André
Gounelle
1 - Le
scepticisme
2 - Le doute intellectuel
3 - L'angoisse existentielle
4 - Que dire de ce doute
existentiel ?
Habituellement, on considère
que le doute est contre la foi. Un véritable croyant, pense-t-on,
est inaccessible au doute, et celui qui doute n'a pas véritablement
la foi. On trouve, par exemple, cette opinion chez Calvin. Le Réformateur
insiste sur l'assurance inébranlable du chrétien qui,
selon lui, ne doit éprouver ni peurs, ni angoisses parce
qu'il ne sait gardé par Dieu . Le fidèle a des certitudes
absolues et une confiance totale; il est sûr de ce qu'il croit,
sûr de son destin et de son salut, et surtout sûr de
son Dieu.
Comme Calvin, beaucoup estiment
que la foi exclut le doute. Cette manière de voir a même influencé
les traducteurs de la Bible. Quand, dans l'épître aux
Romains (ch.4, v.20), Paul déclare qu'Abraham n'a pas répondu
à l'appel de Dieu par l'incrédulité (le mot
grec signifie exactement: la "non-foi"), certaines versions
écrivent: "il n'a pas répondu par le doute".
Le doute est assimilé à l'incrédulité,
la même assimilation se trouve dans les paroles de plusieurs
de nos cantiques.
Or, dans le Nouveau Testament,
le doute va plutôt
avec la foi. Les rares passages qui mentionnent le doute concernent
toujours les disciples. Un spécialiste du Nouveau Testament,
le professeur Bonnard constate: "Ce sont les disciples qui
doutent... le fait qu'ils doutent ne les empêche pas d'être
des disciples et ne les exclut pas du cercle des apôtres;
le fait qu'ils sont disciples... ne les préserve pas du doute" .
De même, dans l'histoire de l'Église,
on voit que les "grands" serviteurs du Christ, ceux qui
se sont consacrés corps et âme à l'Évangile,
ont souvent vécu des moments de profonde angoisse. Ils se
sont interrogés avec passion et tremblement sur le sens de
leur vie, de leur action et de leur foi. Les "douteurs"
se rencontrent chez les croyants, non chez les incrédules;
on a parfois le sentiment que le doute accompagne la foi, de même
que l'ombre accompagne la lumière.
Le doute est-il contre
ou avec la foi ? Pour répondre
à cette question, il faut distinguer trois sortes de doute:
le scepticisme, l'examen intellectuel et l'angoisse existentielle.
Le scepticisme
Le sceptique (qui a été dépeint
avec talent et de manière séduisante par Montaigne
et par Anatole France) ne prend rien au sérieux; il voit
dans la vie un jeu, où tout n'est qu'apparence et illusion.
A ses yeux, c'est une entreprise vaine que de lutter pour la justice,
de s'interroger sur la vérité, ou de chercher quel
sens a l'existence. Il se laisse porter par les circonstances; il
vit au gré ses événements; il va vers le plus
facile, il n'a aucune conviction profonde. Pilate se comporte vraisemblablement
en sceptique lorsque, au cours du procès de Jésus,
il demande: "qu'est-ce que la vérité ?".
Très probablement, cette phrase signifie: "à
quoi bon se préoccuper de la vérité ? De toutes
façons, elle nous échappe; nous ne pouvons pas la
connaître.
De nos jours, le scepticisme
tend à se répandre
non pas comme une position réfléchie, mais plutôt
sous la forme d'une attitude pratique. Beaucoup de nos contemporains
sont atteints par cette véritable "maladie spirituelle"
(pour reprendre une expression du professeur Dubied, de Neuchâtel)
que constitue l'indifférence aux grands problème,
le refus de se soucier du sens de la vie et du monde. Ce scepticisme-là est
contre la foi.
Le doute intellectuel
La pensée implique le doute. Elle a pour fonction,
en effet, d'éprouver la vérité de faits, de
récits ou de doctrines; sa tâche est d'examiner l'exactitude
d'opinions, d'idées ou d'affirmations. Pour cela, elle doit
les mettre en question. Descartes nous fournit un exemple célèbre
de cette démarche de la pensée dans le Discours de
la méthode; il décide de douter de tout afin de découvrir
quelque chose qui soit incontestable.
Pour procéder à des vérifications,
pour tenter de connaître et de comprendre, pour approfondir
notre réflexion, nous avons besoin d'user du doute méthodique
("méthodique" parce qu'il est un moyen pour atteindre
ou pour approcher la vérité). Dans aucun domaine,
y compris celui de la foi, nous n'avons à accepter sans examen
ce que l'on nous présente. "Examinez toutes choses,
et retenez ce qui est bon", conseille Paul (1 Thes., ch.5,
v.21), nous invitant ainsi à prendre une attitude critique.
Il est normal et nécessaire de se demander si des doctrines,
même vénérables, correspondent bien au message
de l’Évangile et à l'expérience religieuse.
Il est naturel de s'interroger sur les récits bibliques,
sur leur nature, leur authenticité et leur sens. Souvent,
des croyants ont refoulé ou étouffé des questions
de ce genre parce qu'ils les estimaient contraires à la foi.
Pourtant, quand Luc écrit son évangile, il nous explique,
dans sa préface, qu'il a fait une enquête. Il n'a donc
pas cru sur parole ce que les témoins de la vie de Jésus
lui racontaient, il a vérifié leurs informations.
Nous avons bien le droit d'en faire autant.
Ce doute intellectuel qui examine,
critique, vérifie
me semble nécessaire pour une foi intelligente et réfléchie,
qui sait que l'on doit aimer Dieu non seulement de tout son cœur
et de toute son âme, mais aussi de toute sa pensée.
Il nous empêche de verser dans une crédulité
aveugle et fanatique. Il s'oppose au dogmatique et à la
superstition, mais il aide une foi authentique. Il est avec la
foi, et pour elle.
L'angoisse existentielle
Elle surgit quand nous sentons
notre existence menacée
physiquement ou moralement. Ainsi, une frayeur sourde et profonde
nous saisit parfois quand nous voyons la mort s'approcher de nous
et que nous ne pouvons pas nous empêcher de nous demander:
la vie éternelle, est-ce bien vrai ? Il arrive, de même,
que nous soyons pris de vertiges lorsque nous pensons à notre
vie: avons-nous su faire les bons choix ? Les principes que nous
avons voulu respecter, défendre et concrétiser en
valent-ils vraiment la peine ? Nos croyances, nos valeurs ne sont-elles
pas des illusions dont nous sommes les victimes ? Le monde, la vie
et l'histoire ne sont-ils pas parfaitement et totalement absurdes,
comme l'ont suggéré les écrivains existentialistes
d’après-guerre ?
Cette angoisse existentielle
se trouve dans le Nouveau Testament. Elle saisit les disciples
quand la tempête menace
d'engloutir leur barque. Elle s'empare des amis de Jésus
quand, le vendredi saint, leur cause semble définitivement
perdue. Jésus lui-même la connaît quand il s'écrie
sur la Croix: "mon Dieu, pourquoi m'as-tu abandonné
?", mettant ainsi en cause son message, sa mission et jusqu'à son
Dieu ?
Que dire de ce doute existentiel
?
1. Il ne faut pas nous croire
plus forts que Jésus.
S'il a connu cette angoisse, nous ne parviendrons pas à l'éliminer.
Elle s'attache à nos pas comme un compagnon redoutable qui
attend l'heure propice pour nous attaquer; nous la portons en nous
comme une écharde dans la chair qui, à la première
occasion, nous blessera plus ou moins cruellement. Elle appartient
à notre condition humaine; il nous faut l'accepter. Au fond,
malheureux serait celui qui ne la ressentirait jamais; il serait
un robot, un fanatique ou une brute, pas vraiment
un homme.
2. Tout aussi malheureux serait
celui qui se laisserait emporter par cette angoisse. Si nous
ne savons pas l'affronter,
lui résister et la surmonter, nous devenons des loques ou
des épaves. Il n'y a rien d'anormal ni de honteux à
être ébranlé; nul ne peut, au milieu des tempêtes
et des sables mouvants de l'existence, demeurer exempt d'angoisse.
L’Évangile ne nous demande pas d'être impavide
ou insensible. Il nous dit que la présence de Dieu dans notre
vie, si elle n'abolit pas nos peurs, nous permet de les dominer.
Sur la Croix, après le cri terrible: "pourquoi m'as-tu
abandonné ?", vient la parole apaisée: "je
remets mon esprit entre tes mains". La confiance l'a emportée
sur le désespoir.
La foi ne supprime pas ce doute
de l'angoisse; elle donne le courage de le combattre et la force
de le maîtriser.
Il devient alors semblable à un fauve dompté et encagé;
toujours présent et dangereux, certes, mais muselé
et vaincu. Le doute existentiel est avec la foi, en ce sens qu'il
l'accompagne et qu'elle ne s'en débarrasse jamais complètement.
Ce doute est contre la foi en ce sens qu'il l'attaque et menace
de la détruire. Mais la foi surmonte et endigue ce doute,
et l'empêche de tout emporter.
André Gounelle
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