Philippe
Aubert
- Un
homme qui agirait contre sa conscience ?
- Là où
est le protestantisme, là naît la liberté !
Dans ce domaine, les protestants
ont joué
un rôle particulier en défendant leurs droits, mais
il nous semble important de rappeler que ce combat n'a pu être
mené que sur la base d'une pensée théologique
qui, bien avant le XVIIe siècle, avait donné à
la conscience une place et une autonomie qui lui étaient
contestées jusque là.
En se présentant devant la diète
de Worms du 16 au 18 avril 1521, Martin Luther n'a que deux solutions:
se rétracter, ou prendre le risque d'être mis au ban
de l'Empire. Après avoir demandé une nuit de réflexion,
il fait la déclaration désormais célèbre
dans laquelle le rôle de la conscience est déterminant.
« A moins d'être convaincu par le témoignage
de l’Écriture et par des raisons évidentes,
car je ne crois ni à l'infaillibilité du pape ni à
celle des conciles, puisqu'il est établi qu'ils se sont souvent
trompés et contredits, je suis lié par les textes
bibliques que j'ai cités. Tant que ma conscience est captive
des paroles de Dieu, je ne puis ni ne veux me rétracter en
rien, car il n'est ni sûr, ni salutaire d'agir contre sa conscience.
Que Dieu me soit en aide ! Amen » (1).
Un homme
qui agirait contre sa conscience ?
Volontairement ou non, Luther
venait de donner à la conscience un rôle et une place qu'elle n'avait
pas dans la théologie scolastique. La conscience est pour
le réformateur le lieu principal de la décision chez
l'homme, il suit en cela la pensée de l'Ancien Testament
pour qui le coeur est le siège de la décision et l'équivalent
de la conscience. Cette conscience ne trompe pas, elle est éclairée
par « d'évidentes raisons », mais plus encore,
elle se place au-dessus de tous les systèmes d'autorités,
même les plus élevés comme la papauté.
Et pour finir, que serait un homme qui agirait contre sa conscience
?
À titre de comparaison, la tradition catholique
parle de conscience erronée. Selon l'enseignement de l'Église,
dans la situation concrète de l'homme post-adamique, c'est-à-dire
après la chute, une connaissance en fait non perturbée
et suffisamment développée de la nature de l'homme
en tant que norme de ses actes moraux naturels ne peut être
atteinte qu'avec l'aide de la révélation divine. Reste
à déterminer si cette révélation divine
peut atteindre la conscience directement ou en passant par l'intermédiaire
de l'Église et de la tradition; il s'agit là d'une
autre question. (2)
Dans ce long combat pour
la liberté, Pierre
Bayle (1647-1706) fut incontestablement le grand théologien
de la liberté de conscience. (3)
Bayle voyait en elle le fondement de l'idée de tolérance,
même si, pour lui, il reste légitime d'imposer une
orthodoxie de croyance aux membres d'un groupe religieux. (4)
C'est au même moment que John Locke (1632-1704)
cherche à cerner dans sa lettre sur la tolérance les
limites politiques, étatiques et critiques de la liberté
religieuse. (5) Les questions qui préoccupaient alors l'Angleterre
étaient surtout la question politique et la question religieuse.
La révolution de 1648 n'avait été en réalité
qu'une révolution politico-religieuse. Locke a affirmé
avec force l'incompatibilité entre la foi en Jésus-Christ
et toute forme d'intolérance envers les autres religions.
Si en théorie cette tolérance est sans limite, il
n'en va pas de même en politique. Elle prend fin lorsqu'une
communauté religieuse en vient à des politiques immorales
ou anticonstitutionnelles, ou lorsqu'elle est elle-même intolérante.
Si les écrits de Locke affirmaient avec force un concept
qui n'était pas encore dans tous les esprits, force est de
reconnaître que son système était encore bien
imparfait. Locke ne parvint jamais à inclure les athées
dans sa théorie de la tolérance.
Devant une telle difficulté, le protestantisme
s'est vu contraint de revenir aux thèses de Bayle en faisant
valoir la primauté de la liberté de conscience sur
la liberté religieuse.
Pour un groupe religieux
bien souvent minoritaire, un tel choix ne manque pas de soulever
bien des difficultés.
A juste titre, Laurent Gagnebin parle de risque : « Entre
les risques de l'autorité aboutissant aux privilèges
exorbitants de l'infaillibilité pontificale, et ceux de la
liberté, aboutissant parfois aux privilèges excessifs
du libre examen, le protestantisme a choisi une fois pour toutes
le risque de la liberté. (6)
Cette volonté d'être autant que possible
le champion de la liberté s'est particulièrement exprimée
dans la tradition du protestantisme libéral qui met l'accent
sur une nécessaire réconciliation entre la religion
et la culture, ainsi que sur la critique des régulations
orthodoxes des croyances et des pratiques. (7)
Là
où est le protestantisme, là naît la liberté
!
La charte de
l'Union libérale de Suisse romande offre une bonne indication
des tendances du mouvement libéral. « Par souci de
vérité et de fidélité au message évangélique,
refusant tout système autoritaire, nous affirmons . la primauté
de la foi sur les doctrines, la vocation de l'homme à la
liberté, la constante nécessité d'une critique
réformatrice, la valeur relative des institutions ecclésiastiques,
notre désir de réaliser une active fraternité
entre les hommes qui sont tous, sans distinction, enfants de Dieu
». (8)
Il n'en reste pas moins vrai
que cet idéal
de liberté est une utopie pour laquelle il faut lutter sans
cesse. L'histoire ne manque pas d'exemples où, dans une situation
majoritaire, le protestantisme a été infidèle
à sa vocation. On ne saurait admettre sans réserve,
cette phrase ô combien flatteuse d’Élisabeth
Badinter: « Là où est le protestantisme, là
naît la liberté ».
Si, de nos jours, la liberté de conscience
et la liberté religieuse sont une réalité dans
un grand nombre de pays, il ne faudrait pas pour autant oublier
que des peuples entiers n'ont pas encore le choix. La liberté
de conscience et la liberté religieuse ne peuvent être
maintenues et défendues comme un idéal qu'à
la condition que les groupes religieux respectent à la fois
la conscience individuelle et les règles démocratiques
des sociétés dans lesquelles ils vivent. L'explosion
du phénomène sectaire, dont les drames médiatiques
ne sont que la partie visible de l'iceberg, montre à quel
point les thèses libérales, laïques ou religieuses
sont aujourd'hui fragilisées .
Les thèses défendues par les héritiers
de la Réforme et du siècle des Lumières se
retournent aujourd'hui contre ceux qui pensaient ainsi défendre
la liberté de l'individu. La loi française de séparation
de l'Église et de l'État, en faisant de la religion
une stricte affaire privée, protège, dans une large
mesure les « violeurs de liberté ». Il est vrai
que c'est un autre débat, mais cela ne suffit pas à nous
donner bonne conscience.
Philippe Aubert, pasteur à Mulhouse, Humanisme,
n°228, Juin 1996
1. Marc Lienhard, Martin Luther, un temps, une
vie, un message, Centurion,
Labor et Fides, Paris, 1983. P.74
2. Karl Rahner, Herbert Vorgrimler, Petit Dictionnaire
de théologie catholique,
Seuil, Paris, 1970
3. Le lecteur peut se reporter ici à l’excellent article
de Claude Jean Lenoir, Pierre Bayle précurseur
du siècle des Lumières,
Vivre, 1996/3, Lillois, 1996, pp. 16-22
4. Encyclopédie du protestantisme, Édition du Cerf, Paris, Labor et Fides, Genève 1995
5. Il est à noter que le commentaire philosophique sur ces
paroles de Jésus : «Contrains‑les d'entrer»
de Pierre Bayle et la lettre sur la tolérance de Locke sont
publiés tous les deux en 1636, un an après la révocation
de l'Édit de Nantes.
6. Laurent Gagnebin, Le Protestantisme, ce qu'il est et
ce qu'il n'est pas, Carrières-Sous
Poissy, La Cause, 1994
7. Jean-Paul Willaime, La Précarité protestante,
sociologie du protestantisme contemporain,
Labor et Fides, Genève, 1992
8. A comparer avec les "principes"de l’Église
Réformée de l’Alliance à Braine-l’Alleud.
NDLR
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