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 Théologie
Le protestantisme,
une religion de l'herméneutique

Philippe Aubert

Cet article n'est pas un exposé de la doctrine protestante. Le lecteur restera certainement sur sa faim en n'apprenant pas ce que dit le protestantisme sur tel point de doctrine ou sur telle question éthique. Mais c'est là le prix à payer pour rester fidèle à l'esprit du protestantisme.

Un exposé systématique de la doctrine ne sera toujours que le point de vue d'un théologien protestant. A cet égard, le lecteur pourra se reporter à l'œuvre de Karl Barth La dogmatique d'Église, les vingt-sept gros volumes suffiront, à n'en pas douter, à étancher sa soif. Il n'en est pas moins vrai qu'une œuvre théologique peut être qualifiée de protestante ou non. Le protestantisme se reconnaît à quelques principes.

   1 - La protestation
   2 - Pas de dogmes, des doctrines
   3 - Eglise réformée parce qu'elle doit toujours se réformer
   4 - Les grandes tendances du protestantisme contemporain
   5 - Les principes fondamentaux du protestantisme

La protestation

Dès ses origines, le protestantisme se présente à la fois comme une rupture et un retour. Contrairement à l'idée généralement répandue, la rupture avec l'église ne sera que la conséquence de l'impossible dialogue entre Luther et la papauté. L'objet de la Réforme et avant tout une question de théologie.

En mai 1517, Luther, encore confiant, écrit à un ami:

« Notre théologie et Saint-Augustin progressent heureusement et règnent en notre université par la providence de Dieu; Aristote dégringole, il est près de sombrer, peut-être pour toujours. On est merveilleusement dégoûté des conférences faites sur les sentences. Nul ne peut plus espérer grouper un auditoire? S'il ne parle de la bible, de Saint-Augustin ou d'un autre maître de réelle autorité ecclésiastique ». Toute la Réforme tient en cette phrase!

Derrière Aristote et les sentences, c'est toute la théologie scolastique (2) du Moyen Age qui est visée. Les réformateurs veulent rompre avec un système religieux qu'ils pensent contraire à la révélation biblique. Dans son effort de  synthèse entre la foi et la raison, saint Thomas d'Aquin  (1224-1274) admet que la raison peut conduire l'homme  à la foi. Parmi les vérités de foi qui sont nécessaires au salut, il en est certaines, dit saint Thomas, auxquelles on peut  aboutir par le jeu de nos capacités naturelles. Ces vérités sont les «revelabilia» auxquelles correspondent les «revelata », vérités absolument inaccessibles à l'esprit humain sinon par le don gratuit de Dieu. Cette distinction entre «revelabilia» et «revelata» correspond à la distinction classique en théologie catholique entre théologie naturelle et théologie surnaturelle. Nul n'est besoin d'insister longuement sur l'importance d'une telle question. Il ne s'agit pas moins de la possibilité qu'a l'homme de connaître Dieu et par voie de conséquence connaître la manière dont Dieu se révèle.

Ces prolégomènes (3) au discours théologique sont encore systématiquement rappelés dans la tradition catholique. Le catéchisme de l'église catholique commence par cette paraphrase de saint Thomas d'Aquin: « La Sainte Église,  notre mère, tient et enseigne que Dieu, principe et fin de toutes choses, peut être connu avec certitude par la lumière naturelle de la raison humaine à partir des choses créées. Sans cette capacité, l'homme ne pourrait accueillir la révélation de Dieu. L'homme a cette capacité parce qu'il est créé à l’image de Dieu (4).»

La raison joue ici un rôle propédeutique (5) nécessaire à la réception de la révélation. Il est évident que la révélation n'est pas soumise à la raison et qu'elle garde son autonomie, laissant à Dieu l'initiative. A l'opposé de cette conception, L'lnstitution de la religion chrétienne s'ouvre sur le chapitre de la connaissance de Dieu dans une perspective radicalement différente: « Toute la somme presque de notre sagesse, laquelle à tout compter, mérite d'être réputée vraie et entière sagesse, est située en deux parties. C'est qu'en connaissant Dieu, chacun de nous aussi se connaisse... Or j'entends que nous connaissons Dieu, non pas quand nous entendons dûment qu’il y a quelque Dieu, mais quand nous comprenons ce qu’il nous appartient d’en comprendre, ce qui est utile pour sa gloire, bref ce qui est expédient (6).»

Calvin insiste sur la différence entre la connaissance et la foi, le Dieu de qui on sait quelque chose n'est pas encore celui auquel on croit. Et pour cause, même à l'image de Dieu, l'événement de la chute a totalement séparé la créature de son créateur. Cette distance entre l'homme et Dieu n'est autre que le péché, elle ne peut se réduire et disparaître que par un acte de Dieu, aucune tentative humaine ne peut rapprocher d'une seule coudée l'homme et Dieu.

C'est donc la révélation qui sera centrale dans la pensée protestante, car elle exprime à la fois l'amour, la toute puissance et la totale liberté de Dieu. L'homme est incapable de faire son salut, encore moins de forcer la main au créateur. Pour la théologie protestante, la révélation ultime de Dieu c'est Jésus-Christ. Encore faut-il ne pas opposer l'Évangile à la loi, le Nouveau Testament à l'Ancien, Jésus-Christ à Israël. Or, cette révélation ne nous est connue que par les Écritures. Le clergé, l'Église ne sont que des réalités secondaires. L'Écriture seule est un des principes fondamentaux du protestantisme. Voulant rompre avec la théologie scolastique, Luther voulait retrouver la source de la foi chrétienne: la bible. Il n'était pas le seul, le mouvement humaniste avait, lui aussi, ressenti ce besoin de retour aux sources, une de ses plus grandes figures, Erasme écrivait à ce propos: « Prétendre que la théologie est trop grande pour se plier aux lois de la grammaire et que tout le travail de la traduction dépend du Saint Esprit, c’est vraiment donner aux théologiens une dignité, toute nouvelle que de permettre à eux seuls de parler barbare (7)»!

Rupture avec la scolastique, retour à l'Écriture, le protestantisme s'inscrit bien dans cette période charnière entre le Moyen Age et la Renaissance.

Pas de dogmes, des doctrines 

En remplaçant l'autorité de l'église par celle de l'Écriture, les réformateurs allaient donner naissance à une religiosité radicalement différence de celles qui se pratiquaient alors. Deux tendances vont naître de cette affirmation du Sola scriptura, elles traversent toujours et encore le Protestantisme et tentent de cohabiter avec plus ou moins de bonheur.

Pour une de ces tendances, la bible nécessite une interprétation, elle doit faire l'objet d'une étude de type scientifique qui utilise tous les moyens d'investigations mis à la disposition du théologien par les sciences humaines. Cette école exégétique prendra un essor particulièrement important à la fin du 19e siècle. La méthode employée était celle de la critique historique appliquée à l'étude des textes bibliques. Si dans un premier temps ces études ne semblaient concerner qu'une minorité de spécialistes, les conclusions de certains d'entre-eux ne manquèrent pas de mettre le feu aux poudres.

Des travaux comme L'Histoire de l’église ancienne de H. Lietzmann, Das Leben Jesu Forschung d'Albert Schweitzer ou L'lntroduction au Nouveau Testament de Maurice Goguel, ne relèvent pas uniquement de la science exégétique, ils reprennent une tradition intellectuelle héritée de Hegel, Dilthey et de Troeltsch, pour qui dans le domaine religieux et moral, l'histoire est source unique de certitudes.

Cette conviction avait pour effet de relativiser certains textes plus ou moins douteux sur le plan historique et donc affaiblir des dogmes qui dans leur forme devaient rendre compte de la vérité. Parfois désabusé par le manque de fondement historique des textes bibliques, le mouvement libéral en arrivera à transformer la foi en code moral ou en religion de l'expérience, telle que nous la trouvons dans le mouvement piétiste.

Cette attitude critique par rapport aux textes de la révélation n'allait pas manquer de susciter une réaction inverse: le fondamentalisme. Le protestantisme ne connaît pas de mouvements intégristes comme d'autres courants religieux, mais une partie, non négligeable, des églises protestantes se définissent comme fondamentalistes. L'Écriture n'est pas à discuter, elle est la norme de la foi, telle qu'elle nous est présentée dans la bible. Ces deux courants, le libéralisme et le fondamentalisme, sont les conséquences directes du principe du Sola scriptura. Ils sont d'autant plus difficiles à gérer que cette place primordiale de l'Écriture comme ayant seule l'autorité, a totalement dépourvu l'église de l'exercice du magistère. Le protestantisme ne peut se comprendre qu'à la condition de saisir ce qu'il entend par église !

Ecclesia reformata quia semper reformanda (8)

Tous les systèmes religieux ont besoin d'une institution afin de réguler les rapports avec le divin. Ce qui caractérise le protestantisme c'est la faiblesse de l'institution ecclésiale. Tout d'abord, la prêtrise y est partagée par l'ensemble des fidèles, c'est le principe du sacerdoce universel. Mais cette prêtrise n'a que peu de rapport avec la notion traditionnelle du mot. La théologie protestante refuse, sans aucune ambiguïté, l'idée d'une médiation assurée par un homme. Le rapport entre Dieu et le croyant est direct, il se joue dans cette démarche personnelle qu'est la foi. C'est ainsi que le protestant se doit d'être un théologien en herbe, car il se doit d'interpréter l'Écriture. La lecture quotidienne de la bible est une base fondamentale de la spiritualité et de l'éducation protestante. Le sacerdoce universel est un défi de tous les instants, il demande aux croyants un effort intellectuel qui n'est pas négligeable, il explique, aussi, la relative difficulté qu'a toujours rencontré le protestantisme dans les milieux populaires. Cette réalité du sacerdoce universel n'est pas qu'un simple principe théologique, il fonctionne au quotidien dans les communautés. Les croyants peuvent parfaitement assumer l'ensemble des fonctions du pasteur. Cependant toute institution a ses permanents, c'est le cas des pasteurs.

Contrairement au prêtre catholique qui «bénéficie» du sacrement de l'ordination, les pasteurs n'ont rien de plus que les laïcs, leur légitimité leur est reconnue uniquement en fonction de leur compétence théologique. Celle-ci est sanctionnée par une maîtrise universitaire. Le pasteur n'est donc rien de plus pour la communauté qu'un spécialiste. Sa tâche première est d’interpréter l'Écriture à l'aide de sa culture théologique.

Suivant à la lettre le deuxième commandement: «Tu ne te feras pas d'images taillées, ni de représentations des choses qui sont là-haut dans les cieux, ici-bas sur la terre, ou dans les eaux plus bas que la terre pour te prosterner devant elles, et pour les servir...», la tradition protestante ne représente jamais la divinité, la prédication est le seul mode de représentation légitime de Dieu. Pour le fidèle, Dieu n'est pas dans la personne du pasteur qui célèbre, pas plus dans le pain et le vin, il est dans les mots, dans la parole proclamée. Toujours dans la même ligne herméneutique, les protestants ne comprennent pas le culte comme un sacrifice offert à la divinité, c'est une rencontre entre Dieu et l'homme, une rencontre où, conformément à sa compréhension de l'Écriture, ce n'est pas l'homme qui monte vers Dieu, mais Dieu qui descend vers l'homme.

Religion de l'herméneutique, communauté de langage plus que forum du sacré, l'église est soumise au changement. Ce changement lui est imposé à la fois de l'intérieur et de l'extérieur. De l'intérieur, car la théologie doit toujours être iconoclaste, si l'image risque d'enfermer la vérité, une formule le peut tout autant. La communauté doit donc, sans cesse, trouver un équilibre entre la fidélité à la tradition et un renouvellement du langage de la foi, cet exercice d'équilibriste n'est pas toujours un des plus simples à réaliser, mais comme l'écrivait Kierkegaard: «La pire des choses est de faire de Dieu un radoteur». Soumise au changement, il lui est aussi imposé de l'extérieur. Le message biblique est né dans une culture soutenue par le mythe et tributaire d'une conception sacrale du monde: la terre, les cieux en haut et l'enfer en bas. Même si cette vérité symbolique peut encore parler à nos contemporains, il n'en est pas moins vrai, qu'aujourd'hui notre culture fait fond sur une toute autre symbolique, E = mc2. Du monde de Ptolémée, nous sommes passés à celui d'Einstein, c'est tellement vrai qu'il a fallu réhabiliter Galilée. Une telle révolution culturelle impose une révision du langage, plus encore, une révolution ecclésiale. L'Église n'est pas un havre de paix, elle est le laboratoire du règne de Dieu, un lieu où hommes et femmes confrontent leur foi avec la réalité du monde, car c'est le monde que Dieu a tant aimé, et pour la tradition biblique, la foi consiste à changer non pas de monde, mais le monde.

« Je veux dire qu'avec la Réforme, c'est l'église qui a bougé et qui, au 16e siècle, a su montrer qu'elle en était encore capable. Capable en particulier d'affronter un monde où la cité, l'habitat « culturel » est en train d'éclipser le village, l'habitat « naturel », où à la différence du paysan qui est un sédentaire, le citadin est déjà virtuellement, un migrant. Mais l'église sait encore qu'elle doit et donc qu'elle peut se mettre à l'heure du monde, et le fait en transformant la paroisse (entité géographique) en congrégation (entité fonctionnelle, sinon politique). En faisant disparaître l'autel, qui souligne encore la séparation de l'Église d'avec le monde, la Réforme, considérant que les conditions sont réunies, entérine la nécessité pour l’utopisme chrétien de renouveler sa stratégie, et passe à l'acte (9). »

Les grandes tendances du protestantisme contemporain  

Le vingtième siècle a été une période fertile pour la tradition protestante. En assumant l'héritage légué par les réformateurs, un nombre important de théologiens ont essayé de renouveler l'intelligence de la foi et parmi ceux-ci, Karl Barth.

La théologie de Barth est avant tout une réaction contre le libéralisme qui enseignait que l'histoire était la manifestation du jugement de Dieu. Le désastre de la Première Guerre mondiale, puis le drame des camps de concentrations rendaient cette pensée totalement inacceptable pour bon nombre des contemporains de Barth. Hanté par sa responsabilité de pasteur, c'est l'annonce de l'Évangile qui sera au centre des préoccupations de Barth. Il lui semble indispensable de restructurer tout le message chrétien à partir de Jésus-Christ, seule grille de lecture. Cette reconstruction ne peut se faire sans une critique de toute la théologie élaborée depuis le siècle des Lumières. Barth reproche à tous ses prédécesseurs d'avoir remplacé Dieu et sa révélation par l'homme et sa foi. Feuerbach, n'avait-il pas déclaré à ce propos, que la théologie n'était qu'une anthropologie déguisée et que Dieu c'était l'homme avec un grand H. Barth se lance dans une critique de la religion qu'il oppose à la foi.

Il faut renoncer à trouver un présupposé métaphysique comme l'analogia entis (10), ou religieux à la révélation chrétienne.

Ce qui importe c'est le fait que Dieu a parlé, événement sans précédent, sans commune mesure avec toutes les expériences historiques et spirituelles faites par les sociétés humaines. L'homme et Dieu sont séparés par une faille que seul Dieu peut combler. Barth définit Dieu comme le Tout Autre, formule qu'il emprunte à Kierkegaard.

La théologie de Barth connaîtra une grande audience dans le protestantisme, elle fera aussi des disciples parmi les théologiens catholiques. L'engagement de Barth contre Hitler, ses prises de position et sa lutte en faveur de l'église confessante allemande feront de lui une des plus grandes personnalités du monde religieux du vingtième siècle. Le pape Jean XXIII n'hésitera pas à le qualifié de plus grand théologien du siècle !

Même si la pensée de Barth est encore présente aujourd'hui, elle n'en est pas moins fortement contestée. La théologie barthienne tourne dans un monde clos, celui des églises et des croyants. Barth ne s'est jamais demandé si la culture moderne ne rendait pas son message difficilement compréhensible. En fait, Barth s'est adressé aux chrétiens, il n'a jamais tenu compte de l'incroyant.

A la même époque, Bultmann allait prendre une direction totalement opposée à celle de Barth. Spécialiste du Nouveau Testament, Bultmann partageait largement la critique que Barth adressait au mouvement libéral, mais Bultmann mit magistralement l'accent sur le problème herméneutique que posait le message biblique. En effet, la bible est un livre ancien, écrit dans une culture sans aucune commune mesure avec celle que nous a léguée la modernité. L'enveloppe mythologique de l'Écriture risque d'être une pierre d'achoppement pour l'homme moderne, il faut donc entreprendre la démythologisation (11) du Nouveau Testament, si nous voulons retrouver le sens du message de Jésus. Alors que Barth était préoccupé par la rectitude du message en se mettant à la place du prédicateur, Bultmann s'intéresse à la crédibilité du message pour l'auditeur. Cette entreprise de démythologisation, Bultmann la poursuivra sans concession, mettant en cause des notions traditionnelles et ô combien sensibles comme la parousie. Pour rendre compte de la profondeur du message de l’Évangile, il utilisera les catégories existentielles selon la pensée de Heidegger. Dans la foi, le chrétien n'est plus enfermé entre un «déjà» et un «pas encore». Jésus dépasse toutes interprétations historiques, il se donne totalement dans l'existence humaine.

Paul Tillich développera une théologie à la fois héritière et critique à l'égard de Bultmann et de Barth. Pour lui, la théologie est par excellence une science des frontières. Elle se doit d'entretenir un dialogue avec toutes les recherches humaines ou scientifiques. L'œuvre de Tillich peut se résumer en un formidable essai de traduction du langage religieux. Il insiste fortement sur le fait que tout langage religieux est symbolique, il ne faut donc pas prendre les formules dogmatiques au pied de la lettre, mais entrer dans le jeu des interprétations possibles que livre le symbole. Le symbole rend en fait impossible toute tentation d'objectivation de Dieu, il est signifiant plus que parlant, il montre plus qu'il ne dit. Cet aspect du symbole est particulièrement visible dans la culture, car pour Tillich, toute culture est fondamentalement religieuse, elle reflète la tentative humaine d'échapper au nécessitarisme de la nature ou au déterminisme de l'histoire en manifestant une transcendance. En reprenant les catégories de l'essence et de l'existence, Tillich parlera du péché comme d'une aliénation existentielle, de la mort comme d'un état de non-être, de Dieu comme la réconciliation entre l'essence et l'existence. Son œuvre reste importante, car elle a permis à de nombreux théologiens de se débarrasser d'un langage suranné; une phrase résume bien la tentative de Tillich: «Soyez très exigeant avec votre pasteur ou vos amis religieux quand ils vous jettent des interprétations fausses ou mal comprises des symboles religieux. Tendez-leur un piège en leur demandant: “Que voulez-vous dire?” Alors vous découvrirez qu'il est peut-être possible de leur apprendre que les symboles ne peuvent plus désormais être utilisés d'une manière aussi déformée».

Les principes fondamentaux du protestantisme 

Ces principes sont particulièrement mis en valeur dans l'œuvre de Gabriel Vahanian. Après son célèbre livre La Mort de Dieu, l'auteur constate que notre culture moderne est caractérisée par un immanentisme (12) radical qui risque de vider l’Évangile de sa substance. Certes, les églises subsistent, les religions n'ont jamais été aussi florissantes, mais la foi se transforme en religiosité. Une religiosité du confort, où Dieu joue tour à tour le rôle de confident, d'ami, un rôle qui n'a plus rien à voir avec le Dieu vivant de la tradition biblique, qui en nous faisant sortir de nous-mêmes, suscite une exigence qui est un élément de trouble. Cette attitude, Vahanian la caractérise par une formule: elle n'est pas, dit-il, « foi en Dieu » mais « foi en la foi ». Ce qui compte, c'est de croire; ce que l'on croit, le contenu de la foi est tout à fait secondaire. Ce qui rend le christianisme désuet, c'est son incapacité à maintenir l'équilibre qui fait son originalité et sa pertinence. Dans la plupart des cas, l'homme moderne rejette Dieu en dehors du monde. La foi n'a alors plus grand rapport avec les problèmes de la vie terrestre. L’église devient une sorte de banque du salut, la mystique l'emporte sur l'éthique. Dieu est au ciel, l'homme sur la terre. A l'autre extrême, nous trouvons le sécularisme. Vahanian le distingue soigneusement de la sécularité. La sécularité est l'affirmation chrétienne que le croyant doit vivre dans le monde, que la foi n'est pas une fuite dans l'au-delà. Le sécularisme fait de ce monde la valeur suprême, il lui donne les attributs de l'Éternel. Le sécularisme est radicalement idolâtre et antichrétien. La confiance aveugle dans le progrès, par exemple, relève typiquement du sécularisme. D'un côté ou de l'autre, notre société moderne n'est plus capable de comprendre la tradition biblique, lorsqu'elle affirme avec Israël, ou en Jésus-Christ, la transcendance de Dieu au sein même de la réalité; le monde et l'homme dépendent de Dieu, sans que Dieu fasse partie du monde. Après un tel constat, une véritable théologie est-elle encore possible ? Vahanian affirme que oui, mais encore faut-il tenir compte de ce qui a changé dans notre culture. Reprenant à sa manière la problématique de Bultmann, Vahanian remarque que le monde moderne se caractérise par son caractère technicien. Il oppose la technique à la mécanique et montre à quel point la révolution technicienne a bouleversé nos mentalités. Ce qui caractérise la technique, c'est son utopisme et Vahanian n'a pas peur du mot. Avec la technique l'homme se définit plus en fonction de son espérance qu'en fonction de ses racines.

Dans une société basée sur le sacré, c'est le rite qui l'emporte sur la novation religieuse, politique et sociale, mais le corollaire de la technique c'est l'utopie. Or, justement, Vahanian réfute l'idée selon laquelle le sacré serait le paradigme (13) du religieux. Si tel est le cas pour les religions orientales, la tradition biblique évacue totalement cette notion pour la remplacer par celle de sainteté. Dieu n'est pas sacré, il est saint. Le monde n'est pas à sacraliser, il est à sanctifier.

Reprenant le message biblique, Vahanian montre à quel point l'utopie est conforme au message que la théologie se doit d'élaborer et il n'hésite pas à affirmer que la culture moderne est particulièrement apte à comprendre l'essence même de la bible.

C'est donc à un travail de reconstruction que s'attache Vahanian, mais en rompant définitivement avec le sacré. L'originalité de cette pensée en fait une œuvre unique en son genre, elle exprime à merveille le but de toute théologie protestante qui, fidèle à la parabole des Talents, n'accepte pas que l'on enterre ce que l'on a reçu pour le ressortir tel quel quelques années plus tard.

Telle est l'essence du protestantisme.

Philippe Aubert, Pasteur de l'église réformée d'Alsace et de Lorraine; vice-président de la Société française de théologie.
La revue Vivre, 1993/1, p.14 ss

N.D.L.R. Herméneutique: interprétation des textes bibliques. Ce terme s'applique surtout à l'interprétation de ce qui est symbolique.
2. N.D.R.L. Théologie formaliste et abstraite, qui n'accepte pas la contradiction, qui est formulée une fois pour toutes, au lieu de se renouveler, de se réformer au contact immédiat de l'observation de la vie.
3. N.D.R.L. Ample préface contenant les notions préliminaires (ici:dogmatiques) nécessaires à la compréhension.
4. Catéchisme de l'Eglise catholique. Mame, Plon, 1992
5. N.D.R.L. Propédeutique: enseignement préparatoire permettant une étude plus approfondie.
6. Jean Calvin, Institution de la religion chrétienne, Ed. Kerygma-Farel, 1978, Chapitres 1et 2
7. Pierre Chaunu,
Le Temps des réformes. Fayard 1975, p. 311.
8.  N.D.R.L. Eglise réformée parce qu'elle doit toujours se réformer
9. Gabriel Vahanian, Dieu anonyme ou la peur des mots. Desclée de Brouwer. 1989, p. 169.
10. L'
analogia entis est une des bases de la théologie et de l'anthropologie catholique. Pour le dire simplement, elle postule une parenté entre l’être de Dieu et l'être de l'homme.
11. N.D.L.R. Retrouver le sens du message de Jésus en dépouillant le texte des croyances et superstitions de son temps, en cherchant la signification des symboles exprimés par les mythes.
12. N.D.L.R. Doctrine qui considère que l'action de Dieu se confond avec celle de la nature. Dieu se confond avec le monde. Un au-delà de la pensée est impensable. La créature ramène le Créateur à son niveau et perd de vue la souveraineté de Dieu. Rien n'est Dieu, tout est divin.
13. N.D.L.R. L'expression qui sert d'exemple, de modèle.

BIBLIOGRAPHIE

- Le Protestantisme, hier, demain. Collectif. Buchet/Chastel 1974.
- André Gounelle. Protestantisme. Publisud. 1992.
- Pierre Chaunu. Le Temps des réformes. Fayard. 1975.
- Jean-Paul Willaime. La Précarité Protestante. Labor et Fides. 1992.
- Paul Tillich. La Naissance de l'esprit moderne et la théologie protestante. Cerf. 1972.
- Paul Tillich. Aux frontières de la religion et de la science. Le Centurion/Delachaux et Niestlé. 1970.
- Gabriel Vahanian. Dieu et l'utopie, l'Église et la technique. Cerf. 1977.
- Gabriel Vahanian. Dieu anonyme ou la peur des mots. Desclée de Brouwer. 1989.
- Gabriel Vahanian. L'Utopie chrétienne. Desclée de Brouwer. 1992.

 



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