Albert Schweitzer
… Ainsi aliéné, déconcentré et
entravé dans ses facultés, l'homme est en danger
de sombrer toujours plus dans le processus de déshumanisation.
Le comportement normal d'homme à homme devient
difficile. L'agitation de la vie quotidienne, l'augmentation des
déplacements, la promiscuité, sur des espaces réduits,
dans le monde du travail ou dans l'habitat, nous rendent sans cesse
et de mille manières étrangers les uns des autres.
Nos conditions de vie ne nous permettent plus d'avoir
entre nous un comportement individuel, naturellement humain.
Les contraintes qui pèsent sur la manifestation
spontanée de notre humanité sont si générales
et si quotidiennes que nous nous habituons, jusqu'à plus
nous rendre compte que notre indifférence est contre nature.
Nous ne souffrons plus lorsque telle ou telle situation nous empêche
de témoigner d'homme à homme notre sympathie. Plus
: nous en venons à nous l'interdire, même dans les
circonstances où il serait opportun de le faire.
Le sens de notre affinité avec le prochain
se perd. Dès lors, nous nous trouvons sur le chemin de l'inhumanité.
Là où disparaît la conscience que rien de ce
qui est humain ne doit nous rester étranger, la civilisation
et l'éthique vacillent ensemble. L'instauration d'une inhumanité de
plus en plus féroce n'est alors plus qu'une question de
temps.
Ce qu'il y a peut-être en l'homme moderne
de plus nouveau, c'est qu'il se fond dans la masse. Le mépris
qu'il ressent pour toute forme de réflexion sur soi le rend
maladivement réceptif aux idées toutes faites mises
en circulation par la société et ses organismes médiatiques.
Et, de plus, la société comme telle ayant acquis, à travers
le perfectionnement même de son organisation, une puissance
spirituelle jamais atteinte jusqu'ici, la dépendance de
l'individu est devenu si profonde qu'il cesse presque d'avoir une
vie personnelle.
Le voilà comme un ballon mou qui, sans élasticité,
garderait l'empreinte de toutes les pressions et manipulations
subies. La collectivité peut disposer de lui à sa
guise. D'elle, il tient toutes ses opinions, comme des produits
finis, dont il se nourrit, et qu'importe leur provenance, politique
ou religieuse.
Il ne comprend pas cet état de sujétion
comme une pathologie et une faiblesse. Au contraire, il y voit
la réussite d'une adaptation. Il croit même, dans
cet abandon sans critique à la collectivité, prouver
la grandeur de l'homme moderne et c'est à dessein qu'il
pousse un attachement naturel à la société jusqu'au
paroxysme, jusqu'à l'hystérie.
Parce que nous négligeons ainsi les droits
les plus élémentaires de l'individu, notre génération
se rend incapable de produire des idées nouvelles ou même
de réactualiser les idées anciennes. Elle voit seulement
comment les idées démagogiques en arrivent à dominer,
comment elles deviennent de plus en plus simplistes et qu'elles
débouchent sur un extrémisme dangereux.
…En renonçant à l'autonomie
de la pensée, nous avons du même coup, et inévitablement,
perdu la foi en la vérité. Notre foi spirituelle
s'est décomposée. La surorganisation de la vie extérieure
aboutit à une systématisation du vide intérieur
et de l'irresponsabilité personnelle.
…Autrefois, la société portait
les individus ; aujourd'hui, elle les écrase. La faillite
des nations civilisées, plus manifeste de décennie
en décennie, précipite l'homme moderne dans l'abîme.
La démoralisation de l'individu par la collectivité est
en plein cours.
Un être dépendant, déconcentré,
mutilé, qui se laisse aller à l'inhumanité,
qui aliène sa liberté et son jugement moral à une
société surorganisée, un être aussi
qui est privé du sens même de la civilisation, voilà l'homme
moderne en marche sur le sombre chemin d'une époque de ténèbres.
Albert Schweitzer, Décadence
et reconstruction de la civilisation, chap.II, 1923
Le lecteur trouvera une compilation
des principaux textes de l'œuvre de ce visionnaire dans « Albert
Schweitzer, Humanisme et mystique », textes choisis,
traduits et présentés par Jean-Paul Sorg,
Albin Michel, 1995 |