Jean-Marie
de Bourqueney
- Première
ligne de force : le christianisme humaniste
- Deuxième ligne
de force : la diversité
- la liberté de
la recherche
- le respect
de la diversité biblique
- l’église
a toujours à se réformer
- Troisième ligne
de force : le primat de la foi sur l’église
- Quatrième ligne
de force : la vocation au témoignage «en contexte»
Pour
beaucoup de nos coreligionnaires, le protestantisme libéral est l'affaire de nos ancêtres
du XIXe siècle, à la rigueur avec quelques survivances
familiales au XXe. Pour d'autres, il est simplement ignoré,
ou confondu avec le libéralisme politique ou économique.
Or, on sait, et à juste titre, l’allergie à
la question politique dans nos églises. Je pense qu'il nous
faut avoir un regard plus large et ne pas nous focaliser sur telle
ou telle crispation du passé... Le libéralisme n'est
pas simplement une question historique, il se veut une attitude
théologique et spirituelle, et sans doute aussi une attitude
humaine, relationnelle. C'est ce que j'essaierai de traduire dans
les pages qui vont suivre... Peut-être nous faut-il
répondre aux critiques ou aux caricatures qui sont adressées
au protestantisme libéral, mais auparavant - et cela me semble
plus important - je définirai cette attitude de manière
positive. Car il nous faut aussi éviter le piège,
typiquement protestant français, qui consiste à ne
se définir que de manière négative par rapport
à un autre que soi qui devient notre bouc émissaire.
Prenons l'exemple le plus courant «un protestant est quelqu'un
qui ne croit pas en la Vierge et refuse le pape». C'est oublier
que les réformateurs du XVIe siècle se sont certes
battus contre l’église d'alors, mais au nom de principes
positifs : le sola scriptura (l’Écriture seule),
le sola gratia (la grâce seule), le sola fide (la
foi seule). Les oppositions ne sont que le résultat des
convictions réciproques. Autre
piège qu'il nous
faudra éviter, celui du consensus. Aujourd'hui, l’instance
de vérité suprême semble devenir le consensus,
comme si la vérité était une notion statistique
observable par sondage d'opinion ! Alors les identités particulières
doivent s'effacer. Eh bien non ! L'une des convictions les plus
fortes du protestantisme libéral est que nul ne peut s'arroger
la Vérité, que celle-ci ne peut être aperçue
que dans un dialogue. Or, il ne saurait exister de dialogue (étymologiquement
de parole qui passe) si tout le monde est d'emblée et a priori
d'accord. Il naîtra de ce type d'attitude des textes dont
la fadeur extrême n'a d'égal que l'inintelligibilité.
Même si le consensus est très souvent nécessaire,
parfois même pour préserver des vies - tout accord
de paix est un consensus -, il ne devrait pas être érigé
en principe systématique, notamment dans les dialogues théologiques.
L'oubli, l’orgueil, qui consiste à croire que l'on
détient la vérité, et le consensus systématique
sont les trois ennemis du dialogue fécond, d'où seul
peuvent germer les fruits de la vérité. Le
protestantisme libéral
a des convictions. Mais sont-elles communicables ? La réponse
n'est pas aussi évidente qu'il n'y paraît. On raconte
souvent cette histoire: là où il y a un protestant,
il y a une église; là où il y a deux protestants,
il y a une chance sur deux pour qu'il n'y ait qu'une église;
là où il y a trois protestants, il y a forcément
trois églises. Cette histoire illustre, de manière
humoristique, l’aspect personnel de l'expression de la foi
par les protestants. Le protestant libéral a peut-être
plus que nul autre le souci de cette expression personnelle. Notons
d'ailleurs que cela n'est pas l'apanage des seuls libéraux.
Luther ne parlait-il pas de l'homme, seul, «devant Dieu» (coram Deo)
? Calvin faisait du «témoignage intérieur
du saint-esprit» le fondement d'une lecture et d'une compréhension
personnelle de la foi enracinée dans la lecture biblique. L'expression
personnelle rend donc difficile l'exposition d'un «dogme libéral»
deux mots pour le moins antinomiques. Toutefois, il me semble que
l'on peut dégager des lignes de force : le christianisme
humaniste, la diversité, le primat de la foi sur l’église
et la vocation au témoignage incarné dans un contexte.
Première
ligne de force : le christianisme humaniste
Le christianisme
n'a pas toujours été en bons termes avec l'être humain. Son histoire
est parsemée de massacres, d'excommunications, d'anathèmes,
ou plus profondément de discours qui nient l'aspiration de
l'homme à la liberté. Souvent, trop souvent, le christianisme
fut le principal véhicule de multiples culpabilités.
Cela fut dénoncé par de nombreux théologiens,
même anciens; cela l'est encore: il n'est qu'à voir
le succès en librairie d'Eugen Drewermann. Mais l'histoire
est là et les discours culpabilisants continuent. Prenons
un exemple chez nous, protestants. La devise de Calvin, «À Dieu seul la gloire» (soli Deo
gloria), dont on perçoit aisément qu'elle est une
devise d'humilité, fut souvent interprétée
par «l’homme n'est rien». Le péché
devient dans ce contexte une chape de plomb qui ne fait de l'homme
guère autre chose qu'un ver de terre. L'homme est plus que
cela : l’homme aspire à la liberté. C'est une
conviction qui semble après tout refléter l'esprit
des différentes pensées bibliques. Dieu a choisi de
faire alliance avec les hommes. Je ne pense pas qu'il aurait le
masochisme de le faire si l'homme n'était capable d'aucune
réponse, et encore moins le sadisme d'écraser celui
qu'il a choisi d'aimer. Humilité ne rime pas avec humiliation,
ni amour avec culpabilisation. L'humanisme
consiste donc à définir l'homme de manière positive comme
un être aspirant à la liberté. Le christianisme
est la rencontre d'un Dieu libre avec l'homme. Jésus le Christ
représente le lieu où se rencontrent la révélation
divine et l'aspiration humaine. Les deux mots sont donc indissociables...
Deuxième
ligne de force : la diversité
Il n'est
pas tout à fait correct de mettre
au singulier l'expression «le protestantisme libéral»,
dans la mesure où la diversité d'expressions de foi
est l'une des affirmations les plus sensibles de cette famille de
pensée… Cette diversité est d'ailleurs à
l'opposé de toute démagogie. En effet, si la démagogie
vise toujours la facilité, la diversité, quant à
elle, est exigeante et parfois, disons-le, difficile à vivre.
Il est plus facile d'être d'accord que de dialoguer. L'ouverture
d'esprit est peut-être simplement
l'une des formes de l'amour du prochain. Dans la parabole du Samaritain
(Luc 10), le Samaritain, symbole du Christ par excellence, est celui
qui accepte de sortir de sa condition, qui faisait de lui un ennemi
des juifs, pour aller aider l'autre tel qu'il est, blessé
à l'apparence d'un mort. A l'inverse, le prêtre et
le lévite sont ceux qui, infatués de certitudes, ne
sortent pas de leur condition, de leur “schéma mental”,
qui leur interdisait de toucher un mort, et qui passent leur chemin
sans aimer et sans avoir abandonné quoi que ce soit de ce
qu'ils croyaient être leur propre identité. Cette image
de l'abandon de sa condition a été reprise pour désigner
le Christ qui a abandonné sa condition divine pour se faire,
humblement, homme. De
la même manière,
lorsque nous rencontrons une autre opinion que la nôtre, un
autre être humain que nous même, il nous faut abandonner
nos certitudes si l'on veut établir une relation vraie. Cela
a des incidences, tant dans nos relations humaines que dans les
débats théologiques. Cette
affirmation théologique
de la diversité a, me semble-t-il, trois raisons essentielles:
la liberté de la recherche, le respect de la diversité
biblique et la conviction que l’église a toujours à
se réformer. -
la liberté de la recherche C'est
une chose acquise dans l'ensemble des disciplines que
tout progrès, toute invention ne peut se faire sans une
totale liberté… Nous avons la conviction que la recherche
théologique, qu'elle soit à un niveau universitaire
ou, plus simplement, la recherche par chaque chrétien d'exprimer
sa foi, doit suivre cette voie de la liberté. L'expression
de la foi doit refléter la foi : or celle-ci est vivante,
quotidienne, faite de convictions et de doutes,
de tâtonnements et de réussites… En
un mot, si la foi est libre, la théologie
l'est aussi ! On peut d'ailleurs dire aujourd'hui que la liberté
de l'exégèse biblique, le fait qu'il faille étudier
un texte biblique avec tous les outils dont nous disposons (histoire,
archéologie, rhétorique, critique textuelle...), est
un acquis du libéralisme.
-
le respect de la diversité biblique
La
diversité n'est pas une invention récente;
elle est même présente, selon la Bible, dès
les origines ! La Bible d'ailleurs n'est pas un seul livre dicté
par Dieu - comme l'est le Coran par exemple - mais elle est une
véritable bibliothèque, aux auteurs
et aux cultures variés. Il
ne faut pas nécessairement être dans
les hautes sphères théologiques pour constater que
la diversité existe au sein même de la Bible : il existe
deux récits de création des origines, quatre évangiles
différents... On
peut même constater des évolutions
au sein d'un même auteur: ainsi Paul évolue-t-il dans
son langage et dans sa pensée entre sa première épître,
la 1ère aux Thessaloniciens, et sa dernière, aux Romains.
On peut aussi sentir, au travers des écrits du Nouveau Testament,
la diversité, pour ne pas dire les tensions qui existaient
entre différentes communautés
chrétiennes du premier siècle. Dans
l'Ancien Testament (dont on se débarrasse
parfois un peu trop facilement), il existe des théologies
différentes : celles qui conçoivent le salut pour
le seul peuple d'lsraël et celles qui l'étendent au
monde entier, celles qui mettent l'accent sur le Dieu sauveur et
celles qui le mettent sur le Dieu créateur, celles qui prônent
un protectionnisme physique, théologique et spirituel d'lsraël
et celles qui veulent la rencontre avec d'autres cultures. Mais
une chose est certaine pour nous protestants : Dieu se révèle dans la Bible. C'est l'une des affirmations
fortes de la Réforme: l’Écriture seule, le sola
scriptura... Si l'on veut respecter la Bible comme lieu de
la Révélation de Dieu, on se doit de la respecter jusqu'au
bout, c’est-à-dire jusque dans sa diversité.
Le sola scriptura de la Réforme implique donc une diversité théologique.
-
L’église
a toujours à se réformer
Calvin
affirmait « ecclesia semper reformanda », «L’église
toujours à
réformer» (1). L’église est normée
par l’Écriture qui, seule, a valeur de révélation.
L’église doit donc faire acte d'humilité en
se laissant juger par la Bible, et non l'inverse. Elle ne peut
avoir
des affirmations qui soient éternelles ou universelles,
car cela reviendrait à se considérer comme supérieure
à la Bible qui vit la diversité en son sein. Autrement
dit, la diversité biblique implique la
diversité au sein de l’église.
On
peut ici comprendre pourquoi les libéraux
n'apprécient que très modérément les
confessions de foi, dès lors que celles-ci deviennent normatives
pour l’église. Toute église qui fonderait son
existence sur un dogme, ou sur une série de dogmes obligatoires
ne respecteraient pas à nos yeux l'exigence de la diversité...
Troisième
ligne de force :
le primat de la foi sur l’église
Le monde
vivait autrefois, depuis la conversion de Constantin, en situation
plus ou moins de chrétienté.
Du coup, c'est elle qui régissait la société.
Mais l'alliance du sabre et du goupillon est heureusement révolue.
La laïcité qui respecte la diversité des opinions
est là, nous nous en félicitons. Mais la question
théologique reste : quel est alors le vrai rôle de
l’église ? Pour
illustrer cette question, je reprendrais volontiers un schéma développé par André Gounelle:
l’église mère des croyants ou fille de la foi. -
Dans le premier modèle, c'est l’église
qui rassemble les croyants, comme une mère ses enfants. Elle
est elle-même rassemblée par Dieu qui agit par son
Esprit Saint. Si l'on mène plus loin ce modèle, c'est
l’église qui va définir le contenu de la foi...
On pourrait schématiser ce premier modèle ainsi :
Dieu inspire l’église qui rassemble les croyants
- Pour le second modèle, L’église est seconde
- sans pour autant être secondaire - et c'est la foi personnelle,
donnée par Dieu qui est première. C'est parce que
les croyants s'assemblent que l’église existe... Ce
modèle privilégie la diversité au sein de l'église
et accentue la foi personnelle et non plus le dogme ecclésial.
On pourrait schématiser ainsi ce modèle
: Dieu inspire les croyants qui se rassemblent en église. Cette
affirmation théologique a pour conséquence
une conception renouvelée de la place du chrétien
dans l’église : -
Si ce sont les croyants qui font l’église,
chacun est rendu co-responsable de la vie de l’église.
On valorise ainsi l'affirmation, rappelée par la Réforme,
du sacerdoce universel: nous sommes tous prêtres. Chacun peut
donc être critique ou critiqué, il n'existe pas de
privilégiés de l’église.
Ce type d'attitude est renforcé par la nécessité
du dialogue dont nous avons parlé. -
Si ce sont les croyants qui font l’église,
chacun se doit d'être au clair sur ses propres convictions
théologiques. Cela rejoint la rigueur que nous évoquions
auparavant. Du même coup, la théologie est avant tout
une affaire personnelle, et non ecclésiastique. L'expression
de foi, le dogme, étant une question personnelle, il en résulte
aussi une relativisation de tout système théologique.
Quatrième
ligne de force :
la vocation au témoignage «en contexte»
Historiquement
et spirituellement, le protestantisme libéral a eu et continue d'avoir le double
souci de réconcilier la parole et l'acte d'une part, et de
rendre compréhensible une parole de foi d'autre part. Si
ces deux propositions sont en apparence dans des registres différents,
ils participent pourtant d'une même attitude théologique:
tout témoignage chrétien se fait dans un contexte,
social et culturel. Un
certain nombre de libéraux du XIXe puis
du XXe siècle ont été à l'initiative
du «christianisme social». Ils voulaient marquer la
cohérence qui existe entre une attitude de foi et une aide
concrète de son prochain. Là encore, le protestantisme
libéral s'est simplement montré fidèle à
la vocation que nous donne la Bible. La pitié comme la piété ne
sont pas choses publiques. Cette
réconciliation de la parole et de l'action
donne aussi un caractère dynamique au témoignage:
si le contexte évolue, l’expression de la foi aussi
! Déjà dans la Bible un auteur (et non des moindres...)
comme Paul recherche systématiquement à adapter la
forme de son message aux églises précises auxquelles
il s'adresse, tout en restant fidèle sur le fond à ses
convictions. D'ailleurs
cette «contextualisation» de
tout témoignage nous donne une grande humilité théologique:
toute élaboration théologique ne travaille pas pour
l'éternité, mais pour son temps.
Jean-Marie
de Bourqueney, Évangile et Liberté, n° 102,
sept 1997)
(1) Note de la rédaction
: « Contrairement à ce
qu'on pense en général, la formule "Ecclesia
reformata quia semper reformanda" ne date pas du
seizième
siècle ni de la Réforme, mais du dix-septième
siècle. On l'attribue à un théologien hollandais
Jodocus von Lodenstein qui l'a employé dans un livre publié en
1675. Peut-être Voetius l'a-t-il employé quelques
années plus tôt, mais on n'a pas retrouvé le
texte où il l'aurait fait.» (André Gounelle) |