Philippe Vassaux
Rien ne permet de penser
que le petit Breton, né à Tréguier en 1823, allait
devenir le champion de la grande confrontation entre la foi et la
science qui a marqué d’un sceau indélébile
la fin du siècle dernier. Très proche du protestantisme
par certains aspects de son oeuvre, il s’en est considérablement
éloigné pour des raisons que nous allons tenter de
découvrir.
Du trégorrois à
Saint-Sulpice
Orphelin à cinq ans d’un capitaine au
long cours, fils d’une épicière, il quitte à
l’âge de quinze ans son terroir natal bordé par
la mer, où l’existence est rythmée par les cloches
de la vieille cathédrale, pour aller s’enfermer, dans
Paris, au petit séminaire St-Nicolas du Chardonnet. Comblé
d’honneurs par la République, il magnifiera volontiers,
à la fin de sa vie, les traditions celtiques de sa petite
patrie.
E. Renan se plonge avec délice
dans l’étude. Le voici au séminaire d’Issy,
puis en 1843 à celui de St-Sulpice où il apprend l’hébreu
et ne sort que pour suivre des cours au Collège de France.
Plongé dans l’étude des langues sémitiques
son esprit critique s’exerce. Il renonce au sous-diaconat
et quitte, avec fracas, le grand séminaire en suscitant les
regrets, mais en conservant l’estime de ses maîtres.
Soutenu par sa sœur Henriette, de douze ans son aînée,
il n’envisage pas un seul instant de faire autre chose que
de poursuivre les études qui lui sont chères.
Un départ en douceur
L’opposition entre l’enseignement de l’église
et la critique biblique justifie sa courageuse décision de
changer d’orientation. Il s’en explique dans ses Souvenirs
d’Enfance et de Jeunesse : «…la seconde partie
d’Esaïe n’est pas d’Esaïe, le livre
de Daniel a été écrit vers 170 et non à
l’époque de la captivité, l’attribution
du Pentateuque à Moïse est insoutenable».
E. Renan ne perd pas la foi
pour autant. Il déclare avoir le même goût que
par le passé pour les prières et récite les
psaumes en hébreu. «Le christianisme m’apparaissait
comme plus grand que jamais… Durant deux mois à peu
près je fus protestant… Je rêvais de réformes
futures, où la philosophie du christianisme, dégagée
de toute scorie superstitieuse et conservant néanmoins son
efficacité morale, resterait la grande école de l’humanité
et son guide vers l’avenir». Il se proclame chrétien
comme l’est un professeur de théologie protestante
de Halle. Son refus du surnaturel ne l’empêche pas de
prendre ses distances par rapport à l’école
hypercritique «des protestants de Tübingen, esprits sans
tact littéraire et sans mesure».
Qui est la servante de l'autre ?
E. Renan salue les pays protestants
qui ont créé
la liberté dans l’église et dans l’université.
Or la liberté de penser, alliée à la haute
culture, loin d’affaiblir un pays, est une condition de développement
de l’intelligence.
Dans le catholicisme, l’école, n’étant
pas l’œuvre de l’église, est la rivale.
E. Renan va jusqu’à dire: «Je m’imposerai
les mœurs d’un pasteur protestant. L’homme ne doit
jamais se permettre deux hardiesses à la fois… Je connais
des ministres protestants, très larges d’idées,
qui sauvent tout par leur cravate blanche irréprochable.
J’ai, de même, fait passer ce que la médiocrité
humaine regarde comme des hardiesses grâce à un style
modéré et à des mœurs graves».
Son admiration sincère
pour les auteurs protestants allemands, notamment Novalis, Herder
et Goethe, a une limite. Le luthéranisme ne convient qu’aux
pays germaniques. S’il se sent plus proche des libéraux
que des orthodoxes, il reproche aux uns et aux autres de ne pas
aller assez loin. Les protestants, même ceux qui sont, à
ses yeux, les plus évolués, sont restés à
mi-chemin. Il ne s’agit pas seulement ici de la manière
dont on conçoit ou non le surnaturel auquel il avoue être
inexorablement réfractaire. Il s’agit de quelque chose
de plus profond encore.
Le rejet de toute idée
de péché
L’écrivain suisse Henri-Frédéric
Amiel, un protestant orthodoxe, membre de la paroisse de St-Pierre
de Genève, lui reproche de ne pas tenir compte du péché,
du salut, de la rédemption et de la conversion. Amiel s’exclame:
«Qu’est-ce M. Renan fait du péché?»
Renan n’hésite pas un seul instant: «Je crois
bien en effet que je le supprime!»
Dans son incorrigible optimisme,
Renan ne voit plus les limites et les imperfections de la nature
humaine. Une faute n’est plus qu’une simple erreur.
Cette extrême indulgence lui fait dire: «Ce sont les
âmes les plus étrangères au péché
qui s’en tourmentent le plus, le cherchent obstinément
et, sous prétexte de s’extirper un mal qu’elles
n’ont pas, se dessèchent, se déchirent perpétuellement
à coups de scalpel».
Dieu existe-t-il ? Peut-être
ou pas encore !
E. Renan reconnaît que l’absolue dépendance
vis-à-vis de Dieu et du Christ a débarrassé
le protestantisme des scories les plus abusives et les plus grossières.
Cette absolue dépendance est cependant pour lui une fiction
inacceptable pour un esprit rationnel.
Ceci ne fait pas pour autant
de lui un athée.
Son examen philosophique à la fin des Feuilles Détachées
laisse une porte entrouverte: «Un Dieu se révélera
peut-être un jour… La nature est son auteur n’est
peut-être pas une expression aussi absurde qu’il semble.
Tout est possible, même Dieu… L’existence d’un
Dieu aux volontés particulières, qui n’apparaît
pas dans notre univers, peut être tenue pour possible au sein
de l’infini, ou du moins il est aussi téméraire
de le nier que de l’affirmer».
Renan prend le chemin d’un
agnosticisme ouvert qui n’a rien à voir avec le
positivisme abrupt des savants de son temps. « Dans
un milieu que nous expérimentons, il ne se passe pas de
miracle; mais du point de vue de l’infini, rien n’est
impossible ». Questionnant
un jour Claude Bernard au sujet de l’attrait amoureux, celui-ci
de lui répondre après un temps de réflexion:
« Ce sont là des fonctions claires, des conséquences
de la nutrition ». Renan de conclure: « Qu’on
fonde donc une science qui s’occupera des conséquences
obscures des fonctions claires. Pourquoi, par exemple, la fleur
a-t-elle
le parfum ? »
Les stigmates présupposés
du protestantisme
Sans doute Renan a-t-il été parfois
injuste vis-à-vis du protestantisme comme en témoigne
sa préface des Apôtres : «L’ennui, la sottise,
la médiocrité sont la punition de certains pays protestants
où, sous prétexte de bon sens et d’esprit chrétien,
on a supprimé l’art et réduit la science à
quelque chose de mesquin».
Introduit par l’historien Auguste Thierry, dont
il sera le successeur à l’Académie des Inscriptions
et belles-lettres, dans la famille du peintre Ary Scheffer, Renan
épouse Cornélie, la nièce du peintre, au temple
de l’Oratoire du Louvre en 1856. La cérémonie
a lieu sous la présidence du pasteur Athanase Coquerel père.
Renan se lie d’amitié avec Athanase Coquerel fils,
pasteur et critique d’art. Des esprits chagrins vont jusqu’à
reprocher à A. Coquerel fils de l’avoir appelé
«cher et savant ami» lors de la parution de sa Vie de
Jésus en 1863 qui le fera chasser du Collège de France.
La majorité des exégètes
protestants, y compris ceux d’avant-garde, émettront
des réserves sur le livre. Ainsi Timothée Colani écrit
dans la revue de Strasbourg : « Le Christ de Monsieur
Renan est le Christ du quatrième évangile,
mais dépourvu
de son auréole métaphysique, et retouché par
un pinceau où se mêlent étrangement le bleu
mélancolique de la poésie moderne, le rose de l’idylle
du XVIIIe siècle ».
La foi d'un païen
La Prière sur l’Acropole est sans nul
doute un chef d’œuvre littéraire dont la tonalité
générale est profondément païenne. La
noble exigence intellectuelle de Renan qui lui fait dire «Quand
le vrai est trouvé, je le cherche encore», s’accompagne
d’un eudémonisme(1) sans borne : «
Nous sommes
corrompus, qu’y faire?» ou encore «en confessant
mes péchés, j’en arrivais à les
aimer ».
Le chemin de la facilité
ne peut que l’écarter du protestantisme né,
selon lui, avec l’apôtre Paul, cinq ans après
la mort de Jésus. On comprend sa prévention à
l’égard d’une religion qui est à la recherche
permanente d’une clarté plus haute que celle de l’Acropole.
L'incarnation des idéaux
de la IIIe République
L’ascension sociale de Renan, à la sortie
de St-Sulpice, sera rapide. Après le baccalauréat
passé de justesse, il accomplit un travail intense qui le
conduit à être reçu premier à l’agrégation
de philosophie, puis docteur ès lettres à la suite
d’une thèse sur le philosophe musulman Averroès.
Professeur d’hébreu au Collège
de France dès 1862, élu à l’Académie
Française en 1878, administrateur du Collège de France,
grand-croix de la Légion d’Honneur, Renan semble incarner
la France officielle de l’époque de Jules Ferry. Royaliste
rallié à la République qui l’encense,
son oeuvre encyclopédique rappelle celle des hommes de la
Renaissance. Plus encore de son vivant qu’après sa
mort, il a marqué les hommes de son temps. Si pour Alphonse
Daudet son cerveau est une cathédrale désaffectée,
c’est déjà mieux qu’une sacristie hors
service! Mais pour Emile Faguet, qui le classe parmi les politiques
et les moralistes, il semble avoir été mis au monde
par un décret nominatif de la Providence.
Il est né pour avoir
des idées et ne jamais se lasser d’en avoir.
Jésus : homme admirable
ou messie ?
E. Renan en quittant le catholicisme,
n’est
pas devenu protestant pour autant. Certes il a fait un bout de chemin
avec l’aile gauche de la théologie protestante grâce
à ses travaux sur l’Histoire du Peuple d’Israël
et sur l’époque apostolique. Pour lui, Dieu n’est
pas une réalité vivante, le christianisme n’est
pas une révélation complète, Jésus le
doux rêveur galiléen devient un sombre géant
à l’approche de la croix.
Lorsque l’imaginaire l’emporte sur l’étude
attentive des textes, on s’éloigne des principes fondamentaux
de la Réforme.
Philippe Vassaux, Vivre 93/2
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