Françoise Leclercq
Quand je marche dans une ville,
je regarde les portes. Derrière elles, il y a des gens
qui vivent, qui s’aiment, qui se disputent, qui sont
tristes ou joyeux ; il y a des meubles et des objets, des
bruits de voix, des odeurs de soupe…, tout un univers
clos et mystérieux pour celui qui passe ou qui attend
sur le seuil après avoir frappé ou poussé sur
le bouton de sonnette.
Le seuil, la porte, le passage sont
si liés entre eux
qu’il est difficile de les séparer comme on démonterait
un objet en ses différentes pièces. Ce que l’on
pourrait dire du seuil peut se répéter pour
la porte : elle se présente aussi comme une limite,
une frontière. Mais elle est plus que cela.
Evidemment, la porte délimite un dehors et un dedans,
sépare le sacré
du profane, comme le seuil qui
la précède, mais aussi induit d’autres
significations.
La porte dit la fonction du bâtiment
En architecture, les portes sont toujours
l’objet d’une
attention particulière. Elles annoncent la nature,
la fonction et même le statut social du bâtiment.
Les palais et les châteaux ont des portes, des portails
grandiloquents qui disent la grandeur, le pouvoir. Les portails
des églises avec leurs tympans décorés
de sculptures nous instruisent sur tel ou tel épisode
de l’histoire sainte. Les portes des prisons sont insensibles
et muettes. Il y a les modestes portes en bois, vieilles,
déglinguées des remises et des maisons pauvres
; il y a les portes prétentieuses, frais vernies des
bourgeois, avec force enjoliveurs de cuivre ; les portes automatiques
qui s’ouvrent et se ferment à notre passage,
rapides comme un salut militaire. Il y a les portes aveugles
comme un mur, les portes vitrées au travers desquelles
on voit ; il y a les fausses portes peintes en trompe l’œil
avec un personnage qui semble entrer comme dans quelques salons
des palais italiens de la Renaissance…
Selon qu’elle
est fermée, ouverte, entrouverte, fermée à clé,
battante, une porte est, sans changer de nature, présence
ou absence, appel ou défense, perspective ou plan aveugle,
innocence ou faute. Et Michel Cournot (1),
le critique cinématographique
poursuit : « il n’est pas d’image plus œcuménique
de l’immanence de la vie que celle d’une porte
ouverte et refermée ». Le cinéma joue
beaucoup du symbole de la porte.
Ce n’est donc pas un
hasard si une simple porte est investie symbolique-ment plus
que tout autre élément
architectural . Nous sommes renvoyés à sa fonction
et tout ce que cette fonction exprime et signifie. L’homme
qui le premier bâtit une hutte créa un espace
limité, distinct de l’illimité du reste
du monde . En perçant une porte, il créait une
communication entre le dehors et le dedans, entre l’extérieur
et l’intérieur. Simmel (2) précise
: « comme
justement elle peut s’ouvrir, sa fermeture donne le
sentiment d’une clôture bien plus forte face à tout
cet espace au delà que ne le peut la simple paroi inarticulée.
Cette dernière est muette alors que la porte parle ».
La porte fermée est mur ; ouverte, elle devient issue,
accès, passage. Elle se métamorphose sans cesse,
tantôt apparaissant solide, infranchissable, tantôt
glissant dans ses gonds, elle s’efface, disparaît
jouant de la métamorphose mécanique suivant
les besoins.
Elle signifie séparation ou relation
Elle est pouvoir d’ouverture ou de fermeture,
d’échange
ou de rupture. Elle sépare le sacré du profane,
le sédentaire du nomade, etc… Une infinité de
sens, de possibles binaires suggérés par sa
seule image en fonction se dégage.
Mais aussi, la porte
est liée à la maison, symboliquement
l’utérus maternel qui accueille, protège,
réchauffe. Dans l’utérus, paradis perdu,
nous ne retournerons pas. Il nous reste la maison comme refuge,
qui grâce à la porte offre protection ou liberté suivant
que l’on veuille entrer ou sortir.
La porte est paradoxalement
l’expression même
de la séparation et de la relation :déliance/reliance
(3). Porte fermée : séparation
; porte ouverte : relation. Mais il faut encore préciser
que la porte fermée peut protéger ceux qui sont à l’intérieur
ou bien les séquestrer ; deux finalités différentes.
Et il en est de même pour la porte ouverte qui peut
mettre fin à une protection ou, au contraire, libérer
les détenus. Ici encore deux significations différentes,
négative ou positive, pour le même acte, suivant
les circonstances. La porte est limite mais aussi lien entre
soi et le reste du monde, entre la protection et le risque,
l’intime
et l’universel, l’approfondissement et l’aventure.
Sans doute y a-t-il, sur le plan symbolique, des rapproche-ments à faire
entre le lien et la porte, le nœud et la clé.
Porte et clé comme lien et nœud enferment et lient
ou bien ouvrent et délient.
La porte ouverte et le
nœud défait proposent la liberté de choix.
Le lien avec son nœud, comme la porte avec sa clé renvoient à l’idée
de la mort . En Egypte ancienne, le nœud d’Isis
est symbole d’immortalité. Les Moires, en Grèce,
tissent et nouent les fils de notre destin ; elles donnent
le coup de ciseau qui termine une existence. Le fil de la
vie est coupé comme la porte de la vie se ferme à jamais.
Coexistence des contraires
La
porte peut s’ouvrir et se fermer ; c’est sa
fonction. Dans la réalité, la porte est ouverte,
entrouverte ou fermée . Les possibles ne peuvent être
réalisés en même temps ; ils sont là en
puissance, latents, mais en acte, un seul possible à la
fois se réalisera en alternative avec l’autre
. Le et entre ouvrir et fermer indique la complexité des
fonctions de la porte, ses capacités possibles ; le
ou situe chacune d’elles en acte dans le temps.
Le
et et le ou ne s’opposent pas ; ils indiquent des niveaux
différents.
Par contre, l’idée de dehors/dedans, soit séparé soit
communiquant par
la porte fermée ou bien ouverte,
nous entraîne dans la dialectique des oppositions oui/non,
je veux/je ne veux pas, ici et là… ici bas/ au
delà. Dans sa signification duelle, la porte, figure
paradoxale, implique la coexistence des contraires et leur
harmonisation dans le temps.
Le fait de pouvoir jouer avec ces deux fonctions opposées – ouvrir
ou fermer – confère à la porte une grande
richesse symbolique qui exprime
à
travers elle des
sentiments et des espoirs. La clé qui verrouille et
cadenasse la porte insiste sur le « fermé » ;
la porte entrouverte, ouverte, grande ouverte nuance le degré de
communication, d’accueil possible . L’entrouvert
inspire d’abord l’hésitation, puis incite à la
tentation, au désir.
Et que dire de la porte interdite par Barbe Bleue et dont
sa jeune épouse a la clé en main… il aurait
fallu un fameux surmoi pour résister à l’envie
de transgresser les ordres.
Janus, dieu romain des portes
, n’en est pas la seule
figure symbolique . Il y a les monstres des seuils, symboles
de l’interdit ; les chrétiens ont saint Pierre
et sa clé du Paradis ; les frontières d’un
pays ont leurs douanes et leurs douaniers ; les hôtels
et les administrations ont leurs portiers.Tous ont pour mission
de contrôler les entrées (et parfois les sorties),
de veiller à l’ordre établi, d’empêcher
toute intrusion indésirable.
«
Le langage », dit Bachelard (4) « porte en soi
la dialectique de l’ouvert et du fermé . Par
le sens, il enferme ; par l’expression poétique,
il ouvre. »
L’expression poétique est
créative parce qu’elle rapproche les mots et
les choses, découvre leurs rapports secrets . Ainsi,
la porte basse, celle qui nous fait plier les genoux, baisser
la tête et reserrer le corps pour passer de l’autre
côté de son battant, symbolise la difficulté du
passage d’un monde dans un autre, comme le bébé a
de la peine à naître. Mais elle évoque
aussi le sablier (5) : sa forme en deux vases égaux
reliés par un étroit goulot montre l’analogie
entre le haut et le bas, comme le double visage de Janus indique
la double face de la porte (intérieure et extérieure)
, non pas sur un plan vertical, comme le sablier, mais sur
un plan horizontal . Sablier et porte nous invitent à méditer
sur la fuite du temps, sur l’éphémère
: nous ne faisons que passer dans l’infini du temps
.
Les expressions courantes qui utilisent symboliquement la
porte sont innombrables :
«
Je laisse la porte ouverte… »( je garde la possibilité du
dialogue)
«
Il a claqué la porte… »( il refuse la
relation avec violence )
«
C’est la porte ouverte à tous les abus… »
«
S’il force sa porte, c’est le drame… »
«
Il a frappé à toutes les portes… »
«
Il faut lui laisser une porte de sortie… »
etc …
Accès possible à un autrement …
Dans
la tradition chrétienne, la porte symbolise la
révélation . « Je suis la porte ; si quelqu’un
entre par moi, il sera sauvé » ( Jean 10,9 ). « La
maison dont vous êtes la porte…est le ciel que
votre père habite » (Guillaume de saint Thierry
).
Dans les litanies de l’Immaculée Conception,
l’Eglise donne à la vierge les épithètes
de « Porte close d’Ezéchiel », « Porte
d’Orient » et « Porte du ciel » .
Marie est même parfois représentée dans
l’iconographie médiévale sous l’aspect
d’une porte fermée (stalles d’Amiens).
La porte du Temple maçonnique est désignée
sous le nom de « Porte d’Occident » ; en
effet, c’est à son seuil que le soleil se couche,
c’est à dire que la lumière s’éteint.
Au delà, règnent les Ténèbres
du monde profane (6).
Pour les Alchimistes, la porte donne
accès à la
connaissance. Relation cherchée ou perdue, révélation,
accès à la Lumière ou à la Connaissance,
il s'agit toujours d’une étape nouvelle, d’un
changement de niveau, de milieu, de vie . On termine quelque
chose pour commencer autre chose ; c’est l’initiation,
le point de départ d’une expérience neuve
.On sait que Janus est le dieu des portes et des commencements.
In –ire : aller à l’intérieur,
entrer, commencer . L’initiale d’un nom est la
lettre qui commence le nom. L’initiation est l’épreuve
qui introduit dans une phase nouvelle de la vie, un nouveau
commencement .
La porte est bien ce lieu à la fois d’arrivée
(fin) et/ou de départ (commencement) ; elle est un
accès possible à un autrement, un avenir.
Françoise
Leclercq
extrait de "Le Portier du
Temple. Visages secrets de Janus, dieu duel" (Paris,Detrad,
1999).
Notes
(1) Michel Cournot, in Le Nouvel
Observateur,
1966,n°80
p.40
(2) Georg Simmel, La tragédie de la culture,
Paris, Rivage, 1988, p161
(3) Marcel Bolle De Bal (ed), Voyages au cœur des
sciences humaines. De la releiance, Paris, L’Harmattan,
1996 .
(4) Gaston Bachelard, La poétique de l’espace,
Paris, PUF, 1994, 6è éd. , p.57 .
(5) Daniel Beresniak, L’apprentissage maçonnique
: une école de l’éveil ?, Paris,
Detrad, 1983
(6) Jean Chevalier et Alain Gheerbrant, Dictionnaire des
Symboles,
Paris, Robert Laffont,1982 , art. « porte » |