Claude-Jean Lenoir
- De
la critique de la raison
-
Un
chercheur de vérité
- Primat de la raison
- Tolérance et laïcité
- Une
morale indépendante
de la religion
- Actualité de
Bayle
De la critique de la tradition
à la promotion de l'esprit critique
En 1994, ont été commémorées
la naissance de Voltaire et la mort de Condorcet. Deux amis, deux
promoteurs du primat de la Raison, tous deux héritiers, directs
ou indirects du philosophe de Rotterdam. Bayle, Voltaire, Condorcet
: références essentielles pour qui se targue d’être
un protestant libéral. Ils le sont au même titre que
Socrate et sa maïeutique, que Kierkegaard, précurseur
de l’Existentialisme… et, certes que Jésus le
Nazaréen, lequel, sans doute, serait bien surpris de constater
ce que les Églises ont pu faire de son message.
Le doute critique érigé
en méthode est une condition indispensable à tout
progrès des consciences. Il conduit celles et ceux qui le
pratiquent à une conception de la liberté indissociable
du sens des responsabilités, donc, de l’engagement
dans les affaires de la Cité. Cette méthode rejoint
la conception critique d’un christianisme “critiquable”
que devrait s’en faire tout protestant, en fait, tout chrétien.
Aussi est-il permis de s’interroger sur le devenir du libéralisme
protestant lorsqu’on constate que les uns, par suprême
prudence n’osent pas affirmer leurs convictions, que d’autres
sombrent dans un spiritualisme mystique tout aussi décadent
que tel néo-manichéisme? Ils voilent, de fait, un
échec de la pensée. Ne faut-il pas décidément
apprendre à vivre avec des questions sans réponse
plutôt que de survivre de réponses qui éludent
les questions ?
Un
chercheur de vérité
Bayle eut le courage de s’affirmer comme un
chercheur de vérité impénitent. Il en paya
le prix en s’attirant la haine implacable de certains esprits
étroits. On continue d’étudier la pensée
de Pierre Bayle parce qu’elle reste moderne. C’est une
réponse donnée, au-delà du temps, à
ses détracteurs d’alors.
Ainsi Jurieu, l’ami, devenu au temps de l’exil
dans les Provinces-Unies, l’un de ses plus implacables ennemis,
donne du philosophe de Rotterdam ce portrait particulier : «Un
de nos sceptiques, qui n’avait d’autre but que de jouer
de la vérité, et défendre le pour et le contre;
de faire un livre contre nous et de le détruire ensuite par
un autre ouvrage pour nous, à dessein de faire voir que la
vérité aussi bien dans les faits que dans le droit
est dans le puits de Démocrite; qu’on peut douter de
tout, assurer, défendre et combattre. (1)
Douter de tout. Voilà le crime aux yeux d’un
croyant orthodoxe, fut-il protestant. Énoncer une critique,
en soi, est impardonnable, que celle-ci s’applique aux choses
de la Religion est inexpiable. Pierre Bayle, lui, osera; il suscitera
l’hostilité, la hargne de la plupart de ses coreligionnaires
pourtant tous victimes de l’intolérance catholique
romaine. Il n’est pas bon de penser, de penser seulement,
lorsqu’on s’en tient aux superstitions communément
partagées par ceux qu’on désignerait aujourd’hui
sous le vocable de “majorité silencieuse” et
que Bayle apparentera à des moutons.
Aujourd’hui, à relire Pierre Bayle, on
se prend à partager cette même révolte et ce
même scepticisme. Révolte devant une démission
toujours actuelle des consciences. Scepticisme aggravé, le
temps passant, en constatant combien il peut-être utopique
parfois d’attendre que ces consciences évoluent dans
le sens d’une liberté responsable.
Faudrait-il donc partager l’opinion des Traditionalistes
du XIXe siècle selon laquelle la vraie connaissance humaine
n’est rendue possible que par la révélation
divine et la tradition (en l’occurrence “ecclésiale”)
? Ainsi, soutenait Louis de Bonald : «La vérité,
quoique oubliée des hommes, n’est jamais nouvelle,
elle est du commencement ab initio». Et l’erreur donc,
s’apparente nécessairement à tout ce qui est
nouveau parce que «sans être et sans postérité»
? Certes non, si l’on soutient, comme le fit Nietzsche, que
la grande question est celle de Pilate à Jésus : “Qu’est-ce
que la vérité ?”.
La réforme du XVIe
siècle, contestant l’autorité de la Tradition
catholique romaine par l’interprétation personnelle
de l’Écriture, inaugurait l’ère moderne
faisant de chaque individu un être responsable. La protestation
de Luther annonçait le droit reconnu à chacun de sa
liberté de conscience et le devoir d’exercer un esprit
critique sur tout, dans tous les domaines.
Primat
de la raison
Pierre Bayle s’y attachera dans les Pensées
diverses, écrites à un Docteur de Sorbonne à
l’occasion de la Comète de 1680 : «Que ne pouvons-nous
voir ce qui se passe dans l’esprit des hommes lorsqu’ils
choisissent une opinion ! Je suis sûr que si cela était
nous réduirions le suffrage d’une infinité de
gens à l’autorité de deux ou trois personnes
qui, ayant débité une doctrine que l’on supposait
qu’ils avaient examinée à fond, l’ont
persuadée à plusieurs autres par le préjugé
de leur mérite, et ceux-ci à plusieurs autres qui
ont trouvé mieux leur compte, pour leur paresse naturelle,
à croire tout d’un coup ce qu’on leur disait
qu’à l’examiner soigneusement. De sorte que le
nombre des sectateurs crédules et paresseux s’augmentant
de jour en jour a été un nouvel engagement aux autres
hommes de se délivrer de la peine d’examiner une opinion
qu’ils voyaient si générale et qu’ils
se persuadaient bonnement n’être devenue telle que par
la solidité des raisons desquelles on s’était
servi d’abord pour l’établir; et enfin on s’est
vu réduit à la nécessité de croire ce
que tout le monde croyait, de peur de passer pour un factieux qui
veut lui seul en savoir plus que tous les autres et contredire la
vénérable Antiquité; si bien qu’il y
a eu du mérite à n’examiner plus rien et à
s’en rapporter à la Tradition.»
Cette critique conduit naturellement à légitimer
le libre examen, à défendre la primauté de
l’expérience sur le sentiment, à promouvoir
l’esprit scientifique, à affirmer le primat de la Raison.
En contestant toute autorité à la tradition, Bayle
procédait à une critique radicale des religions. Il
annonce le siècle des Lumières, celui de Voltaire
dont il sera l’inspirateur, de Rousseau, de Condorcet, le
siècle dont l’aboutissement sera la Révolution.
Si l’idée de progrès chère
aux Grecs, associée à celle de la durée, allait
revêtir le caractère de la dégradation ontologique
- le monde des idées relevant de l’idéal de
perfection -, au XVIIIe siècle, la notion de progrès
devient synonyme de «rationalisation du monde, de marche de
l’esprit humain vers un état de savoir et de liberté»
(Enc. de phil. univers). De nouvelles perspectives s’offrent
à l’esprit humain : celle du passage de la superstition
à la raison, du privatif, fut-il un “bon sauvage”
au civilisé. Avec Bacon, s’impose la notion d’expérience
: «c’est grâce à la science expérimentale
que l’esprit se repose dans l’éclat de la vérité».
Pierre Bayle en était le précurseur,
lui qui écrivait :
«Un sentiment ne peut devenir probable
par la multitude de ceux qui le suivent qu’autant qu’il
a paru vrai à plusieurs, indépendamment de toute prévention
et par la seule force d’un examen judicieux accompagné
d’exactitude et d’une grande intelligence des choses;
et comme on a fort bien dit qu’un témoin qui a vu est
plus croyable que dix qui parlent pour ouï dire, on peut aussi
assurer qu’un habile homme qui ne débite que ce qu’il
a extrêmement médité et qu’il a trouvé
à l’épreuve de tous ses doutes, donne plus de
poids à son sentiment que cent mille esprits vulgaires qui
se suivent comme des mou tons, et se reposent de tout sur la bonne
foi d’autrui».
Tolérance
et laïcité
Précurseur, il le sera encore de Locke et de
Voltaire, défenseurs de l’idée de tolérance
: dans un contexte tragique, celui des persécutions exercées
par le pouvoir politique et les catholiques, bien avant la Révocation
de l’Édit de Nantes. Il en subira personnellement les
conséquences : l’Académie de Sedan fermée,
il se voit contraint à l’exil; son plus jeune frère
meurt en prison. Dans son ouvrage, Ce que c’est que la France
toute catholique sous le règne de Louis Le Grand, (1686),
et dans son Commentaire philosophique sur ces paroles de Jésus-Christ
: contrains-les d’entrer (oct 1686 et juin 1687),
il dénonce ce que l’intolérance religieuse la
plus bornée provoque, mais encore, il insiste sur les droits
de la conscience au nom de l’inaptitude de l’homme à
atteindre avec une certitude rationnelle, la vérité religieuse.
«Il est impossible, écrit-il, dans
l’état où nous nous trouvons, de connaître
certainement que la vérité qui nous paraît...
est la vérité absolue… Rien en un mot ne peut
caractériser à un homme la persuasion de la vérité
et la persuasion du mensonge. Ainsi, c’est lui demander plus
qu’il ne peut faire que de vouloir qu’il fasse ce discernement...
D’où je conclus que l’ignorance de bonne foi
disculpe dans les cas les plus criminels, de sorte qu’un hérétique
de bonne foi, un infidèle même de bonne foi, ne sera
puni de Dieu qu’à cause des mauvaises actions qu’il
aura faites croyant qu’elles étaient mauvaises. Pour
celles qu’il aura faites en conscience, je dis par une conscience
qu’il n’aura pas lui-même aveuglée malicieusement,
je ne saurai me persuader qu’elles soient un crime…»
Pierre Bayle aggrave encore
son cas aux yeux des orthodoxes lorsque dans ses Pensées
diverses sur la Comète, il combat ce préjugé
qui affirme que Dieu aurait formé les comètes afin
de détourner les païens de l’athéisme.
Il le fait en réhabilitant les athées. Il soutient
que du point de vue social l’athéisme n’est pas
un plus grand mal que l’idolâtrie; que les athées
ne sont pas forcément corrompus; qu’ils peuvent se
conduire aussi bien, voire même mieux, que les chrétiens.
Une morale
indépendante de la religion
Il considérera Spinoza comme l’exemple
même de l’athée aux mœurs irréprochables.
Il dénonce la dichotomie qui existe entre les principes que
les chrétiens invoquent, et leurs actes. Il en conclut donc
«…que la foi n’influe pas sur la morale et que
la morale est indépendante de la religion».
Autant d’idées qui seront reprises au
XVIIIe siècle.
Que fondent-elles ? Sinon le principe d’une morale laïque.
Laïcité dont les protestants au XIXe siècle se
feront les ardents défenseurs (et qu’il nous faut défendre
aujourd’hui encore avec énergie car battue en brèche
au nom d’une soi-disant “nouvelle laïcité”.
Dans son Dictionnaire historique (1695-1697)
Bayle constate que l’histoire humaine regorge de crimes. Il
dresse un tableau accablant de l’action des hommes. Paul Hazard
(2) en fera le commentaire suivant : «Ce Dictionnaire historique
et critique reste le réquisitoire le plus accablant qu’on
ait jamais dressé pour la honte et la confusion des hommes.
Presque à chaque nom surgit le souvenir d’une illusion,
d’une erreur, d’une fourberie ou même d’un
crime. Tous ces rois qui ont fait le malheur de leurs sujets; tous
ces papes qui ont abaissé le catholicisme au niveau de leurs
ambitions, de leurs passions; tous ces philosophes qui ont bâti
des systèmes absurdes; tous ces noms de villes, de pays
qui rappellent des guerres, des spoliations, des massacres...»
Ce constat fonde de fait, le
principe de tolérance
puisque, pour Bayle, aucune morale, aucune religion ne saurait offrir
une vérité qui soit certaine.
Comme aimera à le souligner Pierre Rétat
(3), Bayle «…est un perturbateur». Il dérange.
Pour les uns, il n’est pas étonnant de trouver les
oeuvres de ce “libre-penseur” -promoteur de la laïcité,
de l’athéisme- parmi les Classiques du peuple. Pour
les autres, au nombre desquels nous citerons Élisabeth Labrousse,
s’il fut tenté par les aventures de l’esprit
critique et du doute jusqu’aux limites de l’athéisme,
il restera cependant «étranger à toute idéologie
du progrès, du matérialisme et au déisme du
XVIIIe siècle. Bayle demeure calviniste et croyant».
En fait, peu importe: ce
qui est essentiel c’est bien que Bayle soit toujours, au travers
de ses oeuvres, ce provocateur de réflexion.
Actualité
de Bayle
Critique de la Tradition et
du principe d’Autorité,
initiateur du doute critique, Pierre Bayle reste d’une brûlante
actualité, lui qui écrivait : «Je ne sais si
l’on ne pourrait pas assurer que les obstacles d’un
bon Examen ne viennent pas tant de ce que l’Esprit est vide
de Science, que de ce qu’il est plein de préjugés».
Aujourd’hui, Pierre Bayle est toujours un perturbateur
car ses écrits appellent à la libération des
consciences.
Mais aujourd’hui, comme en son temps, sa pensée
se heurte aux mêmes peurs nourries des mêmes angoisses,
car toujours suscitées par la crainte du changement. Pour
Karl Popper, «l’illusion du XIXe siècle fut de
croire en un destin de l’humanité qui la vouerait à
atteindre un but à travers une série d’étapes
nécessaires... (en fait) derrière l’idée
que le changement est régi par des lois immuables, se cache
la peur du changement».
À l’aube du XXIe siècle, cette
illusion ne subsiste même plus: après Hiroshima, Tchernobyl
alors que la barbarie est à nos portes; que le fascisme,
le racisme, l’antisémitisme renaissent de plus belle,
nous savons que la science ne met en oeuvre que des moyens, elle
ne garantit pas leur utilisation à des fins “morales”.
Cette illusion perdue, reste la réalité, ni plus ni
moins tragique que celle à laquelle Pierre Bayle et ses contemporains
étaient confrontés. Cependant, en Occident tout au
moins, la civilisation de l’image qui a supplanté celle
du livre, offre un champ inespéré à tous les
manipulateurs de consciences, politiques comme économiques
ou religieux. Jamais il n’a été aussi indispensable
d’appliquer à toute information, le crible du doute
critique.
À la différence de ce siècle
des Lumières dont Pierre Bayle est le précurseur,
aujourd’hui, l’homme ne saurait plus être
ce qu’on appelait un “honnête homme”.
Trop d’informations conduit à faire de l’homme
moderne un aveugle, un sourd et un muet. Diderot, disciple de Bayle,
inscrivait déjà dans sa Lettre sur les sourds
et muets, de même que dans les Pensées philosophiques «La superstition est plus injurieuse que l’athéisme»...
Est-il étonnant en ces temps de démission de la pensée
que, plus que jamais, cartomanciens, astrologues, gourous de tous
poils, mais plus grave encore, que même certains scientifiques
et intellectuels en viennent à délaisser le primat
de la Raison et fricotent avec l’irrationnel spiritualiste?
Non, hélas !
Aussi Bayle nous convie-t-il à ne pas tomber
dans ces tentations dont seule l’éducation, le partage
des connaissances nous délivrent. Car il y a un risque, qu’Erich
Fromm dénonçait ainsi : «Si l’avenir de
l’humanité a commencé par un acte de désobéissance,
il se pourrait fort bien qu’elle se terminât par un
acte d’obéissance».
À peine le bruit des bottes nazies a-t-il disparu,
que l’on en revoit ici et là se remettre à la
gymnique du bras levé à la fasciste et qu’apparaît
à nouveau le syndrome du cheval névrosé (4),
ce qui est du pareil au même...
Aussi faut-il redevenir,
protestants libéraux, plus que jamais, des acteurs engagés sur
la scène politique de nos pays, comme le furent hier, Bayle,
Voltaire, Condorcet. Il faut dénoncer notamment les lois,
les mesures d’exclusion prises à l’encontre de
minorités, quelles qu’elles soient. Il y va non pas
seulement d’une certaine idée de l’Évangile,
mais bien de la dignité des hommes et des femmes qui peuplent
cette malheureuse planète, donc de la nôtre.
Claude-Jean Lenoir,
pasteur unitarien, Genève mars 1993, Vivre 1996/3, Lillois
1 Jurieu, Examen d’un
libelle..., La Haye, 1691, p.36-37
2 Paul Hazard, Crise de la conscience européenne, Paris, 1935.
3 Pierre Rétat, dans sa préface aux Pensées
diverses, Société
des textes français modernes, 1984.
4 Paul Watzalawick, La réalité de la réalité,
Points, Seuil, 1976 : Si un cheval, par le truchement d’une
plaque métallique disposée sur le sol de son étable,
reçoit un léger choc électrique à chaque
fois que tinte une sonnette, il ne tardera pas à associer
le tintement de la sonnette à l’imminence du choc,
et à lever la patte pour l’éviter. Une fois
établi ce réflexe conditionné, on pourra supprimer
la production du choc sans que le cheval cesse de lever la patte
à tout tintement de la sonnette. À chaque fois qu’il
le fera, le «succès» de cette action - c’est
à dire la non-occurence du choc - le convaincra toujours
plus que lever la patte est la «bonne» réaction.
Il n’apprendra jamais que la sonnerie n’est plus suivie
d’un choc. Il aura acquis à toutes fins pratiques un
symptôme névrotique, persistant dans une action qui,
si elle fut appropriée, ne l’est plus. Et cette sorte
de problème, est-il besoin de le dire, ne se limite aucunement
aux animaux !
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