Jean-Paul Sorg
- Une passion précoce
- Journalisme et enseignement
-
Adolf
Eichmann
- Penser, c'est être ouvert, c'est philosopher
Il m’arrivait
de dire à mes élèves : Un des plus grands
philosophes du XXe siècle, vous savez, est une femme. « Il » s’appelle
Hannah Arendt. (J’appuyais légèrement, d’un
demi-ton, sur le pronom masculin, et je guettais sur leurs visages
une réaction à la petite distorsion grammaticale
que je risquais comme un effet de rhétorique. En vain !
Même les filles restaient endormies.) C’est une juive
allemande, émigrée aux États-Unis. Remarquée
pour son analyse du totalitarisme. (Je voulais leur donner quelques
repères et les inciter à lire, hors programme, Le
système totalitaire, qui avait paru en poche. Je leur
assurais que cette lecture leur sera très utile, en histoire
aussi.)
Au niveau où j’enseignais (le lycée),
il n’était
pas question de chinoiser sur sa qualité de philosophe.
L’était-elle vraiment, pleinement ? Oui, en ce
sens qu’elle était un auteur qui avait construit une
théorie de portée générale. En élucidant
un phénomène politique singulier, le totalitarisme,
sous ses deux formes par elle connues, le nazisme et le communisme
stalinien, elle avait atteint en profondeur quelque chose de l’essence
même du politique et de la condition humaine. Mais elle-même
se défendait sérieusement, sans coquetterie, d’être
une philosophe de profession. Dans un entretien à la télévision
allemande, le 28 octobre 1964 : « Il y a déjà longtemps
que j’ai définitivement pris congé de la philosophie ».
Et encore dans l’introduction à son dernier ouvrage,
en 1973, La Vie de l’esprit, de pure facture philosophique
pourtant, elle prévenait : « Je ne peux
ni ne veux être rangée parmi les philosophes et être
considérée comme un des leurs ».
Une passion précoce
Ce refus
contient une critique implicite de la philosophie ou, pour le moins,
de ses pratiques, ses manières, son institution.
Il nous pousse nous-mêmes, aujourd’hui encore, à reconnaître,
dans le monde moderne, une insuffisance de la pensée philosophique,
sinon sa vieille misère (comme Marx ?), sinon sa faillite.
Les philosophes élaborent et manipulent des concepts. On
leur reproche traditionnellement, non sans motif, d’habiter
le seul monde des idées. Qu’est-ce qui leur manque
le plus souvent pour penser juste et utile ? Ils négligent
de déterminer les faits, d’affronter la réalité des
phénomènes. Avant de philosopher, il faut enquêter, étudier
l’histoire, fouiller la matière, s’enfoncer
dans le monde.
Selon quelques données biographiques, on sait
que Hannah Arendt a commencé par la philosophie. À quatorze
ans, elle lisait La Critique de la raison pure. Après
ses études
secondaires, elle se forme auprès des meilleurs maîtres,
Heidegger, Husserl, Jaspers. À 22 ans, elle soutient sa
thèse de doctorat : Le concept d’amour chez
saint Augustin. Un sujet original, vu son parcours, insolite
même ?
Touchant à la théologie chrétienne. Mais ensuite,
contrairement aux attentes, elle ne continue pas sur ce chemin,
elle bifurque, se tourne vers l’histoire, travaille sur des
archives, entreprend d’écrire, avec un grand art et
sans doute une réelle ambition littéraire, une œuvre
biographique, Rahel Varnhagen, la vie d’une juive allemande à l’époque
du romantisme. Les « sombres » temps présents
la rattrapent, avant qu’elle ait fini. 1933. Exil en France,
engagement dans des mouvements sionistes et de secours aux réfugiés
(« parias »). Divers écrits de circonstance
et de combat autour de la question juive, du malheur juif. « La
tradition cachée. » En 1940, elle s’échappe
d’un camp de déportés et gagne New York.
Journalisme
et enseignement
Recherches sur les « origines
du totalitarisme ». L’œuvre complète, écrite
en anglais, paraîtra en 1951, sous la forme d’une trilogie,
comprenant dans l’ordre : Sur l’antisémitisme, L’impérialisme, Le système totalitaire.
En France, les éditeurs ont privilégié assez
naturellement la dernière partie et nous l’ont fait
lire avant les autres. À considérer plus tard les
trois ensemble et à les relire, on a l’impression
d’une construction bancale, on ressent comme une insatisfaction
esthétique. Les trois parties ne sont pas équilibrées
et on ne saisit pas bien la logique ou l’économie
du tout. L’antisémitisme et l’impérialisme,
avec le racisme, sont-ils les seules « origines du totalitarisme »,
donc du « système totalitaire » ?
Celui-ci doit alors être compris comme une résultante,
un aboutissement. Voici à quel « système » de
terreur, à quel « nouveau type de régime » conduisent
d’une part la pathologie longtemps diffuse, puis aiguë,
de l’idéologie antisémite et d’autre
part les pulsions capitalistes de l’impérialisme.
Mais n’y a-t-il pas encore d’autres « causes » au
travail, d’autres forces ? Et qu’entendre par « origines »,
exactement ? Des prémisses, au sens de condition, ou
des prémices, au sens de premiers signes, premières
manifestations ou éléments déjà constitutifs ?
L’auteur ne l’établit pas clairement. Ce qui
nous apparaît, en regardant l’histoire, c’est
que l’antisémitisme, comme une forme de haine de l’autre,
comme une mécanique de bouc émissaire, et l’impérialisme
ou l’expansionnisme, accompagné ou non d’un
délire messianique, ont fait partie intégrante et
comme fatale des systèmes totalitaires modernes. En définitive,
et pour aller vite, une hypothèse :
l’unité intérieure de cette trilogie (aux assemblages
un peu forcés, un peu bricolés) tient à ses
descriptions et récits d’une généalogie
du mal. Antisémitisme, impérialisme et totalitarisme :
trois figures complices du mal politique, d’un mal en quelque
sorte porté, enfanté par la politique dans des conditions
historiques et techniques (technologiques) déterminées
(les suites de la fin de la Première Guerre mondiale, les
crises économiques, la rationalité bureaucratique,
la décomposition de l’État-nation, le développement
d’armes de destruction massive). Un pur philosophe comme Ricœur
(dans sa conférence
essai « Le Mal ») et même comme Hans
Jonas (dans « Le concept de Dieu après Auschwitz »)
enferme d’emblée la question du mal dans un cadre
onto-théologique. Comment concilier l’idée
de Dieu, par définition bon et tout puissant, avec le phénomène
du mal sur la terre et entre les hommes ? Seule solution :
admettre finalement que Dieu n’est pas si puissant que ça
et qu’il souffre avec nous, dans sa création. De telles
spéculations, évidemment invérifiables, Hannah
Arendt n’a cure. En historienne, elle scrute des maux précis,
elle cherche à savoir ce qui s’est passé et
comment cela s’est passé ; elle met à jour
des processus, des enchaînements, des consécutions,
des devenirs, des fatalités et des aliénations.
Adolf Eichmann En
assistant, comme journaliste, au procès d’Adolf
Eichmann à Jérusalem, en 1961, elle découvre
combien le mal radical ou « absolu », comme
elle l’appelait dix ans plus tôt dans Le système
totalitaire, peut être banal, devenir une routine, comme
une routine professionnelle, et être « accompli »,
si on ose dire, sans affects particuliers, sans rage, sans pulsions
sauvages, sans satanisme, mais avec le sentiment d’une nécessité « supérieure » qu’en
homme de devoir, qu’en camarade fidèle (fidèle à son
parti, à l’État, au Führer) on s’interdit
de discuter. Comment en arrive-t-on à de telles folies ?
Il y a là un « phénomène humain » plus
effroyable et plus proche de chacun que tout ce que racontent depuis
toujours les mythes et les religions qui ont imaginé des
démons, un principe du mal, un autre « dieu »,
le diable, Lucifer. Le travail du philosophe, dans l’esprit
de la science, est de démythologiser la représentation
et « l’origine » du mal.
Hannah Arendt,
quelque peu lassée de la pensée (et
donc de l’action) politique, éprouve à partir
de 1973 le besoin d’une ample réflexion philosophique
sur « la vie de l’esprit ». Le motif
premier, l’aiguillon de cette réflexion est l’étonnement,
la stupeur persistante (le thaumazein grec), devant ce phénomène
de « la banalité du mal » qu’elle
a décrit et dont le concept lui est en quelque sorte échu.
Il lui revient donc, mieux qu’à quiconque, d’essayer
de l’élucider. Pour elle, dans le grand âge,
l’organisme déjà usé, ce défi
tout philosophique d’affronter cet incompréhensible-là.
Ce
qui l’avait frappée en écoutant Eichmann
et en lisant le procès-verbal des interrogatoires, c’est
que cet homme était incapable de penser ou d’imaginer,
c’est-à-dire de voir les choses d’un autre point
de vue que celui de sa fonction, incapable de sortir de soi, tant
de considérer « soi comme un autre » que
l’autre comme un soi. Il lui manquait cette élémentaire
humanité qui vient par la pensée et le sentiment
pour autrui. L’absence de pensée (die Gedankenlosigkeit) était « au
fond » toute son énigme et en lui ce que nous
prenons pour l’énigme du mal. D’une certaine
façon c’est tout, il n’y a pas à chercher
plus loin, il n’y a pas à creuser, car cette réalité humaine
est creuse et elle est fermée, étalée à la
surface sociale, sans profondeur obscure. Le propre de l’homme
est de penser, c’est parmi tous les vivants sa noblesse.
Postulat de l’humanisme. Eh bien, il faut reconnaître
qu’il existe des hommes ignobles, qui n’y arrivent
pas, qui n’essayent même pas, car, bien sûr,
qui ne pense pas ne peut non plus penser qu’il ne pense pas !
Penser,
c’est être ouvert, c’est philosopher
Les hommes vont au crime et n’y trouvent pas de mal parce
qu’ils ne pensent pas (ils ne pensent pas « l’autre »),
par défaut de philosophie. L’éducation philosophique
de l’humanité a donc échoué, est à reprendre.
Socrate, le premier, le savait : « Nul n’est
méchant volontairement ». Non pas constatation,
non pas vérité d’expérience, mais pari,
acte de foi en la raison. Proposition insensée, sublime,
comme sont insensées et sublimes telles paroles du Christ : « Si
on te frappe sur la joue gauche, tu tendras la joue droite ». « Tu
aimeras tes ennemis. » Hannah Arendt, dès les
premières pages de Penser, la première partie
de
La vie de l’esprit, se brûle à ce sublime
pratiquement insoutenable, frôle cette utopie (disons-le
simplement ainsi) qui habite la philosophie, cette illusion totale,
cette foi sans
fondement, qui ne se laisse pas exprimer sans risquer le ridicule :
si tous les hommes pensaient, si tous s’adonnaient à la
philosophie, il n’y aurait plus de mal, plus de violence
entre les hommes. La philosophie a vocation de sagesse, c’est
inscrit dans son étymologie, et la sagesse, c’est,
ce serait le salut, la paix dans les cités. Si Hannah Arendt
s’est éloignée de la philosophie
instituée à l’université, après
en avoir fait assez rapidement le tour, c’est parce qu’elle
avait à son égard une exigence d’authenticité à laquelle
aucun de ses professeurs, ni Heidegger ni même Jaspers, ne
satisfaisait.
Jean-Paul Sorg, Buhl, le 3 juin 2007
Lire du même auteur : Les pensées chrétiennes de Hannah Arendt |