Michel Benoît
Au IVe siècle (Constantin, Julien l'Apostat), l'Empire
romain est totalement imprégné par le culte solaire
de Mithra. Il s'en est fallu de peu que Julien, formé par
l'Eglise dans son enfance, n'impose un mithraïsme réformé,
avec "médiateur" et trinité, qui aurait pris
la place du christianisme alors en formation. En retour, ce culte
a marqué de son influence le christianisme, puisque Jésus
est souvent représenté alors avec les attributs solaires,
la liturgie ancienne l'appelle sol oriens (soleil levant), la date
du 25 décembre sera choisie comme dies natalis (jour de naissance)
du médiateur chrétien, les églises sont toutes
orientées vers l'Est…
Finalement, c'est le christianisme
qui l'a emporté, peut-être
grâce à son insistance sur la souffrance humaine – négligée
par le mithraïsme. Un "Dieu souffrant" séduisant
plus facilement des foules souffrantes qu'un dieu solaire triomphant
des ténèbres…
L'évolution du christianisme
peut se schématiser ainsi
Un Rabbi juif est divinisé pour
des raisons essentiellement "politiques",
et au contact des religions à mystère de l'Empire.
L'influence gnostique est forte (gnose grecque et juive).
Pendant
deux siècles, christianisme primitif et religions
orientales cheminent côte à côte, en rivalité de
plus en plus violente. Irénée est le premier à organiser
la confrontation. En 313, Constantin publie un Décret de
tolérance
qui instaure une compétition politique (avantages économiques,
fiscaux, exemptions, etc.) entre christianisme et religions anciennes.
Les chrétiens, libérés par cet édit,
se déchirent entre eux : sous une apparence dogmatique,
ce sont surtout des querelles de pouvoir. Les sectes chrétiennes
pullulent, l'arianisme en tête qui refuse la divinité de
Jésus. En 325, un concile partiel (Nicée) fixe la
doctrine de la tendance dure (divinisation de Jésus), mais
les opposants ne l'acceptent pas. L' Empire se déchire entre
un Occident catholique et un Orient arien.
Julien se rend compte
que l'Empire romain va disparaître s'il
perd son ossature religieuse et culturelle. Il tente, vers 360,
une restauration du mithraïsme. La mort rapide de Julien fait
avorter cette tentative. Comme prévu, l'Empire s'effondre.
Sur
ses restes, l'Église chrétienne s'établit
par un double mouvement : persécution des religions anciennes,
prise du pouvoir (privilèges politiques et sociaux), puis élimination
des rivaux religieux (sauf arianisme). A la fin du IV° siècle,
l'Église apparaît seule debout dans un champ de ruines.
Consolidation du dogme de l'Incarnation par celui de la Trinité (Chalcédoine,
451) : établissement d'une forteresse dogmatique à laquelle
collaborent des esprits à la fois brillants et fanatiques
d'Orient et d'Occident.
Sur ce socle dogmatique se construit lentement
l'édifice sacramentel
: entre le 8° et le 10° siècle, le couple sacerdoce-épiscopat
est bétonné, le célibat des prêtres
défini.
Autour du 10° siècle, fixation du sacrement de mariage,
tissu conjonctif de la société chrétienne.
Autour du 13° siècle, fixation de l'eucharistie : on
conceptualise la transformation de la substance du pain en substance
du ressuscité,
grâce au recours à la philosophie aristotélicienne
qu'on vient juste de redécouvrir. Au 11° siècle,
schisme Orient-Occident pour raisons purement politiques. Mais
il faudra attendre 1871 pour que la dernière conséquence
en soit tirée : la définition du dogme de l'infaillibilité papale.
Peu après l’énoncé de ce dogme, échec
des conversations entre Newman et les anglicans, où l'on évoque
la reconnaissance des ordinations anglicanes – qui aurait
réunie à Rome
l'Église d'Angleterre et ses colonies, notamment américaines.
Au
tournant du 20° siècle, 1a crise moderniste : l'Église,
qui a encore une certaine vitalité intellectuelle (renouveau
thomiste des années 20 à 40), réagit. Elle
achève
l'édifice sacramentel en définissant le "moment" de
la transsubstantiation : les paroles de la consécration
et non pas l'épiclèse qui la précède – rejetant
ainsi une main tendue de l'Orient, pour qui c'est l'épiclèse
qui est le centre de la prière eucharistique.
Puis vient
la crise moderniste de l'après-guerre. La structure
hiérarchique de l'Église est mise en cause par le
mouvement théologique (Congar, de Lubac, Rahner…)
et social (les prêtres-ouvriers, les nouvelles fondation
religieuses). Vatican II : ne condamne pas, mais se contente d'entrouvrir
quelques portes
: ministères, rapprochement avec les chrétiens "séparés"… Bien évidemment,
on ne touche pas aux fondements dogmatiques. C'est un Concile "pastoral" :
par ce terme qui définit son (absence d') ambition, l'Église
avoue qu'elle n'a plus les moyens de bâtir, ou de rebâtir,
un édifice doctrinal ou idéologique d'envergure.
Le long règne de Jean-Paul II fige durablement cette pétrification
de l'Église : toute recherche est condamnée (théologiens
sud-américains, Drewerman), toute ouverture refermée
(Gaillot), l'Église se crispe sur la morale sexuelle. Les
avancées idéologiques, religieuses (au sens large)
et spirituelles se font désormais en-dehors de l'Église
: altermondialisme, condition de la femme, écologie, recherches
sur l'identité de Jésus, méditation, retour
des religions "orientales" (hindouisme, bouddhisme…).
Bref,
on est revenu à une situation analogue au IV° siècle, à une
différence près : l'Église n'est plus l'adolescent
fougueux d'alors, en croissance irrésistible. C'est un vieillard
fatigué, ankylosé par les énormes calcifications
idéologiques héritées de ses réactions
ponctuelles à des situations nées en des époques
successives du passé. Mais qui, une fois pétrifiées,
interdisent tout mouvement.
La chape dogmatique, faite d'éléments
superposés
au cours des siècles, devient le couvercle d'un cercueil
qui enterre l'Église. Elle n'est plus capable que de s'agripper à cette
chape, reliquat à la fois fastueux et pesant d'un passé révolu.
Prenons
du recul : on voit une grande période de construction
dogmatique, entre le 2° et le 4° siècle. Puis une
continuation sur la lancée, qui devient par la suite une
calcification. La différence entre les conciles du IV° siècle
et Vatican II est parlante : l'Église du XX° siècle
a perdu tout élan constructeur, elle n'est plus qu'un conservatoire
de son passé. Sa marge d'adaptation à la vie qui
continue est très restreinte (quelques bricolages sans envergure)
et surtout sans ambition. Au cours du 20° siècle, elle
montre clairement qu'elle a perdu tout contact avec la marche de
l'humanité,
sur le plan religieux et humain. Conservatisme et perte de contact
allant évidemment de pair.
La question se pose : peut-on
espérer un retour, dans l'Église, à sa
créativité des quatre premiers siècles ? Et
quand on connaît l'intrication des ambitions politiques et
des objectifs religieux de cette époque fondatrice, est-ce
souhaitable ? Ou bien le besoin de vie religieuse de l'humanité va-t-il
désormais s'exprimer hors l'Église, ce qui semble être
le cas ? Et alors : quel rôle notre génération
(qui a encore connu une certaine Église) peut-elle, doit-elle
jouer, pour que l'effacement de cette structure ne s'accompagne
pas de l'effacement de Jésus ?
Michel Benoît, le 29 mars 2006
M. Benoît est l'auteur d'un livre
qui a fait date Dieu
malgré lui, paru en 2002 aux éditions Robert
Laffont. Le secret du treizième apôtre,
un polar, vient de paraître
(2006) aux éditions Albin Michel.
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