Michel
Duquesnoy Quelques
pas avec le chamane náhuat de Tzinacapan
Impressions de
la Sierra Norte mexicaine
Les lignes suivantes naissent
du contact de l'auteur avec la forêt de Basse Montagne, dans
le nord de l'État de Puebla, Mexique. Spontanées,
issues de son carnet d'ethnologue, elles ne prétendent à
aucun caractère scientifique. San Miguel Tzinacapan compte
aux alentours de 4000 habitants, à forte majorité
Nahua, autodénommés Maseualmej, campagnards, et de métissés, appelés
par les premiers, non sans ironie, koyomej; coyotes.
A toi mon
maître, qui peut danser avec les enfants
« Il
y a bien des années, les gens travaillaient...
Pues ne tiempo nejón takamej tekitiaj...»
F. Ortigoza Téllez, Maseual
Creuser, exploiter et polluer la Terre, notre Tonantzin, sont des pratiques tellement familières pour
l'Occident que même les cris d'alarme des scientifiques, pourtant
occidentaux, ne suffisent plus à émouvoir les décideurs
de l'économie et de la finance, trop contents de voir les
politiciens à leurs bottes. "Non, vous êtes déjà
si misérables que vous ne pouvez le devenir plus" pestait
le chef huron Kondiaronk, au XVIIe siècle, contre
l'envahisseur européen. Pauvres de nous! Nous le sommes peut-être
plus que jamais, misérables...
L'occident serait-il vraiment devenu fou ?
L'Occident, même quand il a les yeux bridés,
n'a plus, semble-t-il, qu'un seul orgueil, un seul but, un seul
mot d'ordre : entasser! "Entassons ces richesses, accumulons
ces fortunes". Penserait-il qu'elles sont éternelles,
immuables ? Positives ? Bien sûr, on sait qu'il s'agit là
de richesses matérielles. Rira bien qui rira le dernier...
Pour l'heure, la folie meurtrière du gain justifie d'autres
entassements : cadavres, déchets, épidémies,
missiles, etc.
Cette soif incontrôlable de posséder
blesse, non seulement le genre humain, en générant
des différences anormales de classes et de strates sociales,
elle égratigne l'équilibre naturel lui-même,
ne serait-ce qu'à un niveau philosophique insoupçonné
des économistes qui, eux, créent de nouvelles lois
"naturelles" : celles du marché. Tellement naturelles
qu'elles leur échappent...
Des lois "naturelles" du marché ?
Que peut-il y avoir de naturel dans une économie qui engendre
et favorise le jetable alors que la Nature se contente de recycler
? A quoi bon évoquer des lois "naturelles" pour
le fric, quand la puissance intellectuelle -étonnante!- et
ses capacités technologiques -énormes!- n'ont plus
de naturel que l'asservissement à un type d'économie
que d'aucuns acclament comme "triomphante" ?
J'en suis arrivé à me demander triomphante
de quoi ? Des squelettes africains ? Des enfants prostitués
de Haïti ou de Thaïlande ? Des rares espaces verts ou
blancs de la planète demeurés, oserais-je dire, intacts
?
L'Occident s'est habitué à faire planer
sur lui-même le danger de son éradication. Avait-il
le droit pour autant d'en couvrir la planète entière
? Serait-ce que, le temps d'un rêve de grandeur, il en était
arrivé à ne plus croire qu'en sa Science qu'un jour,
il déifia sur l'autel de la Raison ? Serait-ce qu'il était
vraiment devenu fou ?
Marcher, marcher,
marcher…
Néanmoins, ici, dans cette partie du monde
-la Sierra Norte de Puebla-, le monde est rural, le monde est paysan.
C'est un monde du bout du monde... et c'est tant mieux! Ici, on
ne se demande pas s'il est temps de retourner à la terre
car on y est accroché, à la terre. A tel point que
mon maître m'a dit aujourd'hui : "Vois! La seule chose
que nous avons ici, c'est de la terre sous les ongles!" . J'ai
ajouté : "Et vos enfants savent rire!" Lui aussi,
il sait rire... Ne pas retourner à la terre, mais en vivre
et en mourir : voilà une affirmation de la sagesse traditionnelle
des Amérindiens qui invite à regarder la Terre, Tonantzin, avec les yeux de l'amour et de la tendresse, et la
clairvoyance qui enseigne qu'un jour, elle nous dévorera,
tel un monstre. Point besoin d'écologie : juste du bon sens...
« Réaliser la suprématie de la mort n'équivaut
pas à ne pas exercer la vie présente. C'est
mettre la vie présente à sa place (...) C'est rétablir
une grande harmonie.» (1)
Me déplacer dans ces collines verdoyantes,
sauvages, exubérantes, difficiles, éreintantes, m'oblige
à considérer mes limites. Sans fausse pudeur! Ici
pas de voiture! Pas de confort! Pas de boissons réfrigérées!
Rien qu'une nature brute, presque brutale. Ici, je me sens devenir
une personne différente, presque ignorante des conventions
du bien vivre et du bien croire de ma société.
Marcher, descendre, monter,
suer, m'agripper, tailler quelque fourré à la machette, marcher, descendre,
monter, suer : voilà ce qui pour moi devient une véritable
prouesse physique et mentale. Le corps et l'esprit sont mis à
l'épreuve de l'endurance! Pénétrer ces espaces
sauvages plus d'une heure exténue. D'où vient toute
cette sueur?
Marcher, suer : tous mes muscles
se fatiguent, s'épuisent.
Surtout si les montées sont interminables et la pierre dangereusement
glissante. Suer! Je rêve d'être sous la douche. Froide...
Soudain me vient une conviction
: forte, coriace, tenace. Je ne pourrais rester, deux jours,
seul dans cette forêt
pourtant incroyablement riche. Comment préparerais-je un
repas ? Je ne sais pas chasser ! Et quel animal ? J'ai beau me dire
que les Maseualmej ne sont pas des chasseurs, ils peuvent au moins
rabattre l'un ou l'autre tatou. Comment poser le piège qui
me permettrait d'attraper un délicieux opossum (tlacuache)
? Et cette eau vive qui coule à volonté dans les ruisseaux
qu'improvisent les pluies ? Elle ne pourra que me f... une colonie
d'amibes! Par contre, lui, là devant...
Reprendre la route
Je constate que, nous, les Occidentaux,
petits, grands, gros ou menus, nous ne sommes absolument pas équipés physiquement pour nous déplacer dans cet espace d'humidité
émeraude. Lui, là devant, provoque bien malgré
lui, ma plus vive admiration. J'envie son petit corps svelte, souple,
rapide, endurant. La faiblesse musculaire de son corps qu'un coup
d'oeil rapide trahira n'est qu'une illusion. Il peut marcher longtemps
sans s'arrêter, ni boire, avec en guise de sueur, de petites
perles entre les sourcils et sur le nez.
Marcher sans trop parler car
parler épuise
le corps et l'esprit. Lui, là devant, se dandine avec l'assurance
de ses pieds presque nus. Il trotte la plupart du temps avec sur
les épaules d'incompréhensibles fardeaux de bois ou
de maïs dont les lanières se réunissent, à
plat, sur le front. La fois dernière, sur le même chantier,
j'ai compris combien mes épaules ployaient sous ces charges
insupportables. Et cette sueur...
Mais, lui, là devant, sait se déplacer
dans ce milieu parce que c'est son milieu.
Pas besoin d'écologie! Lui, il connaît ces
pierres, ces mousses, ces ravins, ces hautes herbes, et les bestioles
qui les peuplent constamment. Lui, il se laisse guider par ses pieds
et sans doute, par son instinct. Oui! Ses pieds mènent nos
yeux. Lui, le chamane de Tzinacapan, marche à son aise: l'effort
semble absent des clins d'œil rapides qu'il me jette au hasard
des jeux d'ombres et de lumières. Et son sourire... Il se
joue des pierres dangereusement glissantes, mal posées, mal
ajustées. S'il glisse, il ne tombe pas. Et quand il se repose,
c'est pour palabrer, s'il le désire, avec les hasards de
la promenade : d'autres maseualmej, hommes, femmes, enfants, qui vont travailler là-bas,
dans leur rancho. J'apprends la vertu du repos qui n'est qu'un art de la rencontre et
de l'échange. Prendre des nouvelles, s'informer des enfants,
de l'épouse, des cochons, de la mazorca (maïs à maturité) ou de la fête
de samedi dernier.
Reprendre la route: lui, il
ne se déplace jamais
plus vite, jamais plus lentement. Il n'a pas le temps mais il a
tout son temps. Je le pense autrement : tout, dans sa démarche,
dans son esprit, dans sa fatigue, transpire et respire l'équilibre
d'une nature qui semble à l'Européen ingrate et dure.
Cette vallée ondulée, chaude, merveilleuse, me fait
tourner la tête: mon Dieu, qu'est-ce qu'elle est belle!
Apprendre à se
découvrir
Il faut avoir vu et vécu cela, il faut avoir
expérimenté ces "promenades" pour comprendre,
pour sentir au plus intime de l'être vibrer cette certitude
d'équilibre, dont les ethnologues apprennent à jouir
auprès de leurs informateurs. Il faut apprendre à
ne pas trop boire pour ne pas suer. Suer fatigue! Il faut apprendre
à se reposer au bon moment, au bon endroit. Apprendre à
ne pas accélérer la marche, même quand là,
le sentier offre une passe plus plane. Il faut apprendre à
doser et à équilibrer le corps et l'esprit comme la
charge qui pèse sur le dos et sur la tête.
Rien ne m'a préparé, en Occident, à
ce genre d'exercice car pour moi, c'est un exercice. Pour lui, là
devant, c'est le quotidien! Rien ne m'y a préparé,
pas même mille escalades sur tel terril du Borinage. Suer,
traîner ma carcasse, craindre la prochaine montée,
redouter la descente. Toutefois, j'y découvre un trésor
unique : une nature inviolée parce que respectée telle.
"Bonjour, Tonantzin! " me mis-je à marmonner. Et
de me souvenir des paroles d'un Kogi au nord de la Colombie : "Nous
prions pour vous, petits frères, parce que vous avez oublié
votre mère".
Découvrir un trésor dans les chants
d'insectes et d'animaux, dans les saveurs exquises des fruits sauvages,
dans les palabres, dans le ciel brûlant, dans la pluie diluvienne,
dans la gamme émeraude de cette nature excentrique, dans
le nuage d'évaporation hésitant à abandonner
son mouton végétal, dans le serpent tricolore tueur
d'hommes. Découvrir un trésor indicible dans ma sueur
qui imbibe le coton de ma chemise jusqu'à ruisseler sur
tout mon corps.
Après avoir marché et transpiré
toute une journée, je sens en moi une sensation intense,
indescriptible. Une sorte d'euphorie générant en moi
la certitude -et la béatitude!- de ne faire qu'un avec cette
nature. Ou plutôt de n'en être qu'un élément,
une brique... Oui, j'en appelle à une sorte de mouvement
mystique qui me poussera à crier mon admiration à
ce Créateur inconnu qui a conçu et donné aux
hommes, aux animaux et aux pierres de telles splendeurs d'équilibre
et de fantaisie.
Car ici, le minéral et le végétal
se sont plus à s'équilibrer pour que l'animal y trouve
son compte. Et je me fiche de celui-là qui pense que "cette
notion n'est qu'une illusion, un signe de faiblesse, un besoin irrationnel
de consolation" (2). S'il est complet -il a raison de ne pas
admettre les propos dégradants du Pape- en tant qu'athée
ou agnostique, je ne m'estime pas moins sérieux et intelligent
moi qui étale dans ces lignes mon "contact avec les
mystiques "barbares" et les puissances magiques de l'irrationnel" (3).
J'apprends, après l'épreuve du soleil,
de la chaleur, de la soif et de i'épuisement, à jouir
de ces silences merveilleux que nul moteur, nulle industrie ne vient
gâcher. Jouir de ces silences symphoniques dans lesquels les
chants d'oiseaux, ou leurs cris, servent d'instruments à
vent dans la multicacophonie des insectes, contents de prêter
leurs ailes et leurs pattes aux notes à corde. Jouir d'être
là.
J'apprends à écouter mes muscles, mon
coeur, ma vue. J'apprends à m'écouter parce que je
découvre que je suis "nature".
Etre là! Quelle merveille d'être là,
assis sur une pierre à l'écouter, lui qui est maintenant
à côté. Comme c'est bon d'admirer la voûte
des arbres et de méditer sur l'incroyable équilibre
qui rythme ces espaces sauvages, pourtant sagement aménagés
par le maseual. Fragile équilibre tellement menacé par
la main de l'homme que les Nahua de Tzinacapan ont imaginé
le Kuaujtaxiuan (4), maître jaloux des collines, son domaine.
Quelle chance d'être là, assis sur la
pierre à l'écouter me parler de sa vision : il a vu
qu'un jour tout cela sera sens dessus dessous. Il ne parvient pas
à expliquer. Sans mot dire, lui et moi, nous avons notre
petite idée. Nous n'en parlons pas.
Bien sûr, nous n'ignorons pas, même là
au cœur de la forêt, sur la pierre recouverte d'eau du
ciel, que les timoniers prétendent devenir les maîtres
de la planète dont ils font une nef de fous. Et ils accusent
Dieu d'être absent, ou négligeant, ou inexistant...
Je regarde une goutte de sueur
tomber sur ma cigarette. Une goutte d'eau supplémentaire dans un océan d'humidité.
Nous rions à n'en pas finir.
Michel Duquesnoy,
Cuetzalan, Pue, 3 août 1998, Chapelle, 23 septembre 1998
VIVRE 98/4
(1) Antonin Artaud, Messages révolutionnaires, Folio 411, Gallimard, Paris, 1971, pp. 109-110, Ce
texte date de 1936.
(2) Marcel Voisin, Après Sophie, Théo, Espace de Libertés, 263, Août-Septembre
1998, p. 25, 3e colonne. Mon cri d'irritation a bien sûr été
intercalé après coup.
(3) ibid.
(4) Littéralement "Jean de la Montagne".
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