2) Ignorances et amalgames
Jacques Chopineau
Les quelques exemples qui suivent sont glanés
dans la vaste moisson des approximations et demi-mensonges des
informations quotidiennes.
- Libéralisme
et capitalisme
- Otages ou prisonniers de guerre
- Terrorisme - La soi-disant coalition
- Sectes
- Œcuménisme
- Europe
Libéralisme et
capitalisme
On ne dit plus « capitalisme » : le
mot « libéralisme » désigne la même
réalité, mais sans la pointe polémique de
jadis. Tout le monde (à gauche comme à droite) est
converti à l’économie de marché et à la
logique du profit. Dans le même temps, depuis des années,
en Europe, au cœur des décisions, la compétitivité efface
peu à peu la solidarité.
Dès lors, le non-marchand est un boulet.
Et la justice sociale -d’un autre temps- s’apparente à la
charité, un « wellfare » à l’américaine.
Soyons compétitifs, sous peine de ne plus exister.
Dans cette logique, les « services publics » privatisés
seront-ils remplacés par des « services privés » plus
performants ? Et dans ce cas, les écoles publiques devront-elles être,
peu à peu, remplacées par des écoles privées
(dites « libres ») ? Le champ est ouvert, mais on n’en
parlera pas. Certes, les polémiques sont libres, mais n’intéressent
que peu de monde. Le nouveau réalisme invite à la
prudence en ce domaine.
Otages ou prisonniers de guerre
À Guantanamo, les prisonniers sont des otages –lesquels
n’ont aucun droit. Un « terroriste » n’a
aucun droit. Mais à Bagdad ? Tout prisonnier des américains
est un terroriste ou présumé tel. Ces méchants
n’ont aucun droit puisque ce sont –peut-être,
sans doute- des « terroristes ». Par contre, un américain
(ou un supplétif) prisonnier des terroristes est une victime,
otage de criminels.
Cette inénarrable soldate américaine
qu’une photo montre en train d’humilier un prisonnier
irakien prétend qu’elle n’avait jamais entendu
parler d’une convention de Genève sur le traitement
des prisonniers de guerre. Si cela est vrai (et l’on peut
craindre que la soldatesque n’ait, en effet, jamais entendu
parler de cela), on doit se poser des questions au sujet de ceux
qui ont instruit la soldate. Mais que les textes soient connus
ou non, un comportement simplement humain semble avoir été également
inconnu. Et le refrain « c’étaient les ordres » est
régulièrement repris par les pires criminels. Eichmann
lors de son procès ne disait pas autre chose et -en
bon fonctionnaire zélé- il obéissait aux ordres.
Ces détenus sont, sans doute, des prisonniers
de guerre, mais ils n’ont aucun droit, puisque seul le vainqueur
peut avoir raison. Remarquons qu’une logique analogue commande
les actions des commandos de preneurs d’otages. La force
du plus fort est le droit « normal », tandis que la
violence du plus faible est du « terrorisme ». Dans
tous les cas, le fond de cette logique est un réel mépris
pour les adversaires.
Tous les empires sont ainsi : les « autres » sont
des sous-hommes, inférieurs aux hommes « normaux » du
grand empire. C’est ce qui fonde et justifie qu’ils
ne pas soient pas traités en égaux. Nous sommes les
meilleurs puisque nous sommes les plus forts. Qui n’est pas
avec nous est contre nous.
Par contre, un prisonnier de guerre (en Irak) -s’il
est un américain ou un supplétif- est un « otage ».
Pourquoi ? C’est que la guerre contre le terrorisme le veut
ainsi. Nous sommes les bons : donc, les autres sont fondamentalement
des méchants et des terroristes. Le problème est
que le mot « terrorisme » connaît bien des emplois
différents.
Terrorisme
Au temps de la France occupée, les résistants étaient
qualifiés de « terroristes » par l’occupant.
Pour tout occupant, les résistants à cette occupation
sont des terroristes. De même, plus tard, les combattants
algériens. Ces rebelles étaient des terroristes.
Aujourd’hui, les Tchétchènes
résistants sont des terroristes. Ils le sont depuis longtemps
d’ailleurs, puisque Tolstoï ou Alexandre Dumas parlaient
déjà de la résistance tchétchène à la
domination russe sur leur pays. Mais les anciens bandits sont devenus
des terroristes -ce qui est commode pour le pouvoir dominant.
Les palestiniens occupés et humiliés
sont également des terroristes. En sorte que l’occupant
peut prétendre que sa domination est une lutte contre le
terrorisme. On peut penser que –dans ce cas- la situation
est, à terme, suicidaire. En effet, étant donné l’âge
moyen de cette population palestinienne révoltée,
les gamins qui lancent aujourd’hui des pierres (faute d’autres
armes) auront –dans dix ans- l’âge d’entreprendre
d’autres actions « terroristes ».
Et les iraqiens résistants ne sont-ils pas
des terroristes ? Qu’ils soient sunnites ou chiites, s’ils
s’opposent à la puissance occupante (et à ses
supplétifs), ils sont des terroristes.
Sans parler de ces
autres « terroristes » afghans, pakistanais (musulmans),
colombiens (narcotrafiquants ?)…
On fabrique beaucoup de « terroristes » à Gaza, en Irak,
en Tchétchénie et dans plusieurs lieux de ce monde où un
occupant fort prétend imposer sa manière de voir à un
occupé plus faible.
J’ai ressenti un sentiment de honte lorsqu’une
présentatrice -bien connue- de la télévision
française a qualifié de « terroristes » les
résistants libanais qui -sur leur terre- s’opposaient à l’envahisseur
israélien. Il est vrai qu’elle prenait la suite des
propos d’un ministre français de l’époque
et que les propos de l’un et de l’autre étaient,
comme on dit, « bien enveloppés » (de l’opinion
baptisée « information »). Dans tous les cas,
cependant, une gifle bien emballée reste une gifle et laissera
sa marque.
La soi-disant coalition
Soyons clairs ! Sont « coalisés » les
membres d’une alliance qui décident ensemble d’une
action guerrière à entreprendre. Mais dans le cas
de cette deuxième guerre d’Irak, les américains
seuls ont décidé de la faire. Et les anglais seuls
ont fait le même choix, dès le début. S’il
faut parler de coalition, il s’agit d’une coalition
anglo-américaine (laquelle, d’ailleurs, n’a
pas reçu l’assentiment de la totalité des américains
ou des anglais ! ).
Américains et anglais ont été suivis
-après
coup- par des pays partisans qui ont envoyé des supplétifs, à la
mesure de leurs capacités. Il ne s’agit donc pas de « coalition »,
mais de suivisme –voire de complicité.
Certes, on comprend bien que les décideurs
parlent de « coalition » puisque ainsi ils ne seraient
pas les seuls à avoir fait de ce choix. Même des baltes,
des bulgares, des tchèques, des salvadoriens… mais
aussi des mongols, des coréens, des japonais… Bref,
des ressortissants de toute sortes de pays alignés sur les
décisions américaines. Une grande « coalition » de
supplétifs démocrates et alignés.
Ainsi, le mot de « coalition » est
répercuté par les médias occidentaux. Une
telle coalition existe, puisqu’on en parle. C’est,
là encore, un cas d’information conventionnelle et
de doux mensonge. L’emballage l’emporte sur le produit
; le discours transcende la réalité.
Il est bien d’autres approximations, voire
des contre-vérités, dont nous sommes abreuvés
quotidiennement. L’approximation -à force d’être
répétée- devient une « vérité ».
Sectes
Peu de mots connaissent une telle polysémie
dans les informations les plus courantes. Est parfois appelé « secte » tout
nouveau mouvement religieux non intégré à une
mouvance reconnue. On court ainsi le risque de ne plus savoir de
quoi on parle. Un fameux rapport parlementaire est un bel exemple
d’amalgame.
Il est peu sérieux de mettre dans le même
panier des réalités aussi diverses que la scientologie
et les adorateurs de l’arbre ou de l’oignon. Bien sûr,
il existe un danger sectaire, mais des religions très connues
et très intégrées à nos coutumes peuvent
parfois présenter un réel danger pour la démocratie.
Là encore, l’ignorance répandue
de tout ce qui touche à la religion permet ces amalgames
et ces approximations.
Œcuménisme
Pour en rester au domaine des religions, deux
mots sur « oecuménisme ». Nous nous sommes
déjà exprimé sur ce point (« œcuménisme
VS communautarisme » et « naissance d’un monde
nouveau »). Qu’il suffise ici de rappeler que le mot
est utilisé en plusieurs sens et qu’il importe de
le préciser .
Jadis, un pape (Paul VI), en visite au Conseil œcuménique
des églises (150 Route de Ferney, Canton de Genève),
disait en arrivant : sum Petrus (je suis Pierre). On peut se demander
quelle conception il se faisait de l’œcuménisme.
S’il était réellement le successeur de Pierre
: toutes les églises réunies en ce lieu (sauf, justement,
l’église de Rome) n’avaient qu’à rejoindre
l’église véritable.
Bien sûr, c’est là une parole
ancienne -dans le droit fil de conceptions des siècles
passés. Presque personne ne croit cela, aujourd’hui,
sauf en certains lieux . D’ailleurs, si nous admettions cette
posture ancienne, nous serions très loin des ouvertures
indiquées par le concile de Vatican II. Heureusement, bien
des catholiques ont une perspective différente de celle
où les enfermaient les formulations dogmatiques autrefois
régnantes.
En ce qui concerne les traditions chrétiennes,
nous vivons en un temps où les différences n’ont
plus à être effacées, mais respectées.
L’œcuménisme à la mesure de la société qui
se construit déborde les anciennes différences religieuses.
Toutes les traditions religieuses sont respectables.
Autrement dit, l’oecuménisme actuel
est bien différent d’un œcuménisme de
rassemblement. Pluralisme religieux, respect des différences,
diversités culturelles… donnent au terme « œcuménisme » une
saveur différente de celle de l’ancien œcuménisme
de fusion de tous les chrétiens en une seule organisation.
De quoi nous parle-t-on en employant ce mot aujourd’hui ?
Europe
On entend souvent invoquer l’Europe. Mais
on se garde bien de préciser ce qu’on entend par ce
mot. S’agit-il d’une Europe des peuples : une Europe
démocratique ? Ou bien d’un grand marché :
un géant économique et un nain politique ? Une Europe
molle aux frontières floues, dont la défense s’appellerait « OTAN » (et,
donc, la politique « Washington »).
Une telle Europe devrait évidemment inclure
la Turquie (gros pilier de l’OTAN) pourvu qu’avec le
temps, elle satisfasse aux critères européens… Est-ce à dire
que tout pays qui satisfait à ces critères pourrait
devenir européen ? Dans ce cas, l’Australie pourrait
faire partie de l’Europe !
Sans aller jusque là, ceux qui voient la
Russie à l’horizon de notre Europe devraient se souvenir
que la Russie inclut la Sibérie et se continue jusque sur
les rives de l’Océan Pacifique (Vladivostok).
De toutes manières, si l’Europe peut
inclure l’Asie mineure : pourquoi n’accueillerait-elle
pas aussi tel pays du Maghreb dont les titres (passés et
présents) valent bien ceux de la Turquie. Et va-t-on couper
le Kurdistan en deux (entre kurdes « européens » et
kurdes non-européens) ?
Quant à ceux qui pensent devoir faire mention
de « promesses » faites à la Turquie, ils font
bon marché de la vérité. Certainement, des
erreurs ont été commises dans le passé : faut-il
en commettre une autre et, ainsi, persister dans l’erreur –par
fidélité, en quelque sorte !
Il est vrai que les partisans d’une Europe-Otan
doivent être favorables à l’inclusion de la
Turquie, laquelle est un membre très important de cette
défense dépendante du grand empire. On comprend que
les pressions américaines aillent en ce sens. D’autant
qu’une Europe molle, aux frontières floues, ne risquerait
pas d’être, un jour, une Europe « européenne »,
libre de ses choix. Mais de cela, curieusement, il n’est
jamais question.
Si l’on veut que l’Europe soit aimée,
il importe qu’elle soit reconnaissable par les peuples européens.
Il y aurait du danger à oublier cette dimension sentimentale
européenne en laissant des fonctionnaires (non responsables
devant des électeurs) prendre des décisions et choisir
des orientations.
On a vu le cas, récemment, avec l’accord
signé au nom de l’Europe, sur les exigences américaines
visant à imposer la transmission de données personnelles
des passagers des vols à destination des Etats-Unis (malgré le
refus du parlement européen !). Un parlement élu,
encore une fois, pèse d’un poids moins lourd qu’une
commission de fonctionnaires. Ce n’est pas le seul cas où cette
commission se conforme aux vœux américains. Pour quelle
Europe ?
Et nos chefs d’état -imperturbablement-
traitent cette commission comme s’il s’agissait d’un
véritable gouvernement. Un gouvernement non élu….
Démocratie où es-tu ?
Manifestement, le terme « Europe » n’a
pas le même sens pour tout le monde. L’important serait
qu’un véritable débat populaire ait lieu. Sans
quoi les électeurs voteraient en traînant les pieds
dans une Europe dont ils ne percevraient guère les contours.
C’est déjà ce qui se passe.
Jacques Chopineau, Genappe le 23 juin 2004
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