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 Spiritualités
Les pensées chrétiennes de Hannah Arendt (1906 -1975)


Jean-Paul Sorg

On peut dire que Hannah Arendt, née il y a cent ans, le 14 octobre 1906,
à Hanovre, est un des philosophes majeurs du XXe siècle. Souligner : un des philosophes majeurs du XXe siècle était une femme ! Préciser : une juive allemande, qui s’est réfugiée en France en 1933, puis s’en est échappée en 1941, pour gagner les États-Unis. Cette trajectoire forcée, fuite vers l’ouest, parcourue par beaucoup d’autres, désigne les « sombres temps » du siècle et quelque chose de sa dynamique arrive encore jusqu’à nous, aujourd’hui, infléchit encore nos possibilités de jugement sur le monde contemporain. Bonne conscience des États-Unis qui s’auréolent de la démocratie libérale et se prévalent d’être le meilleur ami, « obligé », d’Israël.

En France, nous avons lu son œuvre par fragments, au gré des traductions et des éditions. En lisant d’abord, dans les années 1970, Le système totalitaire, certains ont été surpris d’y trouver tout à la fin une référence à saint Augustin : « pour qu’il y eût un commencement, l’homme fut créé ». Avec cette explication : « ce commencement est garanti par chaque nouvelle naissance ; il est, en vérité, chaque homme ». À l’extrême bord, en quelque sorte, des ténèbres de l’enfer, que le lecteur venait de traverser en recevant l’avertissement que le totalitarisme « constitue un danger toujours présent et ne promet que trop d’être désormais notre partage », on percevait soudain la lueur d’une espérance, du moins d’une raison, timide, tremblante, de ne pas désespérer entièrement. Contre toute logique et toute expérience, la foi en la possibilité d’une autre, d’une nouvelle histoire. Qui avait des oreilles pour entendre entendait là quelque chose du génie (de la sagesse ?) de l’évangile. L’espérance, la vie, est invincible. La mort n’est pas la fin. La fin n’est pas la fin !

Ce motif de l’espérance, par le biais du « phénomène » de la naissance, juste indiqué ici et resté énigmatique, nous le redécouvrons, amplifié, explicité philosophiquement, à deux reprises, dans Condition de l’homme moderne (2e édition en 1983), avec toujours la référence à saint Augustin et par-delà, sur plusieurs pages, à Jésus de Nazareth, « dont les vues pénétrantes sur la faculté d’agir », comme faculté miraculeuse de commencer du neuf, sont aussi libératrices que les vues de Socrate « sur les possibilités de la pensée ». Le christianisme, dans cette dimension-là de la liberté, et la philosophie sont faits pour se compléter !

« Le nouveau apparaît toujours comme un miracle… Le fait que l’homme soit capable d’action signifie que de sa part on peut s’attendre à l’inattendu… Et cela à son tour n’est possible que parce que chaque homme est unique, de sorte qu’à chaque naissance quelque chose d’uniquement neuf arrive au monde. » À l’approche de Noël, j’ai souvent dicté ces quelques lignes à mes élèves de Terminale et j’essayais de leur montrer que leur auteur avait su y exprimer le sens profond, universel, de la fête de Noël comme fête du « divin enfant ». Chaque enfant est divin. Chaque naissance est une nativité. Une source d’espérance dans la continuité de la vie et le renouveau. Une promesse de royaume.

On s’étonnera peut-être et même on s’émerveillera de ce qu’une philosophe juive ou d’origine juive et ouvertement irréligieuse ait dit cela, le mystère de Noël, mieux que des théologiens de profession. Hannah Arendt a grandi dans une famille juive qui ne pratiquait pas et se voulait - s’imaginait - assimilée, émancipée, partageant les Lumières européennes, en l’occurrence celles de la social-démocratie allemande. Comme d’autres enfants de son milieu, elle n’a appris qu’elle était juive et comme telle différente que de l’extérieur, par des remarques antisémites. Jetée ainsi assez tôt hors de l’innocence première et figée, pour la vie, dans une identité dont elle se serait passée, mais qu’il lui faut maintenant assumer, souffrir et retourner contre les… autres. Elle analysera plus tard cette expérience d’un judaïsme vide, sans substance, mais converti fatalement en judéité, un attribut psychologique, une détermination raciale. Les Juifs étaient devenus « un groupe social qui ne se définissait pas par la religion, mais par certaines caractéristiques psychologiques, par certaines réactions dont la somme était censée constituer la judéité ».

L’antisémitisme est un des couloirs qui mènent au « système totalitaire » et le traversent. À Treblinka, à Auschwitz et dans d’autres camps (aussi en Union Soviétique), ce couloir fut couloir de la mort. Dans l’œuvre de Hannah Arendt, Sur l’antisémitisme est justement le premier volet du triptyque Les origines du totalitarisme. On comprend que « la question juive » s’empara d’elle, de son existence et de son esprit, vers 1933, pour ne plus la lâcher. Avant, la jeune femme ne s’intéressait ni à l’histoire ni à la politique (comme elle l’écrit à Gershom Scholem en 1963) ; elle ne se passionnait que pour la philosophie et la théologie, l’étudiante suivait sans complexes des cours dans l’une et l’autre discipline, au sein d’une université allemande où, il est vrai, contrairement aux traditions françaises, ces deux disciplines entretenaient des relations de bon voisinage (sinon même de cousinage), avec des passerelles de l’une à l’autre que l’on empruntait tout naturellement. Elle a connu et lu les plus novateurs théologiens de son temps, Martin Dibelius, Rudolf Bultmann, Paul Tillich. Sous la direction du philosophe Karl Jaspers, elle rédigea sa thèse, Le concept d’amour chez Augustin, qui sera publiée en 1929.

Pour autant, faut-il le souligner, elle n’est pas « augustinienne », elle n’est pas devenue judéo-chrétienne, elle n’est pas religieuse. Ce n’est pas elle, toutefois, qui dirait comme un jour son premier maître, Heidegger, qu’il n’existe pas de « philosophie chrétienne », qu’il y même là une antinomie entre les deux termes. Elle a toujours pensé sans ressentiment. Comment la définir ? Elle est un esprit libre, vigilant et généreux, en recherche permanente, animée d’un besoin impérieux, pour elle vraiment vital, de comprendre. Elle ignorait les frontières spirituelles et a trouvé l’occasion, en 1965, de tracer un portrait, admirable d’empathie, d’Angelo Giuseppe Roncalli (le pape Jean XXIII), « un chrétien sur le siège de saint Pierre » (Vies politiques).

À travers ses éprouvantes luttes intellectuelles, qui ont mangé sa vie et où elle a affronté la plus terrible énigme de notre temps, l’énigme de la radicalité et à la fois banalité du mal (des Origines du totalitarisme à Eichmann à Jérusalem), elle a néanmoins toujours tenté de sauver in extremis du sens ou des raisons d’aimer la vie et le monde. Son livre de 1958, Vita activa (ou Condition de l’homme moderne, le titre français), elle avait songé un moment à l’appeler Amor mundi. Sa dernière œuvre, inachevée, La Vie de l’esprit (1973), renoue en profondeur avec son premier travail philosophique, Le concept d’amour chez Augustin. C’est qu’il y va tout au long de la vie de nos possibilités - ou capacités - d’aimer. « Personne ne saurait exister sans aimer, mais la question est : quoi aimer ? » Si une sagesse élémentaire nous convie à aimer le monde, nous serons entraînés par la raison (la réflexion, le logos) à aimer la puissance qui fait qu’il y a un monde et qu’il dure. Ce qu’on aime, on le respecte, on en prend soin. Toute la morale et, aujourd’hui plus que jamais, la condition même du salut pour l’humanité se résument dans le principe du respect de la vie. Reste à l’appliquer ! C’est une affaire d’éducation philosophique ou (et) religieuse, et c’est l’affaire d’une politique écologique.

Cette puissance qui fait qu’un monde il y a, qu’un monde nous est donné (et nous, humains, au monde), on peut la nommer Dieu ou pas. L’essentiel n’est pas le nom qu’on prononce.

Jean-Paul Sorg, Buhl, 04 juin 2007  

Lire, du même auteur: Hannah Arendt et la philosophie.
 


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