Etienne Godinot
C’est à la lecture d’un article de Jean-Marie
Muller sur Tolstoï (1) en 1993 que j’ai commencé à me
convaincre de ce qui est aujourd’hui pour moi totalement évident
: la divinité de Jésus est un objet de foi, en tous
cas de débat, mais son témoignage et son message
humains ne prêtent pas à controverses. Cette lecture
m’a
surtout fait réaliser qu’un homme qui ne croit pas à la
divinité de Jésus peut être un authentique
témoin
de Jésus.
En 1869, le comte Lev Nikolaïevitch Tolstoï,
marié depuis
sept ans, père de quatre enfants, mène une vie paisible
dans sa propriété d’Isnaïa Poliana.
Il est devenu célèbre après la parution de
son roman Guerre et paix. Le 2 septembre, pendant un voyage,
il est pris « d’une
tristesse, d’une angoisse , d’une terreur » comme
il n’en a jamais connues : il prend conscience qu’il
est mortel, il a peur de la mort. Il découvre que sa vie
ne peut avoir de sens que si elle se trouve liée à l’infini,
et il nomme Dieu cet infini. Il s’adresse d’abord aux
croyants qu’il a l’occasion de fréquenter, mais
il s’aperçoit que leur foi est extérieure à leur
vie, et qu’elle n’est donc pas la foi qu’il cherche.
Il se rapproche alors de la foi des pauvres, des humbles, des ignorants
qui constituent le peuple russe et qu’il aime.
Il prend la
décision d’épouser la foi de ces hommes et
d’observer
le plus fidèlement possible les préceptes et les
rites de leur religion, l’orthodoxie. Il éprouve de
réelles
difficultés à croire aux vérités professées
par l’Eglise orthodoxe, mais il s’efforce de dompter
sa raison pour ne pas se poser trop de questions. Il se soumet
humblement et réussit à maintenir cet effort durant
trois années,
de I877 à I879.
En définitive, ce n’est pas
tant ses difficultés à croire à l’enseignement
dogmatique de l’Eglise qui vont l’amener à rompre
avec elle, que son impossibilité à accepter le comportement
de l’Eglise orthodoxe.
Il n’accepte pas l’intolérance
dont elle fait preuve à l’encontre de ceux qui ne
partagent pas sa foi. « Affirmer que tu es dans l’erreur,
tandis que je suis dans la vérité, c’est la
parole la plus cruelle qu’un homme puisse dire à un
autre », écrit
Tolstoï pour qui la religion divise les hommes au lieu de
les unir.
Il rejette également la façon dont l’Eglise
envisage et cautionne la guerre et la peine de mort. Ayant retrouvé sa
liberté de penser, il proclame haut et fort le primat de
la conscience raisonnable de l’homme sur toute autorité extérieure.
La raison est pour lui le don suprême fait par Dieu à l’homme,
et les tentatives des religions instituées pour disqualifier
la raison n’ont d’autre but que d’assurer leur
autorité sur les intelligences et sur les consciences. Au-delà des
religions, Tolstoï entend rechercher ce qu’il y a de
vrai dans toutes les sagesses humaines.
Délaissant l’enseignement
officiel de l’Eglise,
Tolstoï se met à lire et à relire les Evangiles
afin d’en pénétrer le sens. « À mesure
que je lisais, écrira-t-il, mes yeux s’ouvraient à quelque
chose d’absolument nouveau, ne ressemblant en rien à ce
qu’enseignent les Eglises chrétiennes, mais répondant
parfaitement à ma question vitale ».
Ce qui retient
surtout son attention, c’est le Sermon sur la montagne. Il éprouve « de
l’enthousiasme et de l’attendrissement » à la
lecture de ce texte qui, avec la plus grande clarté, demande
aux hommes de s’aimer les uns les autres, de ne pas résister
au mal par la violence, de ne pas juger leurs semblables, d’aimer
leurs ennemis.
Il se convainc au plus profond de lui même
que suivre la vraie religion chrétienne, c’est mettre
en pratique cette loi d’amour du prochain.
Il découvre
que cette règle
d’or a été proclamée par tous les sages
de la terre, mais que c’est Jésus qui l’a exprimée
le mieux. Il pense que la loi d’amour est le fondement de
la religion universelle qui doit unir tous les hommes, non point
dans
les mêmes dogmes, non point dans les mêmes rites, mais
dans la même sagesse. Il ne considère pas Jésus
comme l’incarnation de Dieu, il lui suffit de le considérer
comme l’incarnation de l’homme. Jésus est fils
de Dieu comme tout homme qui accomplit la volonté de Dieu
: aimer son prochain comme soi-même. Pour ce qui concerne
l’au-delà,
aucune des doctrines avancées par les religions ne lui convient. À la
question « Qu’adviendra-t-il après la mort
? »,
il se contente de répondre « Pour leur bonheur,
les hommes ne le savent pas et n’ont pas besoin de le savoir
(…)
La seule chose que nous ayons à savoir, c’est que
notre vie ne se terminera pas. Et nous le savons ».
Ainsi,
Léon Tolstoï ne reconnaît pas la divinité du
Christ, mais il reproche à l’Eglise de prêcher
un christianisme qui trahit Jésus de Nazareth .
« Il
faut que les hommes qui, consciemment ou inconsciemment, sous l’aspect
du christianisme, proposent de grossières superstitions,
comprennent que tous les dogmes, mystères, rites qu’ils
soutiennent et propagent, non seulement ne sont pas indifférents
comme ils le pensent, mais sont nuisibles au plus haut degré,
parce qu’ils cachent aux hommes cette seule vérité religieuse
qui est exprimée dans l’accomplissement de la volonté de
Dieu, dans la fraternité des hommes et dans l’amour
du prochain ».
Le 24 février 1901, Tolstoï est
excommunié par un décret du Saint Synode de l’Eglise
orthodoxe.
Par la suite, il s’élèvera contre
l’Etat
qui maintient le peuple dans la soumission, qui applique la peine
de mort, et contre l’armée qui apprend à tuer.
La guerre russo-japonaise de 1904 lui apparaît comme un affrontement
meurtrier ente les bouddhistes et les chrétiens qui se tuent
les uns les autres en trahissant de la même façon
l’enseignement
de celui dont ils se réclament. Quant aux gens qui ne participent
pas à la guerre, ils se réjouissent en apprenant
que beaucoup de Japonais ont été tués, et « ils
en remercient quelqu’un qu’ils appellent Dieu ».
Toute
sa vie, Tolstoï sera un chercheur d’humanité.
Noble, il milite en faveur de l’émancipation des serfs,
s’habillant à la fin de sa vie comme un moujik, tâchant
de vivre en simple paysan, participant aux travaux des champs.
Officier, il démissionne de l’armée pour n’en être
plus complice. Il fonde pour les enfants des paysans une école,
finance dix postes d’instituteur, inaugure des méthodes
d’apprentissage où figurent des techniques de résolution
non-violente des conflits. En I892-93, il soulage la détresse
matérielle des régions de Toula et Riazan frappées
par la famine, organisant des soupes populaires, des programmes
de secours, alertant l’opinion publique russe et internationale.
En 1895, il soutient les dissidents communautaires Doukhobors persécutés
par le gouvernement et finance leur émigration au Canada.
En 1903, il prend une part active au mouvement de protestation
contre
les pogromes antisémites de Kichinev. En 1909-1910, il entretient
avec Gandhi une correspondance émouvante qui contribuera à encourager
le jeune avocat indien dans sa lutte contre la discrimination raciale
en Afrique du Sud. «Chercher, toujours chercher…» sont
quelques unes de ses dernières paroles, le 7 novembre 1910.
Cette
lecture a été importante pour moi, parce que
depuis un certain temps, je me disais que l’important, c’est
de s’efforcer de vivre et de faire ce que propose Jésus,
et non pas de croire à la totalité de ce que disent
de lui les Eglises chrétiennes. Je suis toujours frappé par
la définition que l’on donne habituellement du « catholique
pratiquant » : c’est celui qui va à la messe
régulièrement
le dimanche, qui pratique les rites du culte. Ce n’est pas
celui qui pratique le respect de l’autre et la bonté,
cherche l’ouverture, lutte pour la justice, les droits de
l’homme,
le commerce équitable, les énergies renouvelables,
le respect de la nature et de l’environnement… Jésus
pratiquait peu les rites du culte (on le lui reprochait), prêchait
peu dans les synagogues (il en était expulsé), mais
pratiquait la compassion, fréquentait les prostituées,
les collabos (les Romains, les collecteurs d’impôt),
les Samaritains (les Intouchables ou les Arabes de l’époque).
Il donnait une présentation totalement nouvelle de Dieu
(qui n’est pas un accusateur, mais un père) et de
la religion (dont la finalité devrait être d’aider
l’homme à vivre, à se
déployer, à être meilleur, à être
heureux).
Etienne Godinot, membre du mouvement "Jésus simplement"
(1) Jean-Marie Muller – Tolstoï face à l’Eglise,
l’Etat et l’armée – Alternatives non-violentes,
hiver 1993 – Du nouveau sur Tolstoï
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