Béatrice Spranghers Je me suis arrêtée à un rêve
éveillé d’Esaïe, au chapitre 11, où
le prophète entrevoit la lumineuse pacification de l’humanité,
et particulièrement à cette courte phrase du verset
3 où il est dit du libérateur qu’il respirera
la crainte de l’Éternel ou plutôt, selon la traduction
de Dhorme : « il (l’Esprit) l’inspirera dans la
crainte d’Adonaï ».
Ainsi je vous invite à quelques instant de
respiration. Non pas cette respiration coutumière, automatique,
dont fort heureusement nous n’avons pas à nous préoccuper,
mais plutôt à cette respiration intense qui n’est
octroyée qu’à ceux qui la cherchent et l’accueillent.
Cette respiration de la crainte de l’Éternel, profonde,
exigeante, pensée, réfléchie, qui nous est
donnée, insufflée par l’Esprit.
Cette respiration est certainement
mystique dans la mesure où elle est perception, reconnaissance de la relation
de Dieu au monde. Elle est aussi l’accomplissement du rationalisme
parce qu’au fur et à mesure de nos recherches, s’approfondit
notre étonnement devant le mystère de l’être.
Cette respiration relève du mystère
puisqu’elle nous fait mesurer l’infinie distance entre
le créateur et les créatures que nous sommes, l’étroite
dépendance dans laquelle nous vivons à son égard.
Elle nous introduit, à l’instar de Job dans une muette
adoration envers l’initiateur de toute vie …Bien que
l’homme ne comprenne rien à ce que Dieu fait, nous
dit Qohélèt. Il y va d’une savante ignorance,
celle de la sagesse de l’intelligence qui accepte ses limites.
Cette respiration est accueil
du souffle de Dieu. La théologie hébraïque a identifié le
souffle avec la vie. Le souffle que Dieu a insufflé dans
les narines d’Adam en fait un être vivant, biologiquement
certes, et spirituellement de surcroît.
Le mot « rouah » en hébreu désigne
la vie en tant que don de Dieu, intensité de vie en tant
que reliée à celui qui est la vie, la vie éternelle.
Il ne s’agit pas ici de la « néphèsh
», l’âme, qui désigne la personnalité
humaine particulière. La « néphèsh »
meurt avec le corps, tandis que le « rouah » appartient
à Dieu. Il est hors du temps. Il appartient à cette
vie éternelle dont Jésus dit qu’elle est connaissance
de Dieu (Jean 17:3) : « La vie éternelle, c’est
qu’ils te connaissent, toi, le seul vrai Dieu, et celui que
tu as envoyé, Jésus-Christ ».
Cette respiration du souffle
de Dieu, c’est
encore l’énergie de Dieu qui déborde de loin
les limites de notre existence particulière, éphémère.
C’est l’énergie de Dieu qui nous fait agir et
dont nous mesurons peu les conséquences.
C’est l’Esprit qui descend sur Jésus au Jourdain,
le « pneuma » qui souffle à Jérusalem
un jour de Pentecôte, celui qui transporte Philippe, le diacre,
sur le chemin d’un ministre éthiopien.
Le souffle provoque en nous
cette crainte sacrée,
racine de toute vie religieuse et morale. La crainte, au sens biblique
du terme, se situe aux antipodes de la peur car elle inclut en priorité
la confiance en dieu. Elle est l’équivalent de la piété,
dans l’ancien comme dans le nouveau testament. C’est-à-dire
la religion, dans le sens de « religare » : ces cordages
d’amour grâce auxquels Dieu nous relie à lui.
Cette crainte est le commencement
de la connaissance et de la sagesse (Proverbes 1:7; 9:10; Psaume
111:10; Job 18:28)
et débouche immanquablement sur l’éthique. «
Écoutons la fin du discours, dit Qohélèt, crains
Dieu et observe les commandements ». C'est la crainte qui
fonde l'éthique. Cette prise de conscience de la "grandeur"
de Dieu nous fait prendre au sérieux les choix de vie que
nous posons.
Albert Schweitzer écrivait en 1934 : “La
religion de notre temps ressemble à un fleuve africain pendant
la saison sèche : un lit immense, des bancs de sable et au
milieu un filet d’eau qui cherche son chemin. On essaie de
s’imaginer qu’autrefois un fleuve remplissait ce lit,
que les bancs de sable n’existaient pas, mais qu’il
coulait majestueusement entre les berges et qu’un jour il
en sera de nouveau ainsi…”.
Schweitzer souhaite
un rationalisme religieux où s’accordent, comme au
XVIIIe siècle, religion, éthique et pensée.
En d’autres termes, une pensée religieuse et une religion
pensante.
On connaît l’exigence de son éthique du respect
de la vie et la force du terme allemand qu’il utilise «
Ehrfurcht », soit respect, saisissement, émerveillement
non dénué de crainte. Crainte devant le mystère,
la puissance de la vie.
C’est par son éthique que l’homme
signifie en acte son appartenance à l’être infini,
à Dieu, auquel toute vie se rattache comme à son origine.
L’éthique, dit encore Schweitzer, c’est la reconnaissance
de notre responsabilité, élargie à l’infini,
envers tout ce qui vit.
Ainsi donc, cette respiration
de la crainte de l’Éternel est le fondement préalable
à tout ce que nous, citoyens craignants Dieu, évaluons
comme valeurs chrétiennes. Un changement de société
commence par celui d’individus transformés par ce souffle
de la crainte de l’Éternel.
Béatrice Spranghers, Lillois le 26 avril 2003
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