Pierre
A. Bailleux
Celui qui, aux yeux de Michelet, "posa pour tout
l'avenir la grande loi de la tolérance" naît à Saint-Martin-du-Fresne,
non loin de Nantua (Ain), dans une famille de paysans qui portait
le nom de Chatillon ou Chastellion ou encore
Castiglione.
Avant tout, Castellion est un
humaniste, fin connaisseur des textes anciens, traducteur remarquable
de la Bible en latin
et en français (1), professeur de grec à l'université
de Bâle. Mais ce lettré n'entend pas rester dans sa
tour d'ivoire : il sait dire non quand sa conscience le lui ordonne.
En
1539, il prend connaissance de l'Institution chrétienne de
Calvin et en 1540, à Lyon, il assiste à la persécution de luthériens. Il est indigné
et part pour Strasbourg pour y rejoindre Calvin. La peste le fait
fuir à Genève en 1541 où Calvin est de retour.
Il publie en 1543 les Dialogues
sacrés dans lesquels il témoigne de sa haine des tyrans
et des persécuteurs. "Il n'y a rien, écrit-il,
qui résiste plus obstinément à la vérité
que les grands de ce monde". Castellion supporte mal l'autorité
de plus en plus absolue de Calvin à Genève. Mettant
en garde contre l'absolutisme du nouveau tyran, il démissionne
du collège et est mis en demeure de quitter la ville. Il
commence à traduire la Bible et connaît plusieurs années
de misère jusqu'en 1553 où il devient maître ès arts puis lecteur de grec à l'université
de Bâle.
Le 27 octobre 1553, Calvin fait
exécuter Michel
Servet. Peu après paraît à Bâle une brochure
intitulée De haereticis signée Martin Bellie, alias Castellion (1554). On y trouve
des extraits de Luther, de Sébastien Franck, d'Érasme
et de Castellion. C'est un plaidoyer pour la liberté de conscience
et la tolérance. L'auteur y souhaite "qu'un
chacun retourne à soi-même, et soit soigneux de corriger
sa vie, et non de condamner les autres". Il n'hésite
pas à proclamer que "chercher la vérité et
la dire, telle qu'on la pense, n'est jamais criminel. On ne saurait
imposer à personne une conviction. Les convictions
sont libres".
La réaction contre Sébastien Castellion
mobilise Bèze, qui dénonce sa "charité
diabolique et non chrétienne", tandis que Calvin voit
en lui: "un monstre qui a autant de venin qu'il a d'audace".
À Bâle aussi, Castellion est attaqué de toutes
parts pour avoir pris parti contre la prédestination et
surtout pour son attachement à la liberté de conscience.
En 1562, dans son Conseil à la France désolée il
invite catholiques et protestants à la tolérance.
Il s'adresse aussi à Calvin à propos de l'éxécution
de Servet : "Tuer un homme, ce n'est pas défendre
une doctrine, c'est tuer un homme". Cet écrit,
qui est un appel pathétique à la tolérance
et une exhortation à mettre fin aux luttes religieuses et
aux persécutions, soulève une réprobation
unanime.
Son amitié avec l'anabatiste David Joris, réfugié
à Bâle sous le nom de Jean de Bruges, lui valu les
pires ennuis. Il meurt dans la plus grande pauvreté, "arraché
par la bonté de Dieu aux griffes de ses adversaires" selon
l'expression d'un de ses amis.
Ce grand Réformateur contemporain de Calvin,
ne cessera jamais son combat pour la liberté de pensée
en matière religieuse (2). “John Locke, philosophe
des Lumières, dont la première traduction en français
date tout juste de 1700, va s’enthousiasmer pour les idées,
si semblables aux siennes, de Castellion à propos de la tolérance
religieuse. Dans sa célèbre Lettre sur la Tolérance, parue en latin et en anglais, John Locke, dans la
version latine de l’ouvrage, présente, dans son style,
un stupéfiant mimétisme avec le style latin de Castellion.
Castellion aura été, bien à l’avance,
une sorte de philosophe des Lumières et le 18e siècle
lui rendra justice.” (3)
Erasme, Spinoza, Pierre Bayle
(4) et Leibniz, pour ne citer qu’eux, firent progresser cette grande idée
de la tolérance. Précurseur, Castellion le sera encore
de Voltaire. Toute son œuvre n’est qu’un plaidoyer
en faveur de la tolérance et de la liberté de conscience.
Tout en affirmant que la vérité réside dans
“l’esprit de libre examen”, il reconnaît
le droit à l’erreur qu’il nomme “la conscience
errante”. C’est lui aussi qui mettra en garde contre
les passions qui
amènent le désordre: “La raison contredit
les passions pendant un certain temps, puis elle se chagrine en
secret, et enfin leur donne son approbation”! C’est
encore lui qui se demande “si l’on ne pourrait pas assurer
que les obstacles d’un bon Examen ne viennent pas tant de
ce que l’Esprit est vide de Science, que de ce qu’il
est plein de préjugés”.
Je vous conseille aussi la lecture (en anglais)
de l'article de Marian
Millar.
Pierre A. Bailleux
(1) De cette Bible en
français, il ne reste que quelques exemplaires. Elle vient
d'être "redécouverte" à l'occasion
de la nouvelle traduction de la Bible chez Bayard.
(2) Notamment dans sont Traité des hérétiques paru en 1554. Cependant, il faudra attendre le XXe
siècle pour que soit publié De Arte Dubitandi, un ouvrage que bien des chrétiens auraient
intérêt à lire: Sébastien Castellion, De l’Art de douter et de croire,
d’ignorer et de savoir,
Editions Jeheber, Genève, 1953
(3) Marcelle Derwa,
maître de conférences à l’Université
de Liège, in “Sébastien Castellion ou la
liberté de conscience”, revue pluraliste Vivre,
Lillois, vol. III, n° 1995/2, pp. 5-11
(4) Fils de pasteur, il est de ces protestants unitariens
qui, après la Révocation de l’Édit de
Nantes, se réfugient dans les Provinces Unies.
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