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 Histoire
Lettre d'Albert Schweitzer
à Alfred Bœgner


Présentation de la lettre

Voici un précieux document publié en juin 1991 par Les Cahiers A. Schweitzer : la lettre, datée du 9 juillet 1905, où Schweitzer offre ses services à Alfred Bœgner, directeur de la Mission de Paris.

Cette lettre est touchante par la profonde détermination avec laquelle Schweitzer affirme la certitude invincible de sa vocation. Il s’offre sans restriction, abandonnant joyeusement tout ce qui faisait la richesse de son existence, comme le firent en leur temps des pêcheurs du lac de Tibériade.

Logiquement, un tel enthousiasme, de telles compétences, raviraient toute société missionnaire. Non, même pas. Schweitzer se vit opposer un refus catégorique qu’aucune insistance ne parvint à fléchir.

Quels vices cachait ce jeune et brillant philosophe-théologien-prédicateur-directeur-maître de conférences ?

On le jugea hérétique, parce que théologien libéral. Dès lors, Schweitzer entreprit de solides études de docteur en médecine. C’est à ce titre, et non plus comme théologien, qu’il partit alors et devint le grand bienfaiteur de Lambaréné. L’obscurantisme n’eut pas raison de ce serviteur de Dieu.

«Dieu écrit droit avec nos lignes courbes», dit une chanson. Voilà qui est heureux pour notre protestantisme toujours enclin à virer au sectarisme.

«Mes pensées ne sont pas vos pensées et vos voies ne sont pas mes voies.» Es.55,8

 «Vous aviez médité de me faire du mal : Dieu l’a changé en bien, pour accomplir ce qui arrive aujourd’hui, pour sauver la vie à un peuple nombreux.» Gen. 50,20

Béatrice Spranghers

Strasbourg 1,
Quai Saint Thomas Dimanche 9 juillet 1905,

Cher Monsieur et confrère,    

Je viens vous demander si vous avez besoin de quelqu’un pour le Congo? Je serais heureux de me mettre à votre disposition.

Permettez-moi de vous décliner mes noms et qualités. Je suis docteur en philosophie, agrégé en théologie, prédicateur à l’église Saint-Nicolas, directeur du Séminaire de Théologie (Thomasstift) et maître de conférence à la Faculté de Théologie. Trente ans.

Mon projet d’entrer dans les missions ne date pas d’hier. J’en rêvais comme enfant en donnant mon sou pour les petits négrillons. Après avoir fait mes études de théologie et de philosophie, je voulais me vouer à l’enseignement et former des pasteurs, tout en ayant dans l’arrière-fond de mon esprit la pensée que je ne resterai pas toujours maître de conférence et directeur de séminaire. Voilà deux ans que je suis dans cette dernière fonction; j’ai un contrat qui va jusqu’en 1910. Je suis très heureux, car c’est un bonheur de former des pasteurs et mes élèves m’aiment bien.

Mais je sens d’année en année combien le désir de me mettre au service de l’œuvre des missions grandit en moi et me déracine pour ainsi dire de mes occupations. En faisant mon cours, je me dis : d’autres pourraient le faire à ta place aussi bien que toi. Ici, on te remplacera facilement; là-bas les hommes manquent! Je ne puis plus ouvrir le journal des missions sans être pris de regrets de tarder ainsi ici, tout en étant décidé de quitter dans quelques années.

Après de longues et sérieuses réflexions je me suis décidé il y a quatre mois de quitter mes fonctions actuelles plus tôt, le plus tôt possible. Comme je voulais bien laisser mûrir mon projet, j’ai attendu quatre mois avant de vous écrire. Ce soir, j’ai encore une fois réfléchi à tout, je me suis examiné jusqu’au plus profond de mon cœur : ma décision est arrêtée, rien ne la changera plus…

Je suis tout à fait indépendant. Mes parents vivent encore : mon père est pasteur à Gunsbach près de Münster, dans le Haut-Rhin. J’ai deux sœurs qui sont très bien mariées, une autre qui est chez mes parents et un frère qui se fait ingénieur. Je crois vous avoir dit que j’ai trente ans, ma santé est très bonne. Je n’ai jamais été malade. Je ne bois pas d’alcool.

Je ne me suis pas marié pour être libre de me mettre au service des missions et pour ne pas être obligé de changer mon projet contre ma conviction. Si je supporte le climat, je me marierai; avant, je ne voudrais pas lier le sort d’une femme au mien pour être entièrement libre de servir notre Maître.

Si par hasard je ne supportais pas le climat ou si je devenais invalide à la suite des fatigues, je ne serais pas à la charge de la société des missions, car je pourrais toujours rentrer dans le pastorat alsacien, où je serais reçu à bras ouverts. Le président de notre directoire, Monsieur Curtius, est mon ami intime et se retrouve régulièrement à mes prédications.

Vous avez peut-être lu mon nom dans un journal ou une revue ces temps derniers, car on a beaucoup parlé de mon livre sur Bach, qui a paru en février. J’oubliais de vous dire que je suis en même temps artiste, ami intime de Widor, qui m’a demandé de lui écrire ce livre. Cet ouvrage m’a rapporté un bénéfice net de sept cents francs. Je les ai serrés et mis de côté : ce sera pour payer mon voyage au Congo, pour que la société qui a déjà tant de frais à supporter en ait un peu moins.

Ne vous effrayez pas que je sois dans la science théologique et philosophique et que je sois même littérateur en musique. Oui, j’ai tout connu : la science, l’art, les joies de la science, les joies de l’art, je connais la jouissance du succès, et c’est avec une véritable fierté que j’ai inauguré mes cours à l’âge de 27 ans. Mais tout cela ne m’a pas désaltéré.

J’ai senti que ce n’était pas tout, que ce n’est rien. Je suis devenu toujours plus simple et plus enfant, et j’ai reconnu toujours plus clairement que la seule vérité et le seul bonheur c’est de servir notre Seigneur Jésus-Christ, là où il a besoin de nous. J’y ai réfléchi cent fois : j’ai médité en pensant à Jésus; je me suis demandé si je pourrais vivre sans science, sans art, sans ce milieu intellectuel où je me trouve. Et toujours, à la fin de toutes mes réflexions,  c’était un oui joyeux. Je vous prie donc de m’accepter. Je parle du Congo, parce que cette œuvre m’attire tout particulièrement. Si vous avez besoin de moi autre part, je suis également à votre disposition.

Et j’ai comme un secret espoir que je ne serai pas seul, et que l’un ou l’autre de mes élèves tôt ou tard me suivra là-bas et que le temps reviendra où l’Alsace fournira son contingent à la mission de Paris.

Voici mon projet ! Je ne puis quitter mon poste du jour au lendemain. Mon traité me le défend et je ne veux quitter sans pouvoir présenter un jeune alsacien comme successeur, autrement il y a danger qu’on mette un Allemand quelconque à ma place. Je n’ai aucun chauvinisme et j’ai des amis dévoués en Allemagne et dans le monde allemand; mais je ne voudrais pas que par mon départ une nouvelle brèche se fasse où l’Allemagne prenne possession de nos institutions alsaciennes. Je donnerai ma démission le premier mars et je resterai en fonction jusqu’en septembre. C’est aussi qu’il me faut quelques mois pour terminer un ouvrage sur l’histoire des dogmes que je suis tenu de fournir à mon éditeur à Leipzig. C’est la seconde partie d’une étude dont il a déjà publié la première.

Ensuite je voudrais avoir six mois pour me créer quelques connaissances générales qu’il faut avoir pour la mission, et surtout pour faire un peu de médecine. Je suis très favorisé à ce sujet, car certains de mes collègues de la Faculté de médecine, avec lesquels je suis lié, se feront un plaisir de m’admettre à leurs cliniques et de m’apprendre les choses élémentaires dont j’ai besoin. Je commencerai ces études déjà l’hiver prochain. Ne trouvez-vous pas que des connaissances médicales sont absolument urgentes? Coillard le dit quelque part.Cela nous mettrait au printemps 1907.

Je vous expose tout cela, cher Monsieur, pour savoir par vous, si la mission de Paris m’accepte ou si je dois m’offrir (contre mon gré) à une société allemande. Mais je ne désire pas que vous en parliez, en nommant mon nom à qui que ce fût avant le premier mars, le jour où je donnerai ma démission au séminaire et à l’Université. Je ne veux pas remplir mes fonctions cet hiver étant comme sur un départ. On ne fait rien de bon. C’est entendu. Mais je veux savoir préalablement si vous pouvez et voulez vous servir de moi; je veux le savoir avant le mois d’août pour m’arranger en conséquence.

Après le premier mars, vous pourrez, si vous le jugez bon, prendre des renseignements sur moi, soit chez mes collègues à la Faculté, soit chez mes collègues de Saint-Nicolas. Mais avant, c’est une affaire entre vous et moi uniquement.

Je serai à Paris en octobre. Je suis à moitié parisien, car j’y suis chaque année un ou deux mois. Nous pourrons alors causer amplement de tout cela. Je vous écris ces lignes dans une profonde et joyeuse émotion, priant que notre Seigneur bénisse ma décision et me rende digne de travailler en toute humilité à l’avènement de son royaume.

À vous, avec mes fraternelles amitiés.

Dr Albert Schweitzer 

 

 



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