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 Spiritualités
Hannah Arendt (1906 - 1975) et la philosophie


Jean-Paul Sorg

- Une passion précoce
- Journalisme et enseignement
- Adolf Eichmann
- Penser, c'est être ouvert, c'est philosopher

Il m’arrivait de dire à mes élèves : Un des plus grands philosophes du XXe siècle, vous savez, est une femme. « Il » s’appelle Hannah Arendt. (J’appuyais légèrement, d’un demi-ton, sur le pronom masculin, et je guettais sur leurs visages une réaction à la petite distorsion grammaticale que je risquais comme un effet de rhétorique. En vain ! Même les filles restaient endormies.) C’est une juive allemande, émigrée aux États-Unis. Remarquée pour son analyse du totalitarisme. (Je voulais leur donner quelques repères et les inciter à lire, hors programme, Le système totalitaire, qui avait paru en poche. Je leur assurais que cette lecture leur sera très utile, en histoire aussi.)

Au niveau où j’enseignais (le lycée), il n’était pas question de chinoiser sur sa qualité de philosophe. L’était-elle vraiment, pleinement ? Oui, en ce sens qu’elle était un auteur qui avait construit une théorie de portée générale. En élucidant un phénomène politique singulier, le totalitarisme, sous ses deux formes par elle connues, le nazisme et le communisme stalinien, elle avait atteint en profondeur quelque chose de l’essence même du politique et de la condition humaine. Mais elle-même se défendait sérieusement, sans coquetterie, d’être une philosophe de profession. Dans un entretien à la télévision allemande, le 28 octobre 1964 : « Il y a déjà longtemps que j’ai définitivement pris congé de la philosophie ». Et encore dans l’introduction à son dernier ouvrage, en 1973, La Vie de l’esprit, de pure facture philosophique pourtant, elle prévenait : « Je ne peux ni ne veux être rangée parmi les philosophes et être considérée comme un des leurs ».

Une passion précoce 

Ce refus contient une critique implicite de la philosophie ou, pour le moins, de ses pratiques, ses manières, son institution. Il nous pousse nous-mêmes, aujourd’hui encore, à reconnaître, dans le monde moderne, une insuffisance de la pensée philosophique, sinon sa vieille misère (comme Marx ?), sinon sa faillite. Les philosophes élaborent et manipulent des concepts. On leur reproche traditionnellement, non sans motif, d’habiter le seul monde des idées. Qu’est-ce qui leur manque le plus souvent pour penser juste et utile ? Ils négligent de déterminer les faits, d’affronter la réalité des phénomènes. Avant de philosopher, il faut enquêter, étudier l’histoire, fouiller la matière, s’enfoncer dans le monde.

Selon quelques données biographiques, on sait que Hannah Arendt a commencé par la philosophie. À quatorze ans, elle lisait La Critique de la raison pure. Après ses études secondaires, elle se forme auprès des meilleurs maîtres, Heidegger, Husserl, Jaspers. À 22 ans, elle soutient sa thèse de doctorat : Le concept d’amour chez saint Augustin. Un sujet original, vu son parcours, insolite même ? Touchant à la théologie chrétienne. Mais ensuite, contrairement aux attentes, elle ne continue pas sur ce chemin, elle bifurque, se tourne vers l’histoire, travaille sur des archives, entreprend d’écrire, avec un grand art et sans doute une réelle ambition littéraire, une œuvre biographique, Rahel Varnhagen, la vie d’une juive allemande à l’époque du romantisme. Les « sombres » temps présents la rattrapent, avant qu’elle ait fini. 1933. Exil en France, engagement dans des mouvements sionistes et de secours aux réfugiés (« parias »). Divers écrits de circonstance et de combat autour de la question juive, du malheur juif. « La tradition cachée. » En 1940, elle s’échappe d’un camp de déportés et gagne New York.

Journalisme et enseignement 

Recherches sur les « origines du totalitarisme ». L’œuvre complète, écrite en anglais, paraîtra en 1951, sous la forme d’une trilogie, comprenant dans l’ordre : Sur l’antisémitisme, L’impérialisme, Le système totalitaire. En France, les éditeurs ont privilégié assez naturellement la dernière partie et nous l’ont fait lire avant les autres. À considérer plus tard les trois ensemble et à les relire, on a l’impression d’une construction bancale, on ressent comme une insatisfaction esthétique. Les trois parties ne sont pas équilibrées et on ne saisit pas bien la logique ou l’économie du tout. L’antisémitisme et l’impérialisme, avec le racisme, sont-ils les seules « origines du totalitarisme », donc du « système totalitaire » ? Celui-ci doit alors être compris comme une résultante, un aboutissement.

Voici à quel « système » de terreur, à quel « nouveau type de régime » conduisent d’une part la pathologie longtemps diffuse, puis aiguë, de l’idéologie antisémite et d’autre part les pulsions capitalistes de l’impérialisme. Mais n’y a-t-il pas encore d’autres « causes » au travail, d’autres forces ? Et qu’entendre par « origines », exactement ? Des prémisses, au sens de condition, ou des prémices, au sens de premiers signes, premières manifestations ou éléments déjà constitutifs ? L’auteur ne l’établit pas clairement. Ce qui nous apparaît, en regardant l’histoire, c’est que l’antisémitisme, comme une forme de haine de l’autre, comme une mécanique de bouc émissaire, et l’impérialisme ou l’expansionnisme, accompagné ou non d’un délire messianique, ont fait partie intégrante et comme fatale des systèmes totalitaires modernes.

En définitive, et pour aller vite, une hypothèse : l’unité intérieure de cette trilogie (aux assemblages un peu forcés, un peu bricolés) tient à ses descriptions et récits d’une généalogie du mal. Antisémitisme, impérialisme et totalitarisme : trois figures complices du mal politique, d’un mal en quelque sorte porté, enfanté par la politique dans des conditions historiques et techniques (technologiques) déterminées (les suites de la fin de la Première Guerre mondiale, les crises économiques, la rationalité bureaucratique, la décomposition de l’État-nation, le développement d’armes de destruction massive).

Un pur philosophe comme Ricœur (dans sa conférence essai « Le Mal ») et même comme Hans Jonas (dans « Le concept de Dieu après Auschwitz ») enferme d’emblée la question du mal dans un cadre onto-théologique. Comment concilier l’idée de Dieu, par définition bon et tout puissant, avec le phénomène du mal sur la terre et entre les hommes ? Seule solution : admettre finalement que Dieu n’est pas si puissant que ça et qu’il souffre avec nous, dans sa création. De telles spéculations, évidemment invérifiables, Hannah Arendt n’a cure. En historienne, elle scrute des maux précis, elle cherche à savoir ce qui s’est passé et comment cela s’est passé ; elle met à jour des processus, des enchaînements, des consécutions, des devenirs, des fatalités et des aliénations.

Adolf Eichmann 

En assistant, comme journaliste, au procès d’Adolf Eichmann à Jérusalem, en 1961, elle découvre combien le mal radical ou « absolu », comme elle l’appelait dix ans plus tôt dans Le système totalitaire, peut être banal, devenir une routine, comme une routine professionnelle, et être « accompli », si on ose dire, sans affects particuliers, sans rage, sans pulsions sauvages, sans satanisme, mais avec le sentiment d’une nécessité « supérieure » qu’en homme de devoir, qu’en camarade fidèle (fidèle à son parti, à l’État, au Führer) on s’interdit de discuter. Comment en arrive-t-on à de telles folies ? Il y a là un « phénomène humain » plus effroyable et plus proche de chacun que tout ce que racontent depuis toujours les mythes et les religions qui ont imaginé des démons, un principe du mal, un autre « dieu », le diable, Lucifer. Le travail du philosophe, dans l’esprit de la science, est de démythologiser la représentation et « l’origine » du mal.

Hannah Arendt, quelque peu lassée de la pensée (et donc de l’action) politique, éprouve à partir de 1973 le besoin d’une ample réflexion philosophique sur « la vie de l’esprit ». Le motif premier, l’aiguillon de cette réflexion est l’étonnement, la stupeur persistante (le thaumazein grec), devant ce phénomène de « la banalité du mal » qu’elle a décrit et dont le concept lui est en quelque sorte échu. Il lui revient donc, mieux qu’à quiconque, d’essayer de l’élucider. Pour elle, dans le grand âge, l’organisme déjà usé, ce défi tout philosophique d’affronter cet incompréhensible-là.

Ce qui l’avait frappée en écoutant Eichmann et en lisant le procès-verbal des interrogatoires, c’est que cet homme était incapable de penser ou d’imaginer, c’est-à-dire de voir les choses d’un autre point de vue que celui de sa fonction, incapable de sortir de soi, tant de considérer « soi comme un autre » que l’autre comme un soi. Il lui manquait cette élémentaire humanité qui vient par la pensée et le sentiment pour autrui. L’absence de pensée (die Gedankenlosigkeit) était « au fond » toute son énigme et en lui ce que nous prenons pour l’énigme du mal. D’une certaine façon c’est tout, il n’y a pas à chercher plus loin, il n’y a pas à creuser, car cette réalité humaine est creuse et elle est fermée, étalée à la surface sociale, sans profondeur obscure. Le propre de l’homme est de penser, c’est parmi tous les vivants sa noblesse. Postulat de l’humanisme. Eh bien, il faut reconnaître qu’il existe des hommes ignobles, qui n’y arrivent pas, qui n’essayent même pas, car, bien sûr, qui ne pense pas ne peut non plus penser qu’il ne pense pas !

Penser, c’est être ouvert, c’est philosopher 

Les hommes vont au crime et n’y trouvent pas de mal parce qu’ils ne pensent pas (ils ne pensent pas « l’autre »), par défaut de philosophie. L’éducation philosophique de l’humanité a donc échoué, est à reprendre. Socrate, le premier, le savait : « Nul n’est méchant volontairement ». Non pas constatation, non pas vérité d’expérience, mais pari, acte de foi en la raison. Proposition insensée, sublime, comme sont insensées et sublimes telles paroles du Christ : « Si on te frappe sur la joue gauche, tu tendras la joue droite ». « Tu aimeras tes ennemis. » Hannah Arendt, dès les premières pages de Penser, la première partie de La vie de l’esprit, se brûle à ce sublime pratiquement insoutenable, frôle cette utopie (disons-le simplement ainsi) qui habite la philosophie, cette illusion totale, cette foi sans fondement, qui ne se laisse pas exprimer sans risquer le ridicule : si tous les hommes pensaient, si tous s’adonnaient à la philosophie, il n’y aurait plus de mal, plus de violence entre les hommes. La philosophie a vocation de sagesse, c’est inscrit dans son étymologie, et la sagesse, c’est, ce serait le salut, la paix dans les cités.

Si Hannah Arendt s’est éloignée de la philosophie instituée à l’université, après en avoir fait assez rapidement le tour, c’est parce qu’elle avait à son égard une exigence d’authenticité à laquelle aucun de ses professeurs, ni Heidegger ni même Jaspers, ne satisfaisait.

Jean-Paul Sorg, Buhl, le 3 juin 2007 

Lire du même auteur : Les pensées chrétiennes de Hannah Arendt



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