Roger Sauter
Causerie à l'Union Protestante Libérale, le 17 septembre
1990 à Genève :
Genève 1632 : Nicolas Antoine condamné à mort
pour s'être converti au judaïsme, un crime de “lèse-majesté divine” pour
les pasteurs de l'époque
- Sa conversion au protestantisme
- À l'Académie de Genève
- Refusé au ministère pastoral
- Sa conversion au judaïsme
- Un marrane protestant
- Pasteur à Divonne
- Fidèle à ses opinions
- Un acte de folie
- Son évasion et la fuite à Genève
- En l'Hôpital
-
Son transfert en prison
- Son plaidoyer
- Le procès
- Le jugement
- Ses dernières heures
- L'exécution
Écoutez la surprenante histoire de Nicolas Antoine, cet étudiant
en notre ville [Genève] qui devint pasteur à Divonne
[Jura français], bien qu'ayant rejeté le christianisme
et embrassé secrètement le judaïsme, crimes
pour lesquels il périt sur un bûcher, en 1632, à Plain
palais.
Ma narration repose essentiellement sur le récit
inséré en
1632 dans le Registre de la Compagnie des pasteurs de Genève,
publié en 1898 par la Revue des études juives (Paris,
vol 36, pp. 181-196). J'ai également utilisé le
récit
et les documents publiés en 1717 par Michel de la Roche
(Bibliothèque
anglaise, Amsterdam, pp. 237 - 270), ainsi que les commentaires
de Julien Weill (Revue des études juives, Paris 1898,
vol 37, pp. 161 - 180)
Nicolas Antoine
vit le jour à Briey,
en Lorraine, vers 1602, dans une famille catholique de condition
modeste. Ses parents tinrent cependant à pourvoir leur
fils Nicolas de la meilleure instruction possible. Après
cinq années
d'école à Luxembourg, le jeune garçon entra
chez les jésuites à Pont-à-Mousson, puis
vint étudier
aux universités de Trèves et de Cologne.
Premiers
doutes. Peut-être Antoine rencontra-t-il à Cologne
des étudiants protestants; nous l'ignorons. Ce qui est
certain, c'est qu'il revint au logis familial avec des doutes
sur le bien-fondé de
maintes doctrines catholiques. C'était en 1623; il avait
alors vingt ans.
Sa conversion
au protestantisme
Antoine vint à Metz écouter
le pasteur Paul Ferry, célèbre pour son éloquence.
Ravi, il s'attacha à ce maître, qui n'eut aucune
peine à convertir
le jeune homme à la réforme calviniste. Une amitié solide
lia désormais Antoine à son "père spirituel".
Sans délai, le néophyte engagea par lettre sa famille à suivre
son exemple. En vain ! Au contraire, ses parents mécontents
cessèrent dès lors de pourvoir à son entretien
! Sans leur soutien financier, qu'allait-il devenir, lui si désireux
de continuer à étudier ?
D'accord d'aider son jeune
ami, le pasteur Ferry le recommanda aux professeurs de l'Académie
réformée de Sedan,
où Antoine fut admis à la fin de 1623. Les pasteurs
de Sedan lui accordèrent des subsides alimentaires. Il
se mit à l'étude avec bonheur. Entre autres, le
professeur Rambour l'initia à l'hébreu biblique,
sans se douter du rôle capital que cette étude jouerait
plus tard dans la destinée de son élève.
Quatre mois s'étaient écoulés ainsi. Les
habits d'Antoine n'étaient plus que des loques. N'osant
importuner pour cela les pasteurs de Sedan, Antoine demanda,
par lettre, l'aide
du bon Ferry, ajoutant à sa requête quelques petits
poèmes en vers latins, dans lesquels il glorifiait Sedan,
Metz et surtout Ferry. Cette poésie reflétait un
certain bonheur de vivre. Aucun indice ne permet de penser qu'à ce
moment-là Antoine rejetait déjà le dogme
de l'incarnation de Dieu en Jésus, ni qu'il portât
le moindre intérêt pour le judaïsme. Tout au
plus étonnait-il
ses professeurs par ses questions et par sa curiosité,
inspirées
par le même esprit de libre examen qui l'avait poussé à quitter
le catholicisme romain. Il ne pouvait pas, comme ses camarades
nés "dans
la religion réformée", s'accommoder sans peine "au
credo fixé par les chefs de la Réforme." (J.
Weil, REJ, vol. 37, p. 167)
À
l'Académie de Genève
Sans doute conseillé par
le pasteur Ferry, Antoine vint poursuivre ses études de
philosophie et de théologie à l'Académie
genevoise. Arrivé en juillet 1624, il demeura en notre
ville jusqu'en mars 1627, bénéficiant de la générosité des
pasteurs à l'égard des jeunes gens pauvres se destinant
au ministère pastoral. Pour compléter sa bourse
d'études,
Antoine gagnait quelque argent en donnant des leçons privées
dans diverses familles. Il put vivre ainsi sans souci matériel,
d'autant plus qu'on l'appréciait pour ses bonnes manières
et sa conduite irréprochable. C'est pourquoi la Compagnie
des pasteurs lui offrit quatre thalers, en mai 1626, lorsqu'il
tomba malade, et encore la même somme quand il quitta Genève
en mars 1627.
Durant ce premier
séjour à Genève,
Antoine subit une grave évolution intérieure. Il
se mit à douter de la "vérité" calviniste,
mais il ne laissa pas transparaître ses objections; personne
ne soupçonna le conflit agitant son esprit. Et c'est pour
cela que nous ne pouvons déterminer à quel moment
exact Antoine rejeta le Nouveau Testament. Lui-même dira,
plus tard, que ses premiers doutes surgirent quand il constata
la divergence
existant entre les deux généalogies de Jésus
données en Matthieu et en Luc. De plus, les interprétations
que donne le Nouveau Testament de passages de l'Ancien lui parurent
inadmissibles. Dès lors, il s'attacha passionnément à l'étude
de cet Ancien Testament, seule autorité à ses yeux.
Refusé au ministère pastoral
Mars 1627, Antoine quitte
Genève et va se
présenter comme candidat au ministère devant le
synode de l'Île-de-France. Il échoue. Cruelle déception
! Lui qui espérait tant obtenir une situation stable - "s'établir",
comme on disait alors ! Son âme s'assombrit; il devint
irritable, portant, outre le poids de son échec, le fardeau
de doutes soigneusement dissimulés.
À
Metz, où il était revenu, le pasteur Ferry s'inquiéta
: pourquoi son jeune ami est-il devenu si taciturne ? si nerveux
? En vain Ferry chercha-t-il à percer le secret de la "mélancolie" d'Antoine.
Un beau jour, Antoine alla trouver le rabbin de Metz.
Il lui soumit les passages de l'Ancien Testament
cités
dans le Nouveau Testament, demandant quelle en était l'interprétation
juive. Avec joie, Antoine apprit que cette exégèse
juive était la même que la sienne propre. La similitude
découlait de l'emploi de la même méthode
rationnelle. Il alla ensuite à Sedan consulter son ancien
professeur, Rambour, lui soumettant l'exégèse juive
des mêmes citations
de l'Ancien Testament dans le Nouveau. Voici le conseil alors
donné par
Rambour : ne pas faire appel à la raison quand il s'agit
de "vérité" de
foi ! Inutile de dire que telle réponse ne pouvait satisfaire
Antoine !
Sa conversion
au judaïsme
Toujours à Metz,
Antoine gagne sa vie en enseignant la philosophie à un
jeune homme de bonne famille, nommé Villemand. Un lien
de confiance réciproque s'établit entre maître
et élève,
si bien que, pour la première fois, Antoine trouva quelqu'un à qui
confier ses doutes relatifs au Nouveau Testament et son rejet
du dogme nicéen de la divinité de Jésus.
Or voici qu'un jour de 1627, Antoine et le jeune
Villemand décidèrent
de se convertir au judaïsme
et de se faire admettre dans une juiverie. Consulté,
le rabbin de Metz refusa de les circoncire. Apparemment, les
deux requérants
n'eurent même pas la possibilité d'assister aux
services religieux juifs ni même de pénétrer
dans une famille juive. Par contre, on leur conseilla d'aller
tenter leur
chance à Amsterdam ou à Venise. Et voilà nos
deux marginaux en route pour Venise, passant par les Grisons
et Brescia.
Les rabbins de Venise, comme ensuite ceux de Padoue,
refusèrent
de recevoir Antoine et Villemand dans leur communauté par
crainte de l'Inquisition. "On nous tolère, dirent-ils, à condition
de nous abstenir de tout prosélytisme". Et d'ajouter
:"Vous êtes sauvés sans faire profession de
judaïsme,
si vous aimez Dieu et lui demeurez fidèles, en votre coeur.
Faites donc comme les marranes du Portugal ou de l'Espagne."
Un « marrane » protestant
Antoine finit
par se résigner à vivre comme un chrétien,
puisque telle était la loi des gouvernants, à cette époque.
Il suivrait donc le conseil des rabbins et serait un "juif
de coeur". Nous ignorons ce que devint Villemand.
"
Où aller maintenant ?", se dit Antoine. Se souvenant
des amis qu'il a laissés à Genève et des
belles années passées-là, notre "marrane" nouveau
genre décide de revenir en nos murs. Ignorant tout de
ce que Nicolas Antoine est allé faire en Italie, le recteur
de l'Académie
le reçoit amicalement et l'inscrit à nouveau pour
qu'il complète ses études. Se révélant
brillant lors d'un "débat" philosophique, Antoine
se voit confier un préceptorat dans la famille du professeur
Diodati. Emploi qu'il quitte au bout d'un moment pour être
plus indépendant,
préférant aller dans les familles pour y donner
des leçons privées.
Ce système lui permettait
de mieux dissimuler son hérésie
judaïsante. Deux ans s'écoulèrent ainsi. Son
zèle à l'Académie
lui valut d'être engagé, ad interim, comme Premier
Régent
au Collège, poste qu'il occupa à la satisfaction
de tous.
Durant tout ce temps, Antoine se
montra bon calviniste. Personne ne porta attention à sa
répulsion à l'égard
de "la chair de pourceau", ni à son habitude
de prier seul dans sa chambre au lieu de se joindre à ses
camarades. Personne ne s'émut des versets de l'Ancien
Testament qu'il avait écrits sur les murs de sa chambre
et sur la porte. Un jour, pourtant, Antoine faillit se trahir,
prétendant que
le dogme de la Trinité n'était pas fondé sur
la Bible. Il se tira de ce mauvais pas en feignant de céder
aux arguments orthodoxes de son professeur; et l'on oublia son
audace.
Pasteur à Divonne
Ayant achevé ses études à Genève,
en été 1630,
Antoine se dit que le conseil des rabbins italiens était
bon. Pourquoi ne pas le suivre encore ? C'est ainsi qu'il se
présenta
au Synode de Bourgogne, réuni à Gex, se proposant
comme nouveau pasteur à Divonne. Il réussit haut
la main les examens, prêta serment de fidélité à l'Eglise
réformée de France, et même au Roi, bien
que Lorrain. On le nomma donc pasteur à Divonne.
Le baron de Divonne, les notables du lieu et les paroissiens
apprécièrent
bientôt les vastes connaissances et l'excellente conduite
de leur nouveau ministre, lequel faisait de son mieux pour contenter
tout le monde, dissimulant ses opinions hérétiques
et son inclination pour un judaïsme qu'il tirait du Pentateuque
et non du judaïsme vécu par les juifs de son temps.
J'imagine qu'il puisait aussi au trésor de piété et
de morale que chrétiens et juifs ont en commun : monothéisme,
Décalogue, les Psaumes.
Fidèle à ses opinions
Au bout d'un
temps assez long, une année peut-être,
le baron de Divonne et d'autres paroissiens remarquèrent
que leur pasteur tirait toujours de l'Ancien Testament les textes
qu'il
commentait. On réalisa qu'il ne mentionnait jamais Jésus
Christ dans ses prières, ni dans ses sermons et même
pas le jour de Noël 1631 ! Certains firent observer qu'Antoine "marmonnait" en
récitant ce qui est dit de Jésus dans le Symbole
des Apôtres. En conséquence, le pasteur Antoine
fut "avisé",
autrement dit on lui fit une remontrance. Elle provoqua dans
son coeur une terrible angoisse : sa supercherie était-elle
découverte
? Quelle honte! Quel malheur ! Que faire? - mieux simuler ? ou,
au contraire, affirmer ses opinions, quoi qu'il advienne ?
Antoine
choisit l'honnêteté.
Le dimanche 6 février
1632 (comput julien en vigueur à Genève, soit le
16 février du calendrier actuel), il expliqua à sa
manière
le psaume 2, dans lequel il voyait un hymne en l'honneur du roi
David, chanté par ses serviteurs lors de son avènement.
Ce faisant, Antoine s'opposait à l'interprétation
que l'on trouve dans le Nouveau Testament (Ac 4 : 25-27 et 13:33;
Heb.
1 : 5 et 5 : 5), où le psaume est considéré comme
une prédiction de la messianité de Jésus-Christ.
Or, à l'époque d'Antoine, les pasteurs se devaient
d'être en accord avec cette exégèse-là.
Il se peut que les paroissiens de Divonne n'aient
pas été choqués
par l'exégèse d'Antoine, mais lui, par contre, était
conscient de s'être rebellé contre la tradition
de l'Eglise. En se promenant du côté de Grilly,
l'après-midi,
Antoine se demandait si le baron avait compris sa révolte.
Une agitation extrême s'empara de son esprit.
Un acte de
folie
Antoine comprit qu'en affirmant ses opinions,
il pouvait non seulement perdre son emploi, mais même sa
vie. La crainte le saisit et le rendit irritable. Ainsi, le jour
suivant lorsque son "hôtesse" lui
apporta un Nouveau Testament au lieu de la Bible qu'il avait
demandée,
il jeta le saint livre par terre. Puis, considérant le
sort réservé aux blasphémateurs, il fut
pris de folie. Au bruit venant de l'étage, il poussa un "cri
effroyable" et
s'effondra sur le sol.
Imaginez la surprise du baron qui,
alerté, était
accouru et trouva Antoine "à quatre pattes sur le
plancher",
proférant d'horribles blasphèmes ! Aussitôt "saigné et
médicamenté",
le pauvre pasteur se remit quelque peu, mais, encore tout excité,
il se serait écrié : "Je veux aller à Genève
pour y être brûlé !". Songeait-il à Michel
Servet ? (1)
Enfin, suffisamment calmé, Antoine avoua
son rejet de la divinité de
Jésus-Christ. "C'est une idole", affirmait-il.
Mandés
d'urgence, trois pasteurs des environs tentèrent, mais
en vain, de le ramener à la foi orthodoxe. Il refusa "de
donner gloire à Jésus-Christ, vrai Dieu et vrai
homme."
Là-dessus, on le conduisit, mains liées,
au château
du baron. Sur le chemin, il se jeta à plat ventre, demanda
qu'on lui ôtât ses chaussures, et invoqua le "Grand
Dieu d'Israël".
Des étudiants, venus de Genève
pour lui rendre visite, s'en retournèrent horrifiés,
emportant de son "étude" quelques écrits
de la main d'Antoine: une argumentation contre la Trinité et
des prières où ne figurait pas le nom de Jésus-Christ.
Dès lors, Antoine resta au Château de Divonne, en
attendant une décision des autorités de l'Eglise
réformée
de France.
Son évasion
et la fuite à Genève
Or, voilà qu'un soir, Antoine s'évade
du château
de Divonne, "pantoufles à la main", peu vêtu.
Il court à travers la campagne en direction de Genève.
Alerté, le baron ne s'émeut pas, ordonnant simplement à ses
gardes de suivre le fuyard pour qu'il ne lui arrive rien de fâcheux
en chemin et de l'abandonner à son sort quand il sera
en vue de Genève. Ce qui fut fait.
Par malheur, quand
Antoine arriva, de nuit, à la porte de
Cornavin, celle-ci était close. Le commandant de la dite
porte refusa de le laisser entrer et donna ordre aux sentinelles
qui veillaient à l'extérieur
de prendre soin de ce malheureux, en qui on voyait un pauvre
fou sans danger. Et c'est ainsi qu'Antoine passa cette longue
nuit froide
de février, avec les gardes, auprès d'un feu. Vers
une heure du matin, il sortit un moment et, juché sur
un rocher, cria dans la nuit : "Que le Grand Dieu d'Israël
soit béni".
Enfin l'aube parut, la porte de Cornavin
s'ouvrit, Antoine pénétra
aussitôt dans la ville. Son premier geste fut de se prosterner "à la
judaïque" - comme le dit le Registre de la Compagnie.
Puis il courut au Logis de l'Ecu de Genève, qui
se trouvait à peu
près à l'emplacement de l'actuel Mowenpick.
C'est là que
résidait l'ambassadeur du roi de Suède.
Déjouant
l'obstruction faite par le personnel, Antoine alla tout droit à la
chambre du diplomate suédois, qui
le reçut avec bienveillance. Il est évident que
tous deux se connaissaient.". L'ambassadeur donna les ordres
nécessaires
pour qu'Antoine pu se réchauffer, se restaurer, et même
aller dormir. Il en avait bien besoin, après une nuit
passée
hors des murailles ! Soudain, songeant dans son lit à sa
situation, Antoine fut pris de panique. Il sortit et courut vers
le Rhône
pour s'y jeter !, mais le personnel du Logis le rattrapa et le
ramena en lieu sûr!
En l'Hôpital
Informée de la présence
du pasteur Antoine au Logis de l'Ecu, la Compagnie des pasteurs
pria le magistrat de l'admettre
en l'Hôpital, au Bourg-de-Four. L'internement du "forcené" eut
lieu le 11 février, malgré l'opposition du patient.
On du l'attacher à son lit et quatre gardes se relayèrent
pour le surveiller, car il blasphéma Jésus, crachant
même sur les pasteurs venus le visiter. Cependant, grâce
aux bons soins des médecins, Antoine se calma. Dès
le quatrième jour il se montra capable de manger et de
parler normalement, cessant ses injures à l'égard
du christianisme.
Défilé pastoral. De nombreux
pasteurs et professeurs vinrent dès lors le trouver au
cours des jours suivants, tous anxieux de ramener Antoine à l'orthodoxie
traditionnelle.
Les premiers luttèrent avec lui sur le
terrain intellectuel: l'exégèse des citations de
l'Ancien Testament dans le Nouveau (psaumes, Jérémie,
Esaïe, Zacharie).
Ils y voyaient des "preuves" de la divinité de
Jésus,
preuves qu'Antoine déclarait "tirées par les
cheveux", "falsification" du
sens donné par le contexte historique. Lui s'en tenait à ce
sens littéral.
D'autres ministres, ensuite, essayèrent
de le prendre par le sentiment. Quelle honte d'avoir abusé de
la .confiance de l'Eglise ! Quelle ingratitude aussi ! A l'ouïe
de ces blâmes,
Antoine trembla dans son lit, se reconnut coupable de supercherie,
mais ne faiblit aucunement dans son hérésie.
"
Mais alors, Antoine, pense à ta mort; tu vas comparaître
devant le Christ que tu as tant blasphémé !" Et
les pasteurs en larmes de prier sincèrement le Seigneur
d'avoir pitié de leur collègue dévoyé.
L'intéressé, quant à lui, conclut
cette série
d'entretiens par ces mots : "Je suis résolu de mourir
martyr ... Dieu me fortifiera ... Il me fera grâce pour
l'amour de Son Nom". "Toutefois, ajouta Antoine, je
préférerais être
libéré puis me rendre en un bois". (REJ, vol.
36, p. 173)
Transfert
en prison
Constatant tristement qu'Antoine
persistait dans son hérésie,
blasphémant contre la "Sainte Trinité et la
personne de Jésus-Christ", les pasteurs estimèrent
qu'il fallait soumettre aux autorités civiles ce cas étrange
et troublant d'apostasie. Un séjour en prison pourrait
peut-être
provoquer un revirement.
Et le 25 février 1632, Antoine
fut "porté aux
prisons, n'ayant pu ou voulu cheminer". C'est là qu'il
demeura, jusqu'au jour de sa mort, soit pendant huit semaines,
bien nourri, bien surveillé, mais toujours lié à son
lit. Longues et désespérantes semaines ! Ponctuées
par les désagréables visites des pasteurs s'évertuant à obtenir
son repentir.
Etrange confession de foi. Antoine, dans sa prison, trouva le
moyen d'écrire une confession de foi en 12 articles, dont
les pasteurs s'emparèrent en rusant. Ils la lui rendirent
peu après,
du reste.
Voici, résumé, ce curieux document, pour
lequel aucun modèle n'existe :
Viennent d'abord 8 articles positifs :
1 - Unité de l'essence
divine, sans distinction de personnes.
2 - L'obéissance à la Loi, seul moyen de salut.
3, 4, 5 - Pérennité de la circoncision, du Sabbat et
de l'abstention des viandes "immondes".
6, 7 - Temple à reconstruite et culte sacrificiel à rétablir.
8 - Le messie doit venir. Ce sera un homme.
Suivent 4 articles négatifs :
9, 10 - Point de pêché originel, ni de prédestination.
11 - Point de "satisfaction" pour autrui. Chacun est
responsable de son propre salut. Le Nouveau Testament contient
des contradictions
et ne s'accorde pas avec l'Ancien.
Tout ceci, on le conçoit,
ne pouvait qu'aggraver la situation d'Antoine.
Son plaidoyer
Quelques jours plus tard, Antoine adresse aux conseillers
de la Ville un plaidoyer assez long. (La Roche, pp. 257-262) "On
m'accuse, écrit-il,
d'avoir commis un double crime : de m'être détraqué de
la voie du salut; d'avoir accepté un ministère
pastoral, étant
données mes hérésies. Or, sur le premier
point, j'affirme que je me sens sauvé ! Quant au second,
j'ai tout simplement suivi les conseils que m'avaient donnés
les rabbins de Venise, poussé par la pauvreté et
le désir
de m'établir. Je demande pardon de cette supercherie".
Et d'ajouter, en aparté, qu'il n'était probablement
pas le seul à enseigner des choses sans y croire.
Comme
ou lui avait aussi reproché d'être revenu à Genève,
offrant ainsi le scandale de son apostasie, Antoine explique
qu'il y fut poussé "par une puissance inconnue, que
c'était
bien là une folie". Il supplie qu'on lui pardonne
cette offense à la Ville.
Aux arguments de ce plaidoyer
se mêle l'expression de sentiments
variés, à la façon des psaumes : amour pour
Dieu, espoir, amertume, appel à la pitié, annonce
du châtiment qui atteindra ses persécuteurs.
Rétractation
ratée. Antoine en avait vraiment assez
d'être attaché à son lit, surveillé par
des gardes qu'il aurait bien voulu étrangler. Comment
sortir de là ? Il lui vint l'idée d'obtenir sa
libération
en se rétractant, en faisant semblant de revenir à l'orthodoxie.
Un soir, il feignit le désespoir et confia au médecin
: "J'ai péché contre le Saint-Esprit. Le démon
m'a possédé". Au pasteur appelé, il
déclara
vouloir se rétracter, en échange d'un sauf-conduit. "J'irai
vivre au désert."
L'absence de larmes et de prières dressées à Jésus-Christ
pour se faire pardonner, suscita méfiance dans son entourage.
Alors Antoine crut utile de rédiger de sa main une confession
de foi trinitaire, disant qu'il la signerait sitôt après
sa libération. Cette condition parut suspecte. Et comme
personne ne prit au sérieux sa rétractation, il
décida
finalement de la démentir.
En conséquence de quoi,
le 1 er avril 1632, il reçut
la visite du Procureur général de la République,
lequel constata officiellement le revirement. Une fois encore,
Antoine refusa, devant lui, d'admettre que Jésus-Christ
fût "vrai
Dieu".
Le procès
Rapport de la Compagnie. Priée
de fournir un rapport exact sur le comportement d'Antoine, la Compagnie
des pasteurs chargea
quatre de ses membres d'aller poser des questions précises
au prisonnier. Ses réponses, enregistrées par écrit,
ne fit apparaître aucun fait nouveau pour nous. Ceci fait,
on lui donna lecture d'un belle lettre reçue du pasteur
Ferry. Il y rappelait la jeunesse difficile d'Antoine et recommandait
l'indulgence.
D'après lui, une mise à mort pourrait avoir de
fâcheuses
conséquences. "En tous cas, concluait-il, il n'est
pas besoin de se hâter en chose qu'on peut toujours faire,
et où le
délai ne peut nuire, peut même quelque fois servir." (Cf.
M. de la Roche, p. 252). À cette lecture, Antoine fondit en larmes,
confus de la peine causée au bon pasteur de Metz, mais
il était
désormais trop tard pour réparer ses torts.
Ayant
reçu le rapport demandé avec les pièces
du dossier, le Conseil de la Ville convoqua tous les pasteurs
pour le lundi 9 avril 1632, car il voulait entendre les avis
des uns et
des autres à propos d'Antoine, ainsi que la "solution" qu'ils
proposaient. Au jour dit, les Conseillers et les syndics écoutèrent
attentivement les pasteurs.
Les diverses "solutions" présentées
par les ministres se ramenaient à quatre, à savoir
: mise à mort immédiate; emprisonnement à vie;
bannissement; surseoir le jugement en attendant les avis des
Eglises suisses. Il n'y eut pas de vote, il est donc impossible
de savoir
le nombre de pasteurs qui soutinrent chacune de ces quatre "solutions".
Ayant remercié ,les ministres, le Conseil se retira, sans
plus. Le lendemain, les Conseillers se rendirent à la
prison pour interroger Antoine, qui se présenta devant eux
en se prosternant, front contre terre, adorant "le Grand Dieu
d'Israël",
selon son habitude. Les conseillers constatèrent tout
d'abord que le prévenu était bien "rassi d'esprit",
c'est-à-dire responsable de ce qu'il allait dire. Au terme
de trois heures d'interrogatoire, les Conseillers acquirent confirmation
de ses "méchantes opinions". Devant eux, Antoine,
renonça par trois fois à son baptême et rejeta
catégoriquement la divinité de Jésus-Christ.
Le jugement
Les jours suivants, syndics et conseillers
délibérèrent à huit
clos, se prononçant finalement pour la peine capitale.
Le jugement fut communiqué aux pasteurs, avec l'ordre
d'aller à la
prison préparer le condamné à sa mort : " Son
corps est perdu; faites tout votre possible pour sauver son âme
des flammes de l'Enfer". Consternation à la Compagnie,
qui dépêche "deux de son corps" au magistrat
afin que ce jugement soit différé "de quelques
jours ou de quelques semaines". Leur requête est rejetée.
Dès lors, à la prison, montent les prières
des ministres en larmes. "Suis-je donc condamné ?,
s'étonne
Antoine. "- Oui.". Pour son salut, on veut le forcer à s'agenouiller "à la
chrétienne" pour adorer Jésus-Christ, mais
il s'y refuse obstinément, et se prosterne "à la
judaïque, adorant le Grand Dieu d'Israël".
Ses
dernières
heures
Antoine signe ses écrits. Nous voici au dernier
jour de la vie d'Antoine, le 20 avril du calendrier julien, soit
le 30 avril
du nôtre.
Le Secrétaire d'Etat se rend à la
prison, apportant divers écrits de la main d'Antoine.
Il prie leur auteur de les signer; Antoine les signe, n'écoutant
pas les ministres l'adjurant de n'en rien faire. Pour le Magistrat,
ces signatures
peuvent être fort utiles, en cas de contestation. Puis
le Lieutenant de la Justice conduit le prisonnier au Tribunal.
Antoine est maintenant au Tribunal. On attend l'arrivée
des syndics. Les pasteurs essaient encore d'inciter le coupable
au repentir. "Pense donc à toi ! sauve ton âme
des ardeurs éternelles". Ils implorent la miséricorde
du Juge céleste. Voici que les Syndics prennent place
sur leurs "trônes". Le Secrétaire d'Etat
se met à lire
le "Procès". C'est un texte qui récapitule
les crimes d'Antoine, mais ne comporte pas de sentence. (REJ,
vol. 37, pp. 178-180)
La "Sentence", en effet, est
dans la main du Premier Syndic. Celui-ci, avant d'en donner connaissance,
demande à Antoine
s'il a quelque chose à dire. Sans tenir compte des exhortations
des ministres, Antoine se jette par terre et invoque le Grand
Dieu d'Israël. Le premier Syndic passe alors la "Sentence" au
Secrétaire d'Etat, qui la lit à haute voix.
En
voici l'essentiel :
"
Les Seigneurs Syndics et le Conseil de la Ville ont acquis la conviction
que Nicolas Antoine (...) a commis le crime de lèse-majesté divine,
ayant combattu la Sainte Trinité, renié notre Seigneur
et Sauveur Jésus-Christ, blasphémé pour
embrasser le judaïsme, et parjure en enseignant sa damnable
doctrine. En conséquence, ils le condamnent à être
lié et
mené à la place de Plainpalais pour, là, être
attaché à un poteau sur un bûcher, être étranglé et,
en après, son corps réduit en cendres." (REJ,
vol. 37, p.180)
Antoine écouta, impassible, cette lecture.
Puis on donna l'ordre au bourreau de procéder immédiatement à l'exécution
de la sentence.
L'exécution
Le bourreau emmena donc Antoine à la
place de Plainpalais, où avaient lieu en ce temps-là les
exécutions.
C'est aujourd'hui la place du Cirque ! En chemin, un pasteur
récita
en hébreu des versets de l'Ancien Testament. Antoine enchaîna
avec d'autres passages.
Nous voici près du bûcher.
Les pasteurs l'exhortent encore : "Demande pardon à Jésus-Christ." Mais
lui, lance en l'air son chapeau et s'écrie en grimaçant
:"Allons ! allons mourir pour la gloire du Grand Dieu d'Israël".
Pendant qu'on l'attache au poteau, Antoine s'adresse "au
peuple" : "Ne
croyez pas ce qu'on vous dit". Un pasteur réplique: "Mes
frères, vous voyez ici l'ennemi de notre sauveur".
(Frémissements
dans l'assistance).
Antoine reprend : "Puisqu'il n'y a qu'un seul Dieu, il ne
peut y avoir trois personnes. Je reconnais le Dieu d'Israël,
seul en essence, seul en personne." Voix d'un autre pasteur: "Si
tu continues, on te coupera la langue !" Antoine (tirant
sa langue au dehors) : "Tenez! coupez-la !"
On ne la
lui coupa pas, mais le bourreau lui mit un garrot autour du cou
et le serra juste assez pour l'empêcher de parler,
mais sans lui interdire d'entendre la prière funèbre
des pasteurs désolés. Devenu aphone, Antoine manifesta
sa rage par des grimaces; frappant du pied les bûches.
Enfin, tandis que s'achevait la prière des morts, le bourreau
serra plus fort le garrot, et le supplicié mourut, étouffé.
On délia son corps, qui tomba sur le bûcher, à la
rencontre des flammes.
Ainsi périt à Genève
ce Lorrain antitrinitaire et judaïsant, victime de son audace
et de l'intolérance
de nos pères. Roger Sauter, professeur genevois retraité
Causerie à l'Union
Protestante Libérale, le 17 septembre
1990 à Genève
(1)
Ndlr: A-t-il vraiment dit cela- Ne serait-ce pas plutôt
de la propagande noire des juges-pasteurs qui cherchèrent
un moyen de mieux cacher leur crime ...) |