinence. Dans la plupart des cas, l'homme moderne rejette
Dieu en dehors du monde. La foi n'a alors plus grand rapport avec
les problèmes de la vie terrestre. L’église
devient une sorte de banque du salut, la mystique l'emporte sur
l'éthique. Dieu est au ciel, l'homme sur la terre. A l'autre
extrême, nous trouvons le sécularisme. Vahanian le
distingue soigneusement de la sécularité. La sécularité
est l'affirmation chrétienne que le croyant doit vivre dans
le monde, que la foi n'est pas une fuite dans l'au-delà.
Le sécularisme fait de ce monde la valeur suprême,
il lui donne les attributs de l'Éternel. Le sécularisme
est radicalement idolâtre et antichrétien. La confiance
aveugle dans le progrès, par exemple, relève typiquement
du sécularisme. D'un côté ou de l'autre, notre
société moderne n'est plus capable de comprendre la
tradition biblique, lorsqu'elle affirme avec Israël, ou en
Jésus-Christ, la transcendance de Dieu au sein même
de la réalité; le monde et l'homme dépendent
de Dieu, sans que Dieu fasse partie du monde. Après un tel
constat, une véritable théologie est-elle encore possible
? Vahanian affirme que oui, mais encore faut-il tenir compte de
ce qui a changé dans notre culture. Reprenant à sa
manière la problématique de Bultmann, Vahanian remarque
que le monde moderne se caractérise par son caractère
technicien. Il oppose la technique à la mécanique
et montre à quel point la révolution technicienne
a bouleversé nos mentalités. Ce qui caractérise
la technique, c'est son utopisme et Vahanian n'a pas peur du mot. Avec la technique
l'homme se définit plus en fonction de son espérance
qu'en fonction de ses racines.
Dans une société
basée sur le sacré, c'est le rite qui l'emporte sur
la novation religieuse, politique et sociale, mais le corollaire
de la technique c'est l'utopie. Or, justement, Vahanian réfute
l'idée selon laquelle le sacré serait le paradigme
(13) du religieux. Si tel est le cas pour les religions orientales,
la tradition biblique évacue totalement cette notion pour
la remplacer par celle de sainteté. Dieu n'est pas sacré,
il est saint. Le monde n'est pas à sacraliser, il est à sanctifier.
Reprenant le message biblique,
Vahanian montre à
quel point l'utopie est conforme au message que la théologie
se doit d'élaborer et il n'hésite pas à affirmer
que la culture moderne est particulièrement apte à
comprendre l'essence même de la bible.
C'est donc à un travail de reconstruction que
s'attache Vahanian, mais en rompant définitivement avec le
sacré. L'originalité de cette pensée en fait
une œuvre unique en son genre, elle exprime à merveille
le but de toute théologie protestante qui, fidèle
à la parabole des Talents, n'accepte pas que l'on enterre
ce que l'on a reçu pour le ressortir tel quel quelques années
plus tard.
Telle est l'essence du protestantisme.
Philippe Aubert,
Pasteur de l'église réformée d'Alsace et de
Lorraine; vice-président de la Société française
de théologie.
La revue Vivre, 1993/1, p.14
ss
N.D.L.R. Herméneutique: interprétation
des textes bibliques. Ce terme s'applique surtout à l'interprétation
de ce qui est symbolique.
2. N.D.R.L. Théologie formaliste et abstraite, qui n'accepte
pas la contradiction, qui est formulée une fois pour toutes,
au lieu de se renouveler, de se réformer au contact immédiat
de l'observation de la vie.
3. N.D.R.L. Ample préface contenant les notions préliminaires
(ici:dogmatiques) nécessaires à la compréhension.
4. Catéchisme de l'Eglise catholique. Mame, Plon, 1992
5. N.D.R.L. Propédeutique: enseignement préparatoire
permettant une étude plus approfondie.
6. Jean Calvin, Institution de la religion chrétienne, Ed. Kerygma-Farel, 1978, Chapitres 1et 2
7. Pierre Chaunu, Le Temps des réformes. Fayard 1975, p. 311.
8. N.D.R.L.
Eglise réformée parce qu'elle doit toujours se réformer
9. Gabriel Vahanian, Dieu anonyme ou la peur des mots. Desclée de Brouwer. 1989, p. 169.
10. L'analogia entis est
une des bases de la théologie et de l'anthropologie catholique.
Pour le dire simplement, elle postule une parenté entre l’être
de Dieu et l'être de l'homme.
11. N.D.L.R. Retrouver le sens du message de Jésus en dépouillant
le texte des croyances et superstitions de son temps, en cherchant
la signification des symboles exprimés par les mythes.
12. N.D.L.R. Doctrine qui considère que l'action de Dieu
se confond avec celle de la nature. Dieu se confond avec le monde.
Un au-delà de la pensée est impensable. La créature
ramène le Créateur à son niveau et perd de
vue la souveraineté de Dieu. Rien n'est Dieu, tout est divin.
13. N.D.L.R. L'expression qui sert d'exemple, de modèle.
BIBLIOGRAPHIE
- Le Protestantisme,
hier, demain. Collectif. Buchet/Chastel 1974.
- André Gounelle. Protestantisme. Publisud. 1992.
- Pierre Chaunu. Le Temps des réformes. Fayard. 1975.
- Jean-Paul Willaime. La Précarité Protestante. Labor et Fides. 1992.
- Paul Tillich. La Naissance de l'esprit moderne et la
théologie protestante. Cerf.
1972.
- Paul Tillich. Aux frontières de la religion
et de la science. Le Centurion/Delachaux
et Niestlé. 1970.
- Gabriel Vahanian. Dieu et l'utopie, l'Église et la technique. Cerf. 1977.
- Gabriel Vahanian. Dieu anonyme ou la peur des mots.
Desclée de Brouwer. 1989.
- Gabriel Vahanian. L'Utopie chrétienne. Desclée de Brouwer. 1992.
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