André
Gounelle
1. Comprendre ce que l’on
croit
2. L’étude
critique de la Bible
3. Écouter le
message de Jésus
4. Ouverture aux autres
religions
5. Un individualisme
ouvert et positif
6. La relativité des doctrines
7. Quelle actualité ?
Le protestantisme libéral a des racines au seizième
siècle, et peut se réclamer, par exemple, de S. Castellion
et de F. Socin. Il s’est développé au dix-huitième
siècle dans l’atmosphère de la philosophie des
Lumières qui lui convenait bien. Il a joué un rôle
très important dans le protestantisme du dix-neuvième
siècle, et a, en particulier, contribué à l’essor
d’une étude historiquement rigoureuse de la Bible.
Des hommes comme Charles Wagner lui ont donné de l’éclat
et ont fait rayonner sa spiritualité bien au-delà
des frontières du protestantisme. Au vingtième siècle,
il a reculé, vivement combattu, entre autres, par la théologie
de Karl Barth; il a subi de profondes transformations sous l’influence
de penseurs comme Albert Schweitzer, Rudolf Bultmann et Paul Tillich.
Il est difficile de le définir à cause de sa diversité.
Ceux qui s’en réclament ont des positions parfois très
différentes, qui vont du rationalisme au mysticisme, en passant
par l’agnosticisme. Ils ont, cependant,
en commun un “esprit” caractérisé
par un certain nombre de préoccupations et d’attitudes.
Cet article voudrait indiquer les principales.
Les grandes orientations
1. Comprendre ce
que l’on croit
Le protestantisme libéral se veut en quête d’une
foi intelligente ou d’une intelligence croyante. On rencontre
dans le christianisme, quantité de courants, au demeurant
tout à fait respectables, qui voient dans la foi une rupture
avec les logiques humaines, un saut dans l’irrationnel, une
acceptation d’un mystère indépassable. Ils opposent,
comme le faisait Pascal, le “Dieu d’Abraham, d’Isaac,
de Jacob” au “Dieu des philosophes et des savants”.
Le protestantisme libéral se soucie, au contraire, de continuité
et de cohérence. Sans nier qu’il y ait du mystère,
sans confondre la foi et la raison, il cherche des corrélations
et des correspondances.
Ainsi, Schweitzer souligne que la raison n’est pas rationaliste;
elle reconnaît que quantité de choses lui échappent,
qu’elle est incapable de percer le mystère de l’univers
et de la vie. Toutefois, il souligne que la religion a besoin de
la pensée pour ne pas s’égarer ou se rabougrir.
La spiritualité trouve non pas un adversaire, mais une alliée
précieuse, voire indispensable dans la réflexion.
Même si on n’arrivera jamais à tout clarifier,
il faut refuser, et faire reculer autant que possible l’obscurantisme
religieux, source de fanatisme et d’intolérance, qui
abêtit l’homme et oublie que la Bible nous demande d’aimer
Dieu non seulement de tout notre coeur et de toutes nos forces,
mais aussi de toute notre pensée.
La réflexion croyante ne peut pas ignorer les grands courants
de la pensée contemporaine, les développements de
la science et la vision du monde qui en résulte, les élaborations
de la culture et de l’art. Le protestantisme libéral
essaie de penser la foi chrétienne en fonction de tout cela.
On ne peut pas aujourd’hui parler et raisonner de la même
manière et dans les mêmes termes qu’au premier,
qu’au quatrième et qu’au seizième siècles.
Loin de déplorer évolutions et changements il faut
s’en réjouir. Même si incontestablement, la modernité
comporte des éléments négatifs, ses apports
positifs sont considérables.
2. L’étude
critique de la Bible.
Le protestantisme libéral donne une grande importance à
l’étude historique de la Bible, et principalement à
celle du Nouveau Testament. Beaucoup de chrétiens ont tendance
à voir dans la Bible un texte révélé,
sinon dicté littéralement, du moins directement inspiré
par Dieu. Contre cette
tendance, il faut rappeler que la Bible n’est pas la révélation
de Dieu, mais le témoignage rendu par des hommes à
cette révélation. Elle se compose d’un ensemble
de livres qui nous disent comment des êtres humains ont reçu
et compris ce que Dieu a fait et a dit.
On sait que Jésus n’a jamais rien écrit; nous
ne le connaissons que par ce que nous ont rapporté ses disciples.
Leurs idées, leurs connaissances, leurs doctrines
se reflètent dans leurs récits, orientent, et parfois
déforment leur témoignage. Il faut donc à travers
les seuls documents dont nous disposons, les écrits du Nouveau
Testament, découvrir ce qu’ont été la
prédication et la personnalité de Jésus. Cette
enquête se fait selon les méthodes historiques les
plus rigoureuses; elle exige une étude attentive du texte;
elle demande une connaissance approfondie du contexte; elle aboutit
plus souvent à des hypothèses vraisemblables qu’à
des certitudes.
3. Écouter
le message de Jésus.
La tradition chrétienne et les Églises ont accordé
plus d’importance à la personne de Jésus, qu’à
son enseignement. L’enchaînement du second article du
symbole dit des apôtres, qui parle du Christ, est significatif
: “Il a été conçu du saint Esprit, il
est né de la Vierge Marie, il a souffert sous Ponce Pilate,
il a été crucifié, il est mort, il est descendu
aux enfers; le troisième jour, il est ressuscité…”
On énumère des événements, et on ne
dit pas un mot de la prédication de Jésus.
Pour beaucoup de protestants libéraux, au contraire, les
événements (qui souvent sont des enseignements sous
forme de récits plus que des reportages ou des récits
de type historique) passent au second plan. L’essentiel de
l’évangile se trouve dans ce que Jésus a dit,
dans la manière dont il présente l’action et
la présence de Dieu, dans sa conception de l’existence
humaine, dans ce que signifie pour lui la foi, dans ce qu’il
demande à ses disciples de faire. Le message compte plus
que le messager. Le catéchisme socinien de Rakow, en 1605,
insiste principalement sur la fonction prophétique de Jésus
(c’est à dire sur sa fonction de prédicateur
et d’enseignant) à qui il accorde plus d’importance
qu’à la mort sur la Croix (alors que la tradition a
plus insisté sur la fonction sacrificielle du Christ, autrement
dit sur la crucifixion).
Ce message, Jésus lui-même l’a formulé
dans des catégories de pensée qui sont celles de son
temps, et qui ne correspondent plus à notre époque.
Il faut donc l’adapter, l’actualiser, le «démythologiser»,
selon l’expression de Bultmann, ce qui ne veut pas dire le
transformer, mais le maintenir vivant, lui conserver sa pertinence.
Schweitzer a tenté de le faire en parlant du “respect
de la vie”, qui n’est rien d’autre, pour lui,
que le coeur de la mystique et de l’éthique
de Jésus formulé en termes contemporains. Il rejoignait
là l’une des grandes préoccupations de Charles
Wagner qui, comme Schweitzer, a essayé de formuler le message
de Jésus dans un langage quasi-laïc, et de développer
une morale et une spiritualité à la fois fidèles
à l’évangile et ouvertes au monde contemporain.
4. Ouverture aux
autres religions.
Le christianisme classique a condamné sévèrement
les religions non chrétiennes. Il affirme qu’il n’y
a pas d’autres révélations que celle dont témoigne
la Bible. Ce que l’on trouve ailleurs est faux, mensonger,
peut-être diabolique, et on doit le rejeter catégoriquement.
Beaucoup de libéraux, au contraire, pensent que Dieu
agit et se manifeste partout dans le monde, et qu’on trouve
chez les autres d’authentiques valeurs spirituelles.
Quand le Dalaï lama vient en Europe, allons-nous au
nom du Christ et de l’évangile nous détourner
de lui, refuser d’écouter ce qu’il veut nous
dire, et voir en lui un infidèle ou un idolâtre?
La Bible ne nous conduit pas du tout à un tel exclusivisme,
bien au contraire. Dans l’Ancien Testament, Abraham demande
à Melchisedek un prêtre païen, de le bénir;
l’on y trouve de nombreux textes qui s’inspirent des
religions égyptiennes, babyloniennes ou iraniennes. Dans
le Nouveau Testament, des mages qui rendaient un culte aux astres,
viennent à Béthléem; Jésus admire la
foi d’un officier romain probablement polythéiste;
Paul déclare
à Lystre que nulle part Dieu ne s’est laissé
sans témoignage. A Athènes, il cite des poètes
et des philosophes païens.
Le dialogue entre religions pose de nombreux problèmes;
il s’agit d’une tâche difficile qu’il faut
entreprendre dans la clarté et l’ouverture. Le protestantisme
libéral n’entend certes pas tout mélanger. Il
ne veut pas abandonner ou abâtardir le message évangélique,
qui reste pour lui la référence privilégiée
et la norme de la foi chrétienne. Mais, il se refuse à mépriser
et à écarter les spiritualités non chrétiennes.
Il estime que si les chrétiens ont des choses à apporter
aux autres, ils en ont aussi à recevoir d’eux.
5. Un individualisme
ouvert et positif.
On dénonce souvent l’individualisme à qui on
reproche d’être fermé et négatif, que
l’on accuse de ne se préoccuper que de soi et de négliger
les autres. Le protestantisme libéral préconise et
cultive une autre forme d’individualisme, celle-ci ouverte
et positive, que définissent trois éléments.
D’abord, la responsabilité personnelle. Chacun a le
droit et le devoir de prendre position pour son compte. Il n’a
pas à se fondre dans un ensemble, ni à laisser d’autres
parler ou se prononcer à sa place. Mes décisions, mes actions, mes paroles
sont toujours miennes et m’engagent personnellement. Je n’ai
pas à me retrancher derrière les consignes reçues,
les opinions dominantes, les déclarations des autorités.
Le libéral ne peut pas dire comme en 1526 l’évêque
Guillaume Petit : «je crois sainte mère l’Église
et plus ne m’enquiers». Il a à s’enquérir.
Ensuite, le refus de condamner et de rejeter ceux qui ne pensent
pas comme nous, même si on a le sentiment qu’ils se
trompent. On peut et on doit certes discuter avec eux, essayer de
leur expliquer et de les convaincre. On n’a pas le droit de
leur imposer silence, de les obliger à se soumettre ou de
les traiter avec mépris. Déjà au seizième
siècle, à une époque qui ne la pratiquait guère,
S. Castellion et F. David plaidaient pour une large tolérance.
Enfin, le sentiment que les institutions, civiles ou ecclésiastiques,
n’ont qu’une valeur relative.
Cela ne veut pas dire qu’on ne leur accorde pas d’importance,
mais qu’on tient qu’elles soient au service des personnes
et non les personnes à leur service.
6. La relativité
des doctrines.
Pour le protestantisme libéral, il n’existe pas de
dogmes, c’est à dire des définitions intangibles
qui exprimeraient une fois pour toutes et de manière pleinement
satisfaisante la vérité. Il y a seulement des doctrines,
autrement dit des essais approximatifs et révisables qui
tentent de formuler dans un temps et dans un lieu donnés
la manière dont on reçoit et perçoit la vérité.
On pourrait comparer les doctrines à des cartes de géographie.
On en a besoin pour se situer et s’orienter; mais
aucune n’est totalement juste, parce qu’elles figurent
toutes une sphère, le globe terrestre, sur une surface plane.
A la fois, elles expriment et déforment la réalité
qu’elle veulent représenter. De plus une carte répond
à un besoin, pas à d’autres: la même carte
ne peut pas servir à préparer un voyage en auto, à
étudier l’économie d’un pays et à
déterminer le site d’atterrissage d’un vaisseau
spatial. Quand on utilise une carte pour autre chose que ce pour
quoi elle est faite, ou dans une autre situation que celle qu’on
avait prévue en l’établissant, elle risque d’égarer.
Il en va de même des doctrines. Ce qu’elles disent est
vrai, mais seulement jusqu’à un certain point et dans
un cadre limité. Quand on l’oublie, on tombe dans l’idolâtrie
de la doctrine. Il faut avoir conscience de leur relativité,
sans tomber dans le scepticisme ou le relativisme total : elles
visent, sans jamais totalement y parvenir, à exprimer
une vérité absolue.
Il ne faut pas dire que les protestants libéraux rejettent
ou condamnent la tradition et les grandes doctrines classiques.
Ils cherchent à les interpréter, à les comprendre
et à les transposer; ils les soumettent à une réflexion critique.
Pour eux la doctrine n’est pas l’objet de la foi, mais
une expression de la foi; elle essaie de dire, aussi bien que possible,
dans le contexte où l’on se trouve, ce que l’on
croit, en sachant que toute formulation de la foi est approximative,
relative et révisable, et qu’il y a toujours plusieurs
formulations possibles.
7. Quelle actualité
?
On prétend parfois que le protestantisme libéral,
s’il a mené naguère des combats nécessaires,
n’a plus aujourd’hui grand sens, parce qu’il enfonce
des portes largement ouvertes. En grande majorité, les chrétiens
ne partagent-ils pas les préoccupations et orientations que
l’on vient de définir, alors qu’ils ne se considèrent
nullement comme libéraux?
Cette remarque ne manque pas de pertinence et de justesse. On rencontre
beaucoup de libéraux qui s’ignorent, voire qui refusent
cette étiquette. Dans les Églises, les idées
libérales ont largement fait leur chemin,
se sont en grande partie imposées. Un orthodoxe du
siècle dernier qui reviendrait parmi nous estimerait probablement
que le libéralisme a triomphé dans le protestantisme
et s’est largement répandu dans le catholicisme.
Toutefois, deux remarques viennent nuancer ce constat.
1.D'abord, le libéralisme ne cherche pas à constituer
un parti ecclésiastique ou un groupe particulier, mais à
diffuser des idées, à entretenir des débats,
à maintenir une attitude d'ouverture. Cette tâche-là
n'est jamais achevée; elle doit être reprise à
chaque époque. Si certaines des idées du protestantisme
libéral se sont répandues, au point qu'on considère
qu'elles ne lui appartiennent plus, tant mieux. Il n'en demeure
pas moins quelles sont toujours menacées, et qu'il faut travailler
à les maintenir. A quoi, il faut ajouter qu'au-delà
des idées, les attitudes libérales, pourtant plus
importantes, restent peu fréquentes.
2. Ensuite, dans le monde chrétien, les positions libérales
demeurent minoritaires. On le constate à la conférences
des Églises d’Europe, et au Conseil Oecuménique
des Églises (où on est plutôt mal reçu
si on critique, par exemple le dogme trinitaire, si on y voit une
expression discutable et relative,
et non le fondement de la foi chrétienne). On assiste
aussi au développement des courants fondamentalistes et à
la montée des intégrismes.
Le combat libéral n’a donc rien perdu de sa nécessité
et de son actualité. Toutefois, le protestantisme libéral
ne cherche nullement à susciter des luttes et à entretenir
des polémiques. Il veut maintenir une réflexion, participer
à des débats qu’il souhaite fraternels. Il entend
partager avec tous des compétences, des recherches, des questionnements.
Il ne se considère pas comme un but, mais comme un moyen,
un instrument au service des hommes de bonne volonté, libres
penseurs ou libres croyants. Il ne prétend pas les enrégimenter
sous sa bannière, mais dialoguer avec eux, les aider dans
la mesure de ses possibilités, et aussi recevoir et apprendre
d’eux.
André Gounelle, in
revue Vivre, 94/1 , Criquets,Lillois,
1994
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