Stefan
Zweig
Albert
Schweitzer. Pour beaucoup de gens, ce nom résonne très
fort aujourd’hui, et pour un tas de raisons. Innombrables,
ceux qui l’apprécient et l’estiment, pour des
motifs complètement différents. De façon absolument
unique, inégalée, la personnalité de cet homme
est d’une exceptionnelle richesse.
Certains savent uniquement de
lui qu’il a reçu
le prix Goethe. La communauté protestante voit en lui un
théologien de tout premier ordre: l’auteur de La
mystique de l’apôtre Paul.
Les musiciens le respectent en tant qu’auteur de l’œuvre
la plus exhaustive sur Jean-Sébastien Bach. Les facteurs
d’orgues ont dit de lui qu’il connaissait comme personne
toutes les orgues européennes et qu’il en avait décrit
la technique de la façon la plus complète. Les amateurs
de musique voient en lui (avec Günter Ramin) un des plus grands
virtuoses contemporains de cet instrument - chacun de ses concerts
fait salle comble.
Mais c’est surtout pour son œuvre principale
que chacun l’estime: l’hôpital de Lambaréné,
né d’une pure abnégation et du souci d’apurer
la dette européenne [vis-à-vis de l’Afrique].
Il l’a conçu et construit dans la grande forêt
africaine, entièrement seul, sans aucun appui officiel. Extraordinaire
exemple de dévouement désintéressé.
Il fait partie de ceux pour qui un grand idéal mérite
qu’un sacrifice personnel concrétise les écrits
et les discours. Cet homme profondément modeste, les meilleurs
de ce monde en admirent aujourd’hui le caractère exemplaire
et de plus en plus de gens rallient son personnage.
Je ne pouvais en aucun cas gâcher la chance
qui m’était offerte de rencontrer à nouveau
cet homme hors du commun. Il venait de rentrer d’un nouveau
séjour en Afrique et séjournait parmi nous en Europe.
Le monde est tellement pauvre en personnages convaincants et exemplaires
que le déplacement en valait vraiment la peine. Je n’avais
plus vu Schweitzer depuis des années et les relations épistolaires
ne remplacent que médiocrement le contact direct. Je me réjouissais
donc intensément de retrouver son regard chaleureux, clair
et affectueux.
Un reflet gris s’est glissé dans ses
cheveux, mais son visage aux traits alémaniques est toujours
aussi merveilleusement imposant. Sa moustache bien fournie et la
forme voûtée de son front lui donnent une certaine
ressemblance avec les portraits de Nietzsche.
Le prestige de quelqu’un fait toujours transparaître
en lui de façon arbitraire quelque chose d’autoritaire.
Mais le sentiment qu’Albert Schweitzer a de lui-même
n’a rien à voir avec l’autosuffisance. Simplement,
il rayonne de la sérénité de celui qui vit
en accord avec lui-même. Jamais cette force qu’il dégage
n’est agressive car toute sa vie et sa pensée reposent
sur la plus haute affirmation de la vie ou, plus exactement sur
le respect de la vie sous tous ses aspects spirituels et matériels,
dès lors dans un bienveillant esprit de conciliation et de
tolérance.
La foi d'Albert Schweitzer,
sa vision de l'église,
est dépourvue de tout fanatisme. Ce dont en premier lieu
cet homme merveilleux - ce théologien et pasteur protestant
- nous fait l'éloge, en plein milieu de la conversation,
c’est de textes religieux de philosophes chinois, dans lesquels
il reconnaît une des plus hautes manifestations de l'Éthique.
L'après-midi fut riche. Nous avons feuilleté
les photos de Lambaréné, écouté les
nouvelles des infirmières et du personnel soignant de la
mission en repos ici, des anecdotes émouvantes et édifiantes
concernant l’inénarrable travail de Sisyphe qui se
poursuit là-bas, cette incessante lutte pour combattre et
enrayer la souffrance humaine.
Et à tout moment, dans cette pièce -
débordante de lettres et de manuscrits - où vit cet
homme infatigable, nous étions remplis de joie à chaque
regard posé sur ce beau visage rayonnant, où l’assurance
et la sérénité se mêlent dans une étonnante
harmonie.
On détecte ici l'épicentre d'une énergie
invisible qui, à un autre endroit du monde, se transforme
en réconfort et action humanitaire. Énergie qui suscite
et développe la même force chez des milliers d'autres.
Et alors qu'il bavarde et se
repose, il est le chef d'une armée invisible, le centre d'un cercle magique qui,
sans la moindre violence et sans recours à la force, a déclenché
plus de bouleversements et de progrès que des leaders politiques,
des intellectuels ou des hommes de pouvoir. À nouveau, nous
constatons que la vigueur de son exemple a, dans la réalité,
plus de poids que tous les dogmes et doctrines.
Dehors, s'étend la petite vallée où
est niché le village tranquille. Les blessures de la guerre
sont cicatrisées depuis longtemps. De l'autre côté
- dans le défilé des Vosges, où les canons
heure par heure vomissaient à coups sourds leurs obus empoisonnés
- nous parvient la lumière paisible du soir. Le chemin nous
conduit lentement à la petite église; en effet, alors
que je n'avais pas osé le lui demander, le grand musicien
a deviné notre secret désir de l'entendre jouer sur
ses nouvelles orgues, des orgues dont il a lui-même tracé les
plans.
La petite église de Gunsbach qu'il nous ouvre
à présent est particulière quand on la compare
à ses centaines de milliers de sœurs qui se dressent
en Europe. Non. Elle n'est pas spécialement jolie, ni intéressante
du point de vue de l'histoire de l'art. Sa spécificité
est d'ordre spirituel : elle fait en effet partie de cette
cinquantaine d'édifices que l'on ne trouve qu'en Alsace ou
en Suisse où sont célébrés, dans le
même lieu, les services catholiques et protestants.
Le chœur, entouré d’une petite barrière
en bois, n'est ouvert que pour l'office catholique, célébré
à des heures différentes de l'office protestant. Ce
qui paraît impossible ailleurs est réalisé ici,
sur une terre où la langue française et la langue
allemande se côtoient de façon harmonieuse. C'est ainsi
que les confessions catholique et protestante peuvent se réunir
sans animosité dans le même lieu de culte. Et Albert
Schweitzer nous raconte que déjà dans son enfance
cette possibilité d'un rapprochement pacifique a exercé
une influence déterminante sur sa façon de voir les
choses.
Il fait déjà sombre dans la toute petite
église, déserte à cette heure. Nous n'allumons
pas; seule une petite ampoule vient éclairer le clavier de
l'orgue. Elle jette une faible lueur sur les mains de Schweitzer
qui commencent à parcourir les touches; les mouvements donnent
à son visage pensif des reflets irréels.
Albert Schweitzer joue maintenant,
pour nous seuls, dans cette église vide où tombe la nuit, les compositions
de son vieil ami Jean-Sébastien Bach: inoubliable !
J’avais déjà assisté auparavant à
un concert d’orgues donné à Munich, en présence
de milliers de personnes, par ce maître qui fait pâlir
n’importe quel virtuose. Peut-être l’exécution
technique n’était-elle pas meilleure aujourd’hui,
mais jamais jusqu’alors, dans cette petite église protestante,
je n’avais éprouvé aussi intensément
la dimension métaphysique de Jean-Sébastien Bach,
ressuscitée par un homme vraiment croyant et restituée
par lui avec une profonde ferveur. De façon irréelle
et pourtant avec une précision experte, les doigts courent
sur les touches blanches dans la pénombre. Et simultanément,
comme une vibration humaine, au-delà de l’humain, l’accord
surgit du cœur de l’orgue.
Grandiose ! Au milieu de cette exaltation, nous
ressentons la perfection de la fugue, persistante et inchangeante,
comme la cathédrale de Strasbourg de par sa pierre, extatique
et lumineuse, comme les tableaux de Matthias Grünewald dont
les couleurs vous brûlent encore les yeux une fois les paupières
fermées. Schweitzer nous joue la cantate de l'Avent, un choral
puis une composition libre; doucement, miraculeusement, la voûte
obscure de l’église - tout comme nos poitrines - s'emplit
d'une grande musique.
L'enchantement dure une heure.
Ensuite nous nous retrouvons sur le sentier vers la maison; il
nous apparaît clair malgré
l'obscurité. Le repas du soir s'insère dans une longue
conversation, réchauffée de l'intérieur par
le sentiment que dégage en nous cette ambiance véritablement
fraternelle et cette autre réalité invisible: l'art,
qui nous libère de toute contingence et de toute contrainte
politique de manière majestueuse et grandiose.
Stefan Zweig, protestant
unitarien, Décembre 1932
Article traduit par O. Riguelle in Revue
pluraliste Vivre, Lillois, 1994/3
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