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 Spiritualités
Une sagesse ancienne pour aujourd'hui  

Béatrice Spranghers

Réflexion proposée lors d'une tenue maçonnique.

Ephémère
Penser sa vie
Fondements
Interpellations
Quelle sagesse ?
Quel progrès ?
Impermanence
Quel temps ?
Quel bilan ?
Quel désespoir ?
Quel Dieu ?
In Fine

Comment une sagesse ancienne peut-elle nous interpeller aujourd'hui ?

C'est qu'il n'y a rien de nouveau sous le soleil. Le cœur humain abrite toujours les mêmes démons, quelle que soit l'époque.Le sablier du temps est inlassablement retourné. Il y a bien mouvement, mais c'est toujours la même qualité de sable qui de dévide. La notion du temps n'est pas nécessairement cyclique, non, simplement l'humain reproduit sans cesse les mêmes comportements. Encore et toujours, nous mangeons du fruit de l'arbre de la connaissance du Bien et du Mal afin d'obtenir les promesses du serpent…: vous serez comme des dieux, votre pouvoir sera illimité, vous serez immortels.

Paroles de Qohélèt, fils de David, roi de Jérusalem. Vanité de vanités, dit Qohélèt, vanité de vanités, tout est vanité. Quel avantage revient-il à l'homme de toute la peine qu'il se donne sous le soleil ? Une génération s'en va, une autre vient, toujours la terre subsiste. Le soleil se lève, le soleil se couche, à son lieu il aspire et se lève de nouveau. Vers le midi, vers le nord, le vent souffle, le vent tourne, il retourne sur ses tours, le souffle. Tous les torrents vont à la mer, et la mer n'est pas remplie. Ils continuent à aller là où ils vont. Toutes les paroles sont infirmes, comment pourrait l'homme dire. L'œil ne se rassasie pas de voir et l'oreille d'entendre. Ce qui a été cela sera, ce qui s'est fait se refera. Rien de nouveau sous le soleil. Qohélèt, 1 à 9

Ces paroles sont celles d'un sage qui vivait il y a 23 siècles. On l'appelle l'Ecclésiaste; dit Qohélèt d'après la racine hébraïque du verbe qahal qui signifie rassembler. Qohélèt, c'est celui qui rassemble ce qui est épars : des sentences diverses, présentées un peu pêle-mêle dans une sorte de recueil d'antiphilosophie où les contradictions et les paradoxes abondent - comme dans la vie de tous les jours. Ce petit livre de 12 chapitres est classé dans le corpus de l'Ancien testament parmi les Écrits, c'est-à-dire les textes de sagesse. C'est un poème d'un réalisme implacable, dérangeant, décapant. L'auteur emprunte en toute légitimité le prestigieux nom du roi Salomon. Dans la pensée sémitique, Salomon est l'archétype de la Sagesse. Et qui donc, sinon le grand sage, peut conclure à la vanité de la sagesse ?

Éphémère   

Vous l'avez entendu «Vanité de vanités, vanité de vanités, tout est vanité». Cette constatation revient dans le livre comme un leitmotiv lancinant. Le mot hevel, que l'on traduit par vanité, c'est le vent, le souffle, la buée, l'haleine. Bref, ce qui n'a pas de consistance, qui passe sans laisser de trace, ce qui est éphémère. C'est le nom d'Abel, dont la vie est brève, car fauchée par son assassin de frère : Caïn.

Qohélèt dit : tout est hevel, vanité.
La vie de l'homme, sa jeunesse, ses œuvres (même grandioses), ses amours et ses haines, son bonheur… Tout est éphémère, mais non pas néant, et certes pas sans valeur, que du contraire ! Nous voici au cœur de la perpétuelle préoccupation de l'homme, toujours la même : la fugacité du temps, …la mort.

Nous sommes des vivants en sursis. Il nous faudra mourir. On peut douter de tout, sauf de cela. Le compte à rebours commence à la naissance.

Penser sa vie   

On ne peut commencer à philosopher, c'est-à-dire à penser sa vie, que si on a préalablement pris conscience de la mort, de sa mort.

Les deux piliers de la Sagesse reposent d'abord sur le discernement - sans atténuation - de la mort en toute chose, ensuite sur celui des limites humaines, ce que j'aime appeler la finitude, à tous égards.

La maçonnerie, ce chemin de sagesse, fait la part belle à cette méditation sur la vie et la mort : dans le mythe d'Hiram, dans ses rituels, et dans celui de l'initiation en particulier.
L'apprentissage de la vie s'enracine dans celui de la mort. Tant que ce constat n'est pas intégré, aucune sagesse n'est possible.
Pourquoi ? Parce que c'est à partir de cette affirmation que l'homme peut apprécier activement sa vie et l'orienter vers ce qui le rendra qualitativement vivant et, qu'il peut, comme Montaigne, "cultiver son jardin", assuré que la mort le trouvera "nonchalant d'elle" et, "plus encore de mon jardin imparfait" ajoute-t-il.

C'est pourquoi Qohélèt situe le cœur du sage dans la maison de deuil et celui de l'insensé dans la maison de festin [7;2]. Ce n'est pas qu'il dénigre les ripailles, que du contraire - il encourage par ailleurs à manger, boire, aimer et se réjouir. Cependant, si la guindaille fait du bien - et il en faut ! – elle n'incite pas vraiment à la réflexion.

C'est dans la maison de deuil, confronté à la fugacité de la vie, que le sage médite sur le sens de son existence. C'est là qu'il se remet en question, qu'il ajuste ses choix, ses options de vie, qu'il progresse dans son être.

L'insensé, lui, préfère évacuer l'idée de la mort. Il choisit de s'étourdir pour camoufler les questions dérangeantes dans un divertissement qui le dispense de réflexion. Or, c'est justement quand on mesure ses limites que la vie prend tout son sens.

Alors que l'homo sapiens s'interroge convulsivement à chaque génération sur le mystère de l'après-mort, Qohélèt prétend : il doit y avoir une vie avant la mort. Sinon quel gâchis, quel gaspillage !

Comme le dit volontiers Albert Jacquard, cet autre amoureux de la vie, nous sommes des rescapés de la vie, des miraculés. Quelle chance inouïe que nos ancêtres aient échappé aux guerres, à la famine, aux massacres, à la mortalité enfantine, aux épidémies…

Notre vie est prodigieusement, immensément précieuse. La vie est précieuse.

Les fondements   

Qohélèt suit la trame des trois premiers chapitres de la Genèse, textes ésotériques s'il en est. C'est à partir de cela qu'il aborde sans complaisance les grands thèmes existentiels de toujours : le pourquoi et le pour quoi de la vie, le temps, le travail, les relations avec le divin, avec ses semblables, le couple, la connaissance, le Bien, le Mal, la sagesse, la folie, le désir, la transgression, la responsabilité, le pouvoir, l'argent, la souffrance, l'injustice… Et j'en passe.

Interpellations   

Certes, il ne fait pas dans la dentelle. Ceux qui veulent préserver le confort molletonné de leurs certitudes doivent éviter cette lecture. Qohélèt en veut à notre tranquillité.

• Si nous apaisons notre appréhension de la mort par des espoirs supra-terrestres, Qohélèt répond :
9;10 «…il n'y a ni œuvre, ni pensée, ni science, ni sagesse dans le séjour des morts où tu vas».
3;20
«Tout a été fait de la poussière et retourne à la poussière».
9;45
«… même un chien vivant vaut mieux qu'un lion mort. Les vivants savent qu'ils mourront, mais les morts ne savent rien». Qui plus est : «leur mémoire est oubliée».

• Si nous escomptons bien quelque strapontin avec médaille pour notre bonne conduite, Qohélèt affirme
2;14 «Le sage et l'insensé… ont l'un et l'autre le même sort».
7;15
«J'ai vu… tel juste qui périt dans sa justice, et tel méchant qui prolonge son existence dans sa méchanceté».
8;14
«… il est des justes auxquels il arrive selon l'œuvre des méchants, et des méchants auxquels il arrive selon l'œuvre des justes».
Autrement dit, il n'y a de veine que pour la canaille.

• Si le méchant n'est pas pénalisé, c'est qu'il n'y a pas de justice immanente, ni même de justice tout court. Qohélèt constate :
4;1
«Les opprimés sont dans les larmes, et ils n'ont pas de consolateur; ils subissent la violence de leurs oppresseurs, et ils n'ont pas de consolateur».
3;16
«Au lieu établi pour juger, il y a de la méchanceté, au lieu établi pour la justice, il y a de la méchanceté».

Que de victimes de l'oppression, de l'exploitation, de multiples compromissions, sacrifiées sur l'autel de cette abominable idole qu'est le Profit, et sur celui de son homologue, le Pouvoir.

• Si les méchants agissent impunément, au moins doit-il exister une justice divine, transcendante, punitive ?
3;17 «J'ai dit… Dieu jugera le juste et le méchant… ils verraient eux-mêmes qu'ils ne sont que des bêtes…»
Mais non :
9;2
«Tout arrive également à tous, même sort pour le juste et le méchant».
Exit donc le concept d'immortalité de l'âme cher à Platon et cette notion chrétienne réconfortante de récompense paradisiaque dans un au-delà bienheureux.

Quelle sagesse ?   

Mais alors, quel avantage peut-il bien y avoir à choisir la sagesse ? Elle est, nous l'avons dit, lucidité à l'égard de la condition humaine. Quand on fait le ménage dans sa tête de toutes les illusions, on peut entreprendre le bonheur.
Pourtant, dit Qohélèt
7;20 «… il n'y a pas sur terre d'homme juste qui fasse le bien».
Et donc, où est la limite entre la sagesse et la folie ?
7;7
«L'oppression rend fou, même le sage», constate-t-il.
Ainsi le sage peut donc devenir fou, et inversement ?

Décidément la sagesse est une énigme. On ne sait pas à l'avance ce qu'il convient de faire. "On ne peut pas faire de brouillon de sa vie", regrette fort à propos Sullivan. Rien n'est non plus déterminé à l'avance. L'avenir est à faire.

" Tout passe et tout reste inchangé,
mais c'est à nous de marcher,
d'avancer et de creuser des sillages dans la mer.
Homme qui marche,
ce sont tes semelles qui font le chemin,
et personne d'autre;
Homme qui marche, il n'y a pas de chemin
et quiconque regarde en arrière,
voit le chemin qu'il ne parcourra plus jamais.
Homme qui marche, il n'y a pas de chemin,
Seulement un sillage dans la mer."
Antonio Machado, 1938

On ne peut deviner ou prévoir les conséquences lointaines de ses choix présents. Comme le dit un texte ancien intitulé la prière de l'artisan : "Quand je fais bien, il n'est pas sûr que ce soit bien, et quand je fais mal, il n'est pas sûr que ce soit mal" Voilà qui induit sans doute un certain effondrement de la morale conventionnelle.

Cependant, dit Qohélèt :
2;13-14 «J'ai vu que la sagesse a de l'avantage sur la folie, comme la lumière a de l'avantage sur les ténèbres. Le sage a ses yeux à la tête [il voit] et l'insensé marche dans les ténèbres».

Certes, la sagesse est contrainte à la vanité mais la meilleure manière d'assumer la vanité, c'est encore d'opter pour la sagesse. La récompense du sage, c'est le bonheur qu'il prend à suivre une voie droite, c'est la sérénité de sa conscience. En quelque sorte le principe maçonnique : "Fais le bien pour l'amour du bien lui-même".

Soit, agis selon ta conscience, en toute gratuité, sans escompter de contrepartie bénéfique.
- Même si le sage est oublié, et sa sagesse aussi.
- Même si les pensées et les actes les plus nobles se réduisent souvent à un coup d'épée dans l'eau et sombrent dans un oubli total.
- Même si, et cela s'avère particulièrement pénible, chaque génération amnésique reproduit peu ou prou les erreurs des précédentes.
Ce qui fait dire à Qohélèt :
«Il n'y a rien de nouveau sous le soleil».

Quel progrès ?   

Il n'y a pas de progrès de l'humanité ?! Notre génération n'est pas plus avisée que celles du passé. Nous sommes certes mieux outillés, mieux informés, mais pas plus intelligents ni meilleurs pour autant.

Audacieusement, pourtant, la franc-maçonnerie postule ce progrès et toute négation à cet égard heurte notre entendement alors que, précisément, nous voulons contribuer à l'édification du Temple de l'Humanité.

Au moins la question mérite-t-elle d'être posée puisque nous avons l'honnêteté intellectuelle de considérer qu'aucune certitude n'est définitivement acquise. Le doute, ce précieux moteur de la pensée humaine nous confronte à cette question d'une éventuelle ascension de l'homme vers l'humain. Soit le surhomme que Nietzsche appelle de ses vœux, celui qui transcende son animalité.

Quand ? peut-être dans dix mille ans comme le chante Léo Ferré.

Et Qohélèt de poursuivre, et je vous laisse le loisir de transposer cette réflexion à la situation internationale actuelle : 9;16 «…la sagesse vaut mieux que la force. Cependant la sagesse du pauvre est méprisée et ses paroles ne sont pas écoutées. Les paroles du sage tranquillement écoutées valent mieux que les cris de celui qui domine parmi les insensés. La sagesse vaut mieux que les instruments de guerre,… mais un seul fauteur détruit beaucoup de bien ».

Plus on avance sur le chemin de la sagesse, plus tout devient complexe, insaisissable, et plus on mesure ses limites, sa précarité, sa contingence. Il en va de même pour la connaissance en général et la science en particulier.
Aussi, dit Qohélèt :
1;18
«…avec beaucoup de sagesse, on a beaucoup de chagrin, et celui qui augmente sa science augmente sa douleur».
Autre traduction : « Plus on a de connaissance, plus on a de tourment ».

Chaque découverte, chaque étape saluée comme un gain de liberté, d'autonomie, de bien-être, comporte un revers de médaille. La facture est lourde en souffrances humaines, en dégâts écologiques.

Albert Schweitzer considère que "nos inventions placent en nos mains une force de destruction si colossale, elles rendent la guerre tellement dévastatrice que, pour un temps imprévisible, vaincus et vainqueurs se retrouvent ruinés ensemble".

Au pont de Groenendael, un slogan résiste à l'usure du temps : "L'aliénation suréquipée" et un autre un peu plus loin : "Vous êtes déjà morts". Le progrès technologique nous donne l'illusion de la liberté et nous ne mesurons même plus notre aliénation, notre sujétion à la grande déesse Science.

Jacques Ellul rapporte que le 6 août 1945, quand Einstein apprend par un télex l'explosion d'Hiroshima, il se prend la tête dans les mains et murmure après un long silence : "Les vieux chinois avaient raison. On n'a pas le droit de faire n'importe quoi". Théodore Monod, lui, jeûnait tous les jeudis en signe de deuil, pour commémorer cette même fracture irréversible de l'entendement humain.

Impermanence   

Mais bien sûr, cueillir le fruit de l'arbre de la connaissance du Bien et du mal, c'est irrépressible. Bien sûr, la curiosité intellectuelle est légitime et enviable. Bien sûr, le progrès scientifique est irréversible.

Cependant il n'en demeure pas moins que «celui qui augmente sa science augmente sa douleur». Le chat qui s'étire en baillant n'éprouve aucune angoisse existentielle. Mais voudrions-nous de cette indolente ignorance ? Certes non. Nous préférons chercher, même s'il nous en coûte. Et cette incessante recherche motive nombre de nos activités, et le travail, souvent perçu comme valeur en soi.
Or,
3;9
«quel avantage celui qui travaille retire-t-il de sa peine ?» interroge Qohélèt.
Le travail n'est pas forcément désopilant, ni même gratifiant. Qohélèt le considère comme une inéluctable nécessité. Rappelons-nous la Genèse :
«C'est à la sueur de ton visage que tu mangeras ton pain, jusqu'à ce que tu retournes dans la terre dont tu as été pris». (Gen. 3;9)

Le travail permet de se nourrir, mais il ne comble pas la vacuité de la vie. Pire, il est parfois décevant, dépourvu de sens, source de conflits, de rivalités, de jalousies. Il altère la qualité de la vie…

Futilité encore de s'exténuer pour accumuler des richesses.
5;12 «S'il survient quelque événement fâcheux»  dit Qohélèt, songeant peut-être aux fluctuations boursières de son temps, «tout est perdu. Celui-là a travaillé pour du vent ».
Alors,
4;6
«mieux vaut une main pleine avec repos, que deux mains pleines avec travail et poursuite du vent».
Mais encore :
9;10
«Tout ce que ta main trouve à faire avec ta force, fais-le».

Le travail aussi est hevel, mais puisqu'il s'impose, accomplis-le, avec ta force, peut-être inattendue, mais ne va pas te tuer au travail. Limite plutôt ton appétit de consommation pour savourer tes loisirs.
Ne succombe pas pour autant à la paresse.
10;18
«Quand les mains sont paresseuses, la charpente s'affaisse».
Et puisque tu ignores jusqu'au résultat de tes efforts,
11;6
«Dès le matin sème ta semence, et le soir ne laisse pas reposer ta main; car tu ne sais pas ce qui réussira, ceci ou cela, ou si l'un et l'autre sont également bons».

Quel temps ?   

Il y a de la place dans toute une vie pour s'adonner à de multiples activités et, un Temps, pour chacune d'elles.

Peut-être avez-vous en tête le succès des Beatles dans leur interprétation du chapitre 3 où Qohélèt récapitule les diverses activités coutumières de l'humanité.
«Un temps pour planter, un temps pour arracher ce qui a été planté» (je pense aux oliviers palestiniens)
«Un temps pour pleurer, un temps pour rire»
«Un temps pour chercher, un temps pour perdre»
«Un temps de guerre, un temps de paix»
.
La sagesse consiste aussi à agir en temps propice.
«Un temps pour parler, un temps pour se taire» (les apprentis maçons réduits au silence le savent).
«Un temps pour engendrer, un temps pour mourir»

Il y a donc un temps pour donner la vie et un temps pour quitter la sienne. Mais il ne faudrait pas inverser les temps et par exemple mourir avant son temps sans avoir eu celui de féconder la vie.

Quel Bilan ?   

Que reste-t-il de toute cette activité, demande Qohélèt, qui se glisse dans les pensées de Salomon au soir de sa vie. Salomon ne s'est privé de rien. Sa gloire et sa richesse, sa puissance l'autorisaient à satisfaire tous ses désirs. Quel bilan de vie fait-on quand on a été à ce point comblé de tous les possibles ?
Et de reconnaître :
2;10 «…ce qu'il reste de ma vie, c'est le bonheur que j'ai éprouvé dans toutes mes activités, au moment où je vivais».

Entièrement soumise à la vanité, la vie ne vaut que par le bonheur qu'on y trouve, bonheur lui aussi éphémère, mais d'autant plus précieux.

9;7-9 «Va, mange avec joie ton pain, bois de bon cœur ton vin;
oui, Dieu t'approuve. Qu'en tout temps soient blancs tes vêtements, que l'huile sur ta tête ne manque pas. Jouis de la vie avec la femme que tu aimes, tous les jours de ta vie de vanité, que Dieu t'a donné sous le soleil, pendant tous les jours de ta vanité, ta part de vie et de travail sous le soleil. Tout ce que ta main trouve à faire, avec ta force, fais-le car il n'y a ni œuvre, ni pensée, ni science, ni sagesse dans le séjour des morts où tu vas.»

Quel désespoir ?   

Désespoir donc, mais à la manière d'André Comte Sponville, que le désespoir conduit précisément à la béatitude. Une sorte de désespoir tranquille, lucide et finalement bienheureux, puisqu'il n'y a rien à espérer. "Ne désirer que ce qui est, que ce qu'on connaît ou qui dépend de nous"dit Comte Sponville.

On vieillit et on meurt ?, il faut donc impérativement se réjouir du présent. C'est une sagesse tragique où la sagesse du bonheur ne s'acquiert qu'au travers d'un gai désespoir.

Quand j'ai découvert, en 1988, sonTraité du désespoir et de la Béatitude, au fil de ma lecture, je me demandais sans cesse : a-t-il lu Qohélèt ? tellement il se révélait le frère jumeau de la pensée de Qohélèt, l'un athée, l'autre craignant Dieu.

Quel Dieu ?   

C'est justement ce dernier aspect de Qohélèt que j'ai passé sous silence jusqu'à présent. Alors que, précisément, il soutient toute la trame du livre: le bonheur que tu éprouves, la saveur de ta vie, c'est un don du divin.

Pour désigner Dieu, Qohélèt n'utilise pas le tétragramme JHVH, mais le mot Elohîm, qui est un pluriel, et qu'il fait curieusement précéder d'un article au singulier. Ce divin seul échappe à la vanité. Il échappe d'ailleurs à l'entendement humain, à tous ses systèmes et concepts. Il est insaisissable et l'homme ne peut aucunement se l'approprier.

Soit dit en passant, aux antipodes des constantes invocations de ceux qui osent l'utiliser pour asseoir leurs raisons d'une quelconque guerre sainte ou sacrée. Not in my name ! dirais-je pour paraphraser les actuels slogans pacifistes.

Le divin appréhendé par Qohélèt n'est pas utilisable. Il ne rend pas plus acceptables tous les scandales qui scandent l'histoire : l'injustice, la souffrance, la mort. Nul ne peut s'arroger le droit de dire stupidement d'un air contrit : ah! c'est la volonté de Dieu. Et si la vie semble parfois chaotique et absurde, c'est que l'homme n'y comprend rien. Sa finitude l'empêche de rien comprendre à ce que Dieu fait.
5;1 «Dieu est là-haut, et toi tu es sur la terre», dit Qohélèt.

Comme l'écrit Kierkegaard (justement dans son Traité du Désespoir) : "Dieu et l'homme sont deux natures que sépare une différence infinie de nature. Toute doctrine qui n'en veut tenir compte, pour l'homme est une folie, et pour Dieu un blasphème."

Puisque tu n'y comprends rien, dit Qohélèt, crains le divin.

Il ne s'agit évidemment pas d'une crainte apparentée à la peur, mais de cette "humble admiration" – pour reprendre l'expression d'Einstein qui parle aussi de "profonde conviction émotionnelle" face à un "pouvoir supérieur raisonnable" et cependant incompréhensible, indéchiffrable.

C'est cette crainte-là qu'évoque le proverbe «La crainte de Dieu est le commencement de la sagesse» ou, comme dit encore Einstein, "c'est le principe de toute vraie science".
Aussi, dit Qohélèt, il y a
8;12
«du bonheur pour ceux qui craignent le divin parce qu'ils éprouvent de la crainte».
Autrement dit, cette crainte-là emplit de bonheur.

In Fine   

La fin du livre invite la jeunesse à l'euphorie avant de conclure très poétiquement sur la vieillesse.
12;1 «… marche dans les voies de ton cœur et selon le regard de tes yeux»
conseille t-il à la jeunesse… mais sache que tes choix seront évalués. Il n'est pas indifférent de faire vivre ou de faire mourir. Soit : "On ne peut pas faire n'importe quoi" Lao-Tseu et Confucius ont raison.

Et à la vieillesse, il conseille : savoure ta vanité…
12;8 «…avant que le cordon d'argent se détache, que le vase d'or se brise, que le seau se rompe sur la source et que la roue se casse sur la citerne, avant que la poussière retourne à la terre, comme elle y était, et que le souffle retourne à Dieu qui l'a donné».
Ce souffle de vie que Dieu insufflait dans les narines d'Adam pour qu'il devienne un être vivant (Gen. 2;7), ce souffle lui revient, chargé de toute l'histoire de vie d'un individu unique, singulier, précieux.

Après ?
Mystère. Cela ne concerne plus "tout ce qui se fait sous le soleil".

J'ai tenté de partager cet hymne à la vie, hymne à la joie, d'un sage ancien, ni grincheux, ni désabusé, ni pessimiste, comme une lecture superficielle pourrait le suggérer.

Les paroles des sages sont comme des "clous plantés", dit-il. On peut s'y accrocher pour escalader sa vie. Mais parfois ils écorchent aussi. Lucidité oblige.
Mais je m'arrête ici, car Qohélèt dit aussi :
5;12 «C'est l'insensé qui profère beaucoup de paroles».
J'ai dit.

Béatrice Spranghers

Ouvrages de référence :
- La Bible, traductions Segond, Pléiade, Chouraqui.
-
La raison d'être, Jacques Ellul, Seuil, Paris 1987
-
Traité du Désespoir et de la Béatitude, A. Comte Sponville, PUF, Paris 1988
-
Humanisme et Mystique, Jean-Paul Sorg, Albin Michel, Paris 1995
Les titres et sous-titres sont de la Rédaction.  
 



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