Marcelle
Derwa
1
- Avec Calvin son maître
2 - Un pédagogue
heureux
3 - Trop libre-exaministe
pour Calvin
4 - L'exil à
Bâle
5 - L'affaire
Servet
6 - La contre-attaque
7 - Un
dernier mot
Il est né en 1515 à Saint-Martin-du-Fresne,
village proche de Nantua. Il est mort à Bâle, le 29
décembre 1563, à quarante-huit ans. Cette courte vie
fut riche de tout ce qui fait un homme véritable et un savant.
Et surtout un réformé en avance de deux siècles
sur son temps.
Fils de paysans pauvres et
scrupuleusement honnêtes,
Sébastien Castellion dut sans doute à la générosité
d'un mécène la possibilité d'aller pousser
très loin, à Lyon, ses études d'humaniste.
Le jeune homme, fort à l'aise parmi les poètes et
littérateurs antiques, s'adonne avec passion à la
littérature grecque. Comme beaucoup d'humanistes, il sait
composer, avec goût, érudition, enthousiasme, des poèmes
dans le plus pur grec classique. Si deux événements
n'étaient venus le marquer à jamais, Castellion se
serait tourné, pour gagner son pain, vers l'enseignement
sous toutes ses formes; il aurait été, de surcroît,
un poète admiré, fréquentant les meilleurs
cercles d'humanistes. C'eût été, à la
fois, fort peu, et beaucoup.
Mais le Destin devait frapper
ses deux coups afin d'engager à jamais le jeune érudit dans sa voie véritable:
celle de Dieu.
1 - Avec Calvin, son maître
Le premier est, à Lyon, le brûlement,
en 1540, et sur l'ordre du cardinal de Tournon, de quatre hérétiques:
trois luthériens et un marchand qui refusait de s'agenouiller
devant une image pieuse. Depuis la diffusion avérée
ou souterraine du luthéranisme en France, princes et inquisiteurs
traquaient les suspects. Les exécutions se multiplièrent.
Et Lyon, ville-carrefour, ville d'imprimeurs fut mise sous surveillance.
Depuis 1536, les autorités religieuses avaient
tout lieu de se méfier d'un jeune réformé français,
instruit dans les meilleures écoles: Jean Calvin. En mars
1536 paraît, en latin, la première édition
de l'Institution Chrétienne,
dont le succès sera immense. Castellion se plonge avec fièvre,
en 1539 ou 1540, dans la seconde édition de l'ouvrage. Le
nom de Jean Calvin commence à être très connu.
L'ouvrage, copieux, impressionne.
Après lecture, Castellion comprend qu'il
n'a plus le droit de s'occuper uniquement de belles-lettres. Son
érudition d'humaniste ne peut plus être un but en
soi: elle doit servir aux autres, servir la religion nouvelle.
Comme
d'autres jeunes gens qui ont lu l'Institution, Castellion n'a plus qu'une idée: rejoindre
et prendre pour maître, à Strasbourg où il a
dû provisoirement se replier, Jean Calvin. Dès mai
1540, Sébastien Castellion est à Strasbourg. Ses études
lyonnaises l'avaient déjà, et peut-être à
son insu, mis en contact indirect avec la Réformation, certains
maîtres ayant été autrefois des luthériens.
Le supplice des hérétiques et la lecture de Calvin
donnèrent à Castellion l'impulsion décisive.
Au XVIe siècle, il était d'usage
que la plupart des maîtres prissent en pension chez eux les
étudiants qu'ils consentaient à instruire dans les
langues anciennes, la religion, les bonnes manières, la vie.
Mais Castellion, en pension chez Calvin, ne jouit que quelques jours
du beau rêve réalisé: il doit chercher à
se loger ailleurs. Trop de monde tente de se réfugier chez
le Maître. Et bientôt, une veuve, Idelette de Bure,
arrivera, avec ses enfants, pour devenir l'épouse de Jean
Calvin. Ce dernier multiplie les absences pour raisons religieuses.
De surcroît, il entend bien reprendre au plus tôt Genève,
la ville qui l'a chassé et qui maintenant le supplie de
revenir.
Fin 1540, la peste éclate à Strasbourg,
faisant des victimes nombreuses. Alors Castellion prend la route
de Genève. Il y est en juillet 1541. Calvin s'y transporte
définitivement en automne de la même année.
Avant son rejet par les Genevois,
Calvin avait mis sur pied le Collège de Rive; il avait appelé,
comme directeur et enseignants, les meilleurs maîtres. Bannis
comme il l'a été, ils sont en poste dans d'autres
écoles. Pour réformer à fond les mœurs,
remettre l'enseignement en état, former les futurs pasteurs,
Calvin doit repartir à zéro. Bien décidé
à placer de nouveau la barre très haut, Calvin rappelle,
à la direction de son collège, le célèbre
pédagogue Mathurin Cordier, lequel enseigne alors à
Neuchâtel et ne peut se détacher de ses fonctions.
C'est alors que Castellion, merveilleusement formé en France,
offre son aide. Faute de mieux car il est bien jeune, Calvin et
les Conseillers de Genève l'acceptent comme directeur pour
le collège, et ce jusqu'à la venue, encore espérée
de Mathurin Cordier.
2 - Un pédagogue heureux
Voilà donc notre Sébastien "régent
et maître d'escolle". Il devra, sur son maigre salaire
de 450 florins, payer les deux "bacheliers" qui lui sont
baillés comme aides. Et, ce qui le comble de joie, lui le
jeune réformé tout feu et tout flamme, il prêchera
dans la petite paroisse de Vandoeuvres. Il prête, le 5 avril
1542, son serment de "régent" des écoles
devant le Petit Conseil de Genève. Modeste, il n'oublie nullement
que, même nommé régulièrement, il se
retirera sans faute si Mathurin Cordier parvient à revenir.
Castellion est heureux. Il
voudrait tout réorganiser,
donner aux jeunes tout son savoir. Pour ses élèves,
il compose la première édition (1543) de ses célèbres Dialogi Sacri.
Cet ouvrage didactique et religieux, appartenant au genre "colloques scolaires",
ne puise que dans la Bible, et non, comme les Colloques d'Erasme,
par exemple, dans l'humanisme tout entier et dans la vie. A Lyon,
Castellion a eu des maîtres remarquables, et sa curiosité
intellectuelle et religieuse est dévorante. Calvin semble
l'apprécier.
En 1542 ou 1543, Castellion
se marie à son
tour et marie aussi sa soeur Etiennette à l'un de ses aides
au Collège, Pierre Mossart. Et comme tout ce monde est bien
pauvre, des querelles d'intérêt surgissent en famille,
ce qui déplaît infiniment à Calvin. Sous-payé,
Castellion se plaint à Calvin, lequel apprécie peu
qu'on récrimine. N'empêche! Tout enthousiasmé
par la Réforme, Castellion entreprend une traduction en français
du Nouveau Testament. Colère de Calvin, qui accepte à
contrecoeur de corriger, quand il en aura le temps, le travail de
Castellion. Il garde ainsi un droit de surveillance sur son jeune
disciple. Mais dans ses lettres à Viret, Calvin exprime son
agacement et juge Castellion avec sévérité.
Il ne veut pas comprendre le but et la méthode de ce qui
sera, plus tard, une étonnante et admirable Bible française.
Et il ne trouve pas, chez son jeune admirateur, la très flatteuse
déférence qu'il exige de tous. Aussi multiplie-t-il
très tôt, sur le chemin de Castellion, les refus et
les entraves. Si ce dernier en souffre, il refuse de céder:
il a l'intime conviction d'avoir raison dans ce qu'il entreprend,
se sert de son intelligence d'humaniste gagné à la
théologie protestante et au libre examen des textes bibliques.
Il a, certes, un certain usage du monde, vite acquis à Lyon,
mais il est fier. Il ne pliera point, ne flattera personne, fût-ce
Calvin. Là-dessus, à la fin de l'an 1542 et en 1543,
la peste éclate à Genève et se répand.
Les pasteurs calvinistes en fonction refusent d'aller réconforter
les malades à "l'hospital pestilencial" de Genève.
Castellion (qui n'est pas encore pasteur - il ne le deviendra jamais)
se dévoue puisque les autres font défaut. Il s'en
tirera sans y laisser la vie. Cet acte de très grand courage
agace plus Calvin, qu'il ne l'enchante...
3
- Trop libre-exaministe pour Calvin
Après la peste viendront la famine, le manque
d'argent pour tout, y compris pour le Collège dirigé
par Castellion; le régent se plaint, sollicite des secours:
il n'obtiendra pas un sou. Les ministres du culte, tout aussi pauvres,
mais entendus plus favorablement, arrachent une "rallonge"
de 12 écus, à partager entre cinq ministres. Le symbolisme
de cette bienveillance soigneusement dirigée n'échappe
nullement au régent des écoles. A bout de ressources
pour le collège et pour sa famille, Castellion présente
sa démission; il fera néanmoins fonction jusqu'à ce
que l'on trouve un autre titulaire.
Et comme l'exercice des fonctions
autres, et tant souhaitées par lui, de pasteur lui sont absolument refusées,
en février 1544, Sébastien s'en va chercher du travail
à Lausanne. Il part, muni de lettres de Calvin qui se révèlent,
pour leurs obéissants destinataires, des mises en garde insidieuses,
plutôt que de réelles et chaudes recommandations. Calvin
a mesuré son homme : pour qui connaît parfaitement
le Maître de Genève et ses œuvres, il ne fait
aucun doute que Castellion est, de longue date peut-être,
condamné sans appel.
Car Sébastien est trop novateur, trop rationnel
et trop rationaliste malgré sa foi profonde, trop "libre-exaministe"
fût-ce en théologie. C'est un lettré, un merveilleux
linguiste (en grec, latin, français ; en hébreu
aussi), un esprit clair au service d'un Dieu de clarté, une
plume lumineuse et nette, légèrement cicéronienne;
bref, il est un danger. Il tient tête à Calvin, défendant
avec intelligence et vivacité ses idées, ses trouvailles
d'exégète, et cela, Calvin ne peut le supporter. Naïf
et entier au début de son engagement calviniste, Castellion
ne craint plus de dire au Maître que son entourage le flatte
et pèche par complaisance.
4 - L'exil
à Bâle
Il a dû souffrir, Sébastien, quand
les faits lui ont démontré la soif de pouvoir et le
caractère démagogique de Calvin! La coupe déborde
quand il découvre avec horreur la vie relâchée
et indécente de certains pasteurs nommés par Calvin.
Là, le jeune savant s'emporte et dénonce avec violence
ce sur quoi on voudrait jeter un voile pudique. Sa colère
éclate devant Calvin et devant une assemblée de quelque
soixante personnes. En conséquence de quoi, le 14 juillet
1544, dépossédé de tout, indésirable,
il reçoit son congé de régent des écoles.
C'est fini. Pour sa famille, il va chercher du travail à
Berne, puis de ville en ville. Econduit partout, Castellion prend
la route de Bâle.
A Bâle, le despotisme de Calvin n'a guère
fait de ravages. Ce n'est pourtant que dans l'imprimerie d'Oporin
que Castellion obtiendra un tout petit travail. Oporin a investi
dans son imprimerie et il n'est pas riche. Mais il recueille le
proscrit dont les charges de famille sont déjà écrasantes;
et pendant des années, Castellion sera correcteur dans une
pauvre et excellente imprimerie bâloise.
Il est un petit bout de papier
très émouvant
que j'ai souvent tenu entre mes doigts à l'Université
de Bâle. De la fine et gracieuse écriture de Castellion,
c'est une reconnaissance de dette. Rien ne m'ôtera de l'idée
que la faim et le froid supportés en famille, la misère,
ont poussé un jour Sébastien à s'adresser à
un patricien et humaniste de Bâle: cet homme extraordinaire
qui a nom Boniface Amerbach. J'imagine sans peine leur rencontre,
et la stupeur de Boniface en découvrant les dons, l'immense
culture, la foi et l'intelligence de Castellion.
Amerbach le décide: la première chaire
de grec vacante à l'Université de Bâle, Castellion
l'obtiendra. Et il l'obtient. Et il y brille. Castellion forge à
nouveau de bons et beaux outils en publiant des classiques grecs
à l'intention de ses étudiants. Sa famille a du pain;
lui-même atteint son but: traduire et annoter la Bible en
français comme en latin. Il sait que, de Genève, Calvin
n'a jamais relâché sa surveillance et qu'elle va se
resserrer encore.
5
- L'affaire Servet
Calvin s'est doté d'un second fort douteux
- qui deviendra pourtant son successeur: Théodore de Bèze.
La ville qu'il a reprise a cessé peu à peu de respirer,
de danser et de rire. Les récalcitrants sont traduits en
justice; le médecin Jérôme Bolsec échappe
de peu à la mort. Un autre médecin, l'Espagnol Michel
Servet, qui prétend reprendre au départ le problème
de la Trinité, n'aura pas cette chance. Calvin le guette
de longue date, finit par piéger sa victime à Genève
même, où Servet ne s'attendait pas à trouver
en Calvin son ennemi le plus implacable. Il est arrêté,
emprisonné, interrogé. Et le 27 octobre 1553, Michel
Servet, chercheur à l'âme pure, expire sur le bûcher
de Champel. Est-il vraiment un hérétique ? Sans
aucun doute. Lui avait seulement voulu chercher la Vérité,
allant, dans ce seul but, jusqu'à apprendre l'hébreu.
Mais les abîmes théologiques, et surtout trinitaires,
sont dangereux et insondables.
Après le brûlement de Servet, Calvin
tient pratiquement entre les mains les deux glaives à la
possession desquels il aspirait: celui du juge religieux; celui
du magistrat civil. Il savoure sa triste victoire. Cependant le
réveil sera dur. Déjà avant le bûcher
de Servet, des hommes de bien, cultivés et de poids, tel
le jurisconsulte italien Gribaldi, de passage à Genève,
ont en vain tenté de fléchir Calvin. Moins d'une semaine
après Champel, des pamphlets anonymes sortent de plumes fermes
et sûres.
L'Europe protestante se réveille avec la
sinistre impression d'avoir enfanté un tyran. Calvin s'étonne:
il a frappé vite et fort, et, croit-il, au bon moment. Mais
tout le monde comprend enfin que l'on ne peut ainsi punir et brûler
un hérétique tel que le malheureux Servet, qui ne
s'est jamais rétracté, et qui a dû rendre son
âme à Dieu dans l'atroce douleur de son cœur et
le profond étonnement de sa pensée.
6
- La contre-attaque
La pensée protestante restée libre
par origine et par essence va s'efforcer de le venger. Castellion
et ses collègues de Bâle montent en première
ligne. Bientôt, en plus des pamphlets, circule un solide recueil,
publié sous divers pseudonymes, mais où peuvent se
reconnaître, entre autres, l'esprit de Castellion et de Coelio
Secondo Curione. La sanglante répression de l'anabaptisme
ne doit plus se reproduire, l'Europe en est parfaitement consciente.
Calvin est obligé de justifier le bûcher de Michel
Servet dans les délais les plus brefs. Il attaque donc,
dans une Defensio orthodoxae fidei de Sancta Trinitate,
les "monstrueuses erreurs" de Servet. Plusieurs choses
se passent. Castellion contre-attaque sous son vrai nom. Et Calvin,
qui a envoyé son propre ouvrage partout, se voit désapprouvé,
avec la plus grande politesse épistolaire, en tout premier
lieu par quelqu'un qu'il connaît bien, le bon, brave et merveilleux
bernois : Nicolas Zurkinden, juriste.
Calvin et Bèze reprennent la plume. Et Castellion
aussi, qui entend bien démontrer que le magistrat civil n'a
pas à sévir en matière de religion. C'est l'ouverture,
après le triste bûcher, de l'immense combat pour la
liberté de conscience. Tous les écrits de Castellion
sur le sujet ne seront pas publiés de son vivant. Passés
en Hollande, ils alimenteront les débats religieux de ce
pays. Certains manuscrits ne seront publiés qu'après
1950. La postérité religieuse et philosophique de
Castellion sera hollandaise, anglaise, européenne, et il
nous faut absolument lire sur ce sujet les ouvrages et articles
de mon maître bâlois, le professeur H.R. Guggisberg.
De même, les deux volumes consacrés à Castellion
par le protestant libéral français, Ferdinand Buisson,
sont eux aussi, bien que plus anciens, totalement incontournables.
Castellion ne cessera jamais
son combat pour la liberté de pensée en matière religieuse, cette
liberté qui permet d'éviter le bûcher à
ceux qui cherchent Dieu non sans piété, mais en suivant
la démarche de la Raison. Il reprendra le grand thème
luthérien, mélanchtonien et généreux
des adiaphora, et le développera de manière splendide,
principalement dans un ouvrage en avance de deux siècles,
le De Arte Dubitandi:
oui, il y a, dans l'Ecriture, des passages obscurs et incompréhensibles,
il faut le savoir et l'admettre; reconnaissons donc ce que Dieu
a voulu qui fût clair à notre entendement et pratiquons
sans faute ce que le Christ exige de nous.
John Locke, philosophe des
Lumières, dont
la première traduction en français date tout juste
de 1700, va s'enthousiasmer pour les idées, si semblables
aux siennes, de Castellion à propos de la tolérance
religieuse. Dans sa célèbre Lettre sur la Tolérance, parue en latin et en anglais, John Locke, dans la
version latine de l'ouvrage, présente, dans son style, un
stupéfiant mimétisme avec le style latin de Castellion.
Castellion aura été, bien à l'avance, une sorte
de philosophe des Lumières et le XVIIIe siècle lui
rendra justice.
7 - Un dernier mot
Castellion fut traqué par Calvin et par
Bèze jusqu'à son dernier souffle. Provoqué,
à Bâle même, par ses ennemis, il rendra, épuisé,
le dernier soupir avant d'inévitables et mortelles poursuites.
Castellion sera porté en terre sur les épaules de
ses étudiants bouleversés. Il doit dormir son éternité
heureuse quelque part dans le cloître du Münster bâlois,
non loin de ses compagnons de lutte pour une religion plus ouverte
et plus libre. Une douce paix et une douce lumière tombent
des fenêtres anciennes. Le lierre terrestre pousse dru. Et,
tout en bas, sous la haute terrasse, coule le Rhin, où Castellion,
dans ses jours de misère, récupérait, selon
l'usage, le bois flotté attribué aux gens des rives.
Marcelle Derwa,
maître de conférences, Université de Liège,
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